«Le risque des mariages mixtes, c’est de perdre les enfants»

Berne: Bien intégré, le judaïsme suisse vit de profondes mutations

Berne, 31 mai 2011 (Apic) Bien intégrées dans la société suisse, les communautés juives ont vécu de profondes mutations. Comme les Eglises chrétiennes, elles sont touchées par les processus de sécularisation et d’individualisation. Elles doivent aujourd’hui relever de nouveaux défis: opposition orthodoxes-libéraux, droits religieux des femmes, mariages mixtes, etc. Alors que les députés de la Fédération suisse des communautés israélites (FSCI) se rencontrent les 1er et 2 juin 2011 à Berne, l’Apic a interviewé Edith Bino, présidente de la Communauté juive de la capitale.

Apic: Lors de l’Assemblée des délégués de la FSCI, vous dirigerez une discussion sur le thème « Les mutations du judaïsme en Suisse ». Pouvez-vous décrire ces mutations?

Edith Bino: Le thème de la discussion correspond au titre d’une recherche du PNR 58, intitulée « Les mutations du judaïsme en Suisse » (voir encadré). Les chercheurs relèvent que les communautés israélites changent, elles commencent à s’ouvrir. Dans le milieu juif en général, on remarque plusieurs mutations: l’augmentation des mariages mixtes, les jeunes qui se détournent de la synagogue, la diminution du volontariat et la modification de l’appartenance socio-professionnelle des membres de la communauté.

J’espère pouvoir discuter ses sujets lors de l’Assemblée des déléguées. J’ai remarqué qu’il y avait, parmi les inscrits, des juifs orthodoxes et libéraux. Il y aura donc une grande diversité de points de vue lors de la discussion.

Apic: Justement, qu’en est-il des relations entre juifs orthodoxes et juifs libéraux?

Edith Bino: Il y a huit ans, il a été décidé lors de l’Assemblée des délégués de la FSCI de ne pas accepter les communautés libérales. Depuis, ces dernières ont créé la Plateforme des Juifs Libéraux de Suisse (PJLS). Les deux associations collaborent très bien ensemble.

Il faut souligner que l’opposition n’est pas binaire. Il y a des problèmes de reconnaissance entre chaque communauté, même entre les communautés orthodoxes. La communauté de Berne, une Einheitsgemeide (communauté d’unité), accueille des juifs orthodoxes et des juifs libéraux, un choix qui n’est pas approuvé par tous les juifs.

Apic: Vous parliez précédemment des mariages mixtes, en quoi ces derniers constituent-ils un défi pour la communauté

Edith Bino: Rappelons tout d’abord la règle pour les mariages mixtes: un enfant est juif par sa mère. Pour la communauté de Berne, un mariage mixte réunissant un homme non juif et une femme juive ne constitue pas un gros problème. Si, en raison des statuts, l’homme ne peut pas faire partie de la communauté, nous l’invitons cependant à participer à tous les événements, dans l’espoir aussi qu’il se convertisse. C’est déjà arrivé plusieurs fois. Quant aux enfants, ils sont juifs et sont considérés comme tels par la communauté. Par contre, dans le cas d’un mariage mixte réunissant un homme juif et une femme non juive, la situation est plus difficile, car les enfants ne sont pas juifs et ne peuvent pas faire leur Bar Mitzvah (voir encadré). A Berne, nous acceptons ces enfants à l’école religieuse, en espérant qu’ils se convertissent à l’âge adulte.

Le risque des mariages mixtes, c’est surtout de perdre les enfants. A Berne, nous essayons donc de garder contact avec les familles, mais chaque communauté fait les choses différemment.

Apic: Vous craignez de perdre les enfants et vous avez, semble-t-il, perdu la jeunesse?

Edith Bino: Certains prétendent que, dès l’âge de 17-18 ans jusqu’à leur mariage, les jeunes ne viennent plus à la synagogue. Je crois qu’il en a toujours été ainsi, et que c’est également le cas pour les autres religions. A Berne, nous avons tout de même un groupe de jeunes et nous espérons que ceux qui sont partis vont revenir.

Apic: Et pour le manque de bénévoles?

Edith Bino: Là non plus, nous ne partageons pas les problèmes d’autres communautés. Plus de la moitié de la communauté est prête à donner un coup de main bénévolement, tant qu’il ne s’agit pas d’occuper un poste au comité. Peut-être est-ce parce que nous sommes une petite communauté et que tout le monde se connaît. Si vous demandez l’aide de quelqu’un dans une grande communauté, il va vous renvoyer à quelqu’un d’autre, parce qu’il y a des centaines de membres.

Apic: Vous parliez de changement dans le profil socioprofessionnel de vos membres. Quel impact cette évolution a-t-elle sur la communauté?

Edith Bino: C’est un phénomène que l’on observe dans toute la Suisse, mais plus encore à Berne, une ville où les employés de l’Etat sont nombreux. Actuellement, nous n’avons plus qu’un entrepreneur dans la communauté, au lieu de 30 à 40 traditionnellement. Lorsque ces derniers dirigeaient la communauté, ils mettaient à son service leurs secrétaires, par exemple. D’autre part, avec des revenus importants, ils soutenaient largement la synagogue.

Actuellement, nous avons suffisamment de revenus pour vivre, pour rénover nos bâtiments, entretenir le cimetière et payer le personnel, mais nous ne pouvons rien nous permettre de luxueux.

Apic: De façon assez générale, les communautés juives semblent craindre l’érosion de leurs membres. Est-ce un problème qui vous concerne?

Edith Bino: Il semble que le nombre de nos membres soit resté relativement stable au cours des 40 dernières années. Nous sommes un peu plus de 300 actuellement. Pour une petite communauté, il est difficile de maintenir un mode de vie juif. Nous n’avons par exemple pas d’école juive, pas de boucherie ou de magasin cacher. Les rabbins qui ont des enfants refusent de s’établir à Berne pour cette raison et les familles cacher doivent faire venir la nourriture de Zurich ou Bâle. Mais nous sommes suffisamment pour financer notre synagogue et notre centre communautaire.

Apic: Quelle est votre position vis-à-vis des droits religieux des femmes?

Edith Bino: Tout d’abord, nous avons des femmes dans les sphères dirigeantes de la communauté, puisque je suis présidente. Ensuite, les filles peuvent faire leur Bat Mitzvah et, depuis quelques années, lors du chabbat, elles disent des prières. Quelques fois par années, nous célébrons un service seulement entre femmes, où nous lisons la Torah. Mais avoir une femme rabbin est hors de question.

Apic: Quel rapport entretient votre communauté avec les autres communautés religieuses?

Edith Bino: A Berne, nous faisons partie de la Maison des Religions. Au travers de cette association, nous sommes en rapport avec des musulmans, des chrétiens, etc. Nous sommes liés à l’Eglise protestante, qui paie notre rabbin. Enfin, nous entretenons de bons contacts avec les catholiques, et tout particulièrement avec la communauté située à quelques rues d’ici.

Apic: La communauté juive partage différents défis avec la communauté musulmane: l’interdiction de l’abattage rituel, les cimetières, la reconnaissance étatique. Pensez-vous qu’il puisse y avoir une alliance entre les deux communautés, par exemple avec le lancement d’une initiative commune sur l’abattage rituel?

Edith Bino: Je crois que, d’un accord commun entre la FSCI et le Conseil fédéral, la levée de l’interdiction de l’abattage rituel ne va pas être débattu dans les prochaines années. Premièrement, parce que nous n’avons aucune chance de réussir, deuxièmement, parce que cela augmenterait le discours antisémite. Je n’ai pas d’objection de fond à une alliance avec les musulmans, mais compte tenu de la situation politique internationale, je pense que c’est actuellement impossible.

Apic: Cette islamophobie, pensez-vous qu’elle ressorte des mêmes mécanismes que l’antisémitisme?

Edith Bino: Je pense que oui, il faut toujours trouver un responsable. Traditionnellement, c’était les juifs, pour le moment c’est les musulmans, parfois les Yougoslaves, avant les Italiens. On trouve toujours quelqu’un. Quant à l’antisémitisme, il existe toujours. Les préjugés sont tenaces. (apic/amc)

Encadré:

La Fédération suisse des communautés israélites

La Fédération suisse des communautés israélites (FSCI) a été fondée en 1904, pour sauvegarder et promouvoir les intérêts communs des juifs en Suisse. L’organisation faîtière compte aujourd’hui 17 communautés membres.

Les principales tâches de la FSCI sont la représentation des intérêts juifs auprès des autorités fédérales, des institutions et médias suisses, le dialogue avec d’autres communautés religieuses, la promotion des connaissances sur le judaïsme en Suisse, ainsi que la représentation des intérêts suisses au sein d’organisations juives internationales.

Depuis la Première Guerre mondiale, puis à l’époque du national-socialisme, la FSCI a assumé deux importantes missions: le combat contre l’antisémitisme – qu’elle poursuit aujourd’hui – et l’assistance aux nombreux réfugiés accueillis par la Suisse. Actuellement, elle s’engage également dans les domaines liés à la pratique religieuse juive, notamment l’approvisionnement en viande cacher en Suisse

Encadré:

Les mutations du judaïsme en Suisse

La recherche « Les mutations du judaïsme en Suisse » s’inscrit dans le cadre du Programme national de recherche 58 (PNR 58) du Fonds national suisse (FNS), intitulé « Collectivités religieuses, Etat et société ». Entreprise dans le cadre de l’Institut d’Etudes juives de l’Université de Bâle, elle a été dirigée par le professeur Daniel Gerson.

La recherche s’intéresse aux mutations du judaïsme en Suisse. Parfaitement intégrées, les communautés juives ont vécu des changements profonds. Les chercheurs analysent le judaïsme comme une collectivité hétérogène, « à partir des principaux conflits qui la divise, tels que la conversion, les mariages mixtes, les oppositions entre juifs libéraux et juifs orthodoxes et les tensions entre intégration et affirmation de soi. »

Encadré:

Bar Mitzvah, Bat Mitzvah et Chabbat

La Bar Mitzvah et la Bat Mitzvah, respectivement pour les garçons et les filles, sont des fêtes d’initiation qui marquent le passage de l’enfance à la majorité religieuse. A cette occasion, l’enfant récite et chante un extrait de la Bible hébraïque; il devient ainsi « fils, ou fille, des préceptes (de la Torah) ».

Le Chabbat est le jour de repos assigné au septième jour de la semaine juive. Il est observé du vendredi, une heure avant le coucher du soleil, au samedi, environ une heure après le coucher du soleil. Le Chabbat est dédié au développement spirituel. Il est interdit de travailler pendant cette journée. (apic/amc)

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