Quelle place pour la crèche de Noël?

Représentation de la nativité de Jésus, la crèche utilisée comme marqueur identitaire n’a pas sa place au Palais fédéral. Défiée par la laïcisation de la société, elle fait l’objet de réappropriations diverses. Regards croisés de trois spécialistes du fait religieux.

Le Palais fédéral a tranché. Il n’y aura pas de crèche sous le gigantesque sapin qui décore chaque année le lieu. La Délégation administrative de l’Assemblée fédérale a refusé la demande du conseiller national valaisan Jean-Luc Addor (UDC). «En terre chrétienne, argumentait-il, il me paraît nécessaire, durant le temps de Noël, de rappeler symboliquement les origines chrétiennes du pays dont nous sommes les élus».

Spécialiste de la religion dans l’espace public, le sociologue lausannois Philippe Gonzales considère que le politicien a tenté de ’reconfessionnaliser’ la crèche, en l’utilisant pour en faire un symbole exclusif de l’identité suisse, soit une identité chrétienne. «Alors que la crèche était jusque-là dans un entre-deux, entre religion et culture, le fait d’en avoir uniquement une vision religieuse la sort de la sphère culturelle». 

Le 23 mai 2019, l’administration fédérale lui a opposé que la présence d’une crèche »viendrait à manifester une préférence religieuse, ce qui contrevient au principe de neutralité confessionnelle de l’Etat». La délégation a ajouté: «Il existe suffisamment de symboles au Palais du Parlement qui rappellent les origines de notre pays».

La fête résiste très bien

Si la Nativité du Christ est défiée, la fête résiste très bien: «Il existe aujourd’hui d’autres symboles pour dire Noël, comme le sapin, les anges ou le Père Noël, commente Philippe Gonzales. Ce n’est donc pas parce qu’on délaisse les symboles du christianisme que l’on ne fêtera plus Noël.» 

 »La dimension consumériste de Noël sera sans doute toujours plus contestée»

Christian Grosse | © Felix Imhof

Professeur d’histoire et d’anthropologie des christianismes modernes à l’Université de Lausanne, Christian Grosse pointe une autre évolution: »La dimension consumériste, qui constitue pour l’instant l’un de ses aspects centraux, sera sans doute toujours plus contestée. En particulier par la jeunesse qui s’oppose au modèle capitaliste d’une société fondée sur la croissance et la consommation comme forme de réalisation de soi et de symbolisation de la réussite.» 

Face à la fête, qui s’est glissée dans les souliers du Père Noël et de sa logique marchande, le mot «défi», pour la Nativité, est ambivalent. Il peut évoquer la menace, mais aussi la promesse d’un renouvellement. Dans notre société laïcisée, qui sourd de protestation contre le matérialisme ambiant, le spirituel peut-il faire retour comme quête de sens?

Jésus en cage

La crèche de l’église de Claremont, en Californie| © Karen Clark Ristine

En tout cas, la crèche s’investit de nouvelles missions, à l’image de celle qui a fait couler beaucoup d’encre aux Etats-Unis. Bébé emmailloté, Jésus y est enfermé dans une cage grillagée surmontée de barbelés, séparé de ses parents, prisonniers eux aussi dans deux autres  cages. Auteure de cette crèche revisitée, la pasteure Karen Clark Ristine dirige l’Eglise méthodiste de Claremont, en Californie. De la Sainte Famille, elle en fait des réfugiés, afin d’alerter sur le sort qui leur est réservé aux Etats-Unis. Au cours des trois dernières années, dénonce-t-elle, plus de 5’500 enfants ont été séparés de leurs parents à la frontière.

«Qu’est-ce que la Nativité, si ce n’est un enfant qui menace un roi?»

Provocante, l’installation a entraîné une avalanche de réactions: »Cette analogie est fausse et inappropriée, a réagi un internaute. Il n’est pas juste d’instrumentaliser la Nativité pour des questions liées à l’agenda politique». Médecin, théologien et éthicien suisse, Bertrand Kiefer rétorque: «Cela me fait penser à ces évangélistes américains qui soutiennent Trump et qui ont des visions à l’opposé des Evangiles. Selon moi, on ne peut pas se dire chrétien avec des visions comme celles-ci.»

La Nativité a une signification politique

Philippe Gonzales estime qu’on ne met pas le curseur politique au bon endroit: «Les récits de la Nativité ne sont pas déconnectés de la question politique. Qu’est-ce qu’en effet que la Nativité, si ce n’est un enfant qui menace un roi? Ce récit est déjà chargé de questions qui renvoient au politique. La question de la migration est aussi centrale dans la Nativité, puisque la famille de Joseph doit fuir en Egypte, poursuivie par Hérode. Il s’agit de migrants persécutés.» 

Christian Grosse réfute l’idée d’un détournement du sens de la crèche: «Sous notre régime de pluralité religieuse et de sécularité de l’Etat, il n’y a pas de «sens» consacré de la crèche. Le rituel de la crèche peut faire l’objet de réappropriations diverses qui en réinterprètent le sens. On ne peut donc pas parler d’»instrumentalisation» de la crèche. Sous l’Ancien Régime, lorsque Etat et christianisme coïncidaient, on aurait pu qualifier l’installation de blasphème: ce n’est plus possible aujourd’hui et il n’y a pas à mon sens à le regretter.»

La crèche face à la laïcité

Reste que la place qu’occupe aujourd’hui dans l’espace public le symbole de la Nativité qu’est la crèche interroge. La crèche ne s’expose plus seulement dans les églises mais aussi sur les places et dans les bâtiments publics. On y ajoute des éléments locaux issus de légendes ou du folklore. Or aujourd’hui, ces pratiques peuvent se heurter à la laïcité de l’Etat et entraîner des controverses.

«La crèche ne s’expose pas seulement dans les églises mais aussi sur les places et dans les bâtiments publics»

En France, de nombreuses crèches communales sont vandalisées. Ces entraves à l’exercice de la liberté d’expression font polémique. «Il existe aujourd’hui en France une grosse tension autour de la définition de la laïcité», observe Philippe Gonzales. Samedi 14 décembre à Toulouse, une cinquantaine d’individus ont interrompu une crèche vivante. Aux cris de «Stop aux fachos» et revendiquant «nous, on est les anticapitalistes», ils ont joué la provocation jusqu’à chercher la confrontation, ce qui a stoppé la représentation. L’archevêque de Toulouse et le maire de la Ville ont réagi, le premier déplorant «que le simple rappel de la naissance de Jésus et des valeurs qu’elle véhicule ne soit plus respecté», le second dénonçant le «comportement irresponsable» de ses auteurs.

Pour Philippe Gonzales, il s’agit d’un mouvement d’extrême-gauche qui a une conception très restrictive de la laïcité et qui veut vider l’espace public de toute présence de symboles religieux. «Mais dans l’affaire de Toulouse, ce ne sont pas les chrétiens qui sont visés.» 

La laïcisation de la société met ainsi à l’épreuve la Nativité. Bertrand Kiefer se souvient d’une mise en scène de l’émission de défense des consommateurs alémaniques Kassensturz. Elle avait engagé un comédien et une comédienne qui jouait le rôle de Marie enceinte. «Le couple allait sonner dans les cures des différentes paroisses protestantes et catholiques. Eh bien, à l’exception d’une seule femme qui les a aidés, la majorité leur a fermé la porte au nez! Nous n’avons plus cette fraîcheur du regard sur la détresse». (cath.ch/cp)

Carole Pirker

Portail catholique suisse

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