Rencontre avec Henri Madelin, ancien rédacteur en chef de la revue jésuite Etudes

Apic Interview

La mondialisation donne aux Eglises un nouvel espace de liberté

Valérie Bory, agence Apic

Lausanne, 30 novembre 2004 (Apic) Henri Madelin, qui vient de passer le flambeau de la revue jésuite Etudes au nouveau rédacteur en chef Pierre de Charentenay. Il s’exprime encore au présent sur sa conception d’un journalisme chrétien de réflexion. La presse catholique ne doit pas «raser» ses lecteurs, a-t-il confié à l’Apic. Et ne peut survivre qu’en abordant les grands débats de société et le domaine culturel, qui lui ouvrent aussi un lectorat sans religion.

Henri Madelin, qui publie «Si tu crois, l’originalité chrétienne»*, était en outre l’invité des Conférences du Centre catholique d’Etudes, le 29 novembre à Lausanne. Il s’y est exprimé entre autres sur le nouveau rôle des Eglises depuis l’avancée de la laïcisation et depuis la fin des grandes idéologies. Sur les poussées des minorités, et sur le déclin des partis à dénomination chrétienne. Enfin, sur la nécessité vitale d’une prise de parole libre, voire libérée, face au politique, de la part des chrétiens et des Eglises.

Apic: Quel est le rôle d’une revue telle qu’Etudes à vos yeux?

Henri Madelin: Les jésuites sont connus pour être au centre du dispositif ecclésial avec le plus possible de liberté – du moins il faut le souhaiter- . Cette liberté à l’intérieur de l’institution Eglise permet d’articuler une parole qui peut être quelquefois aux frontières. Donc ça fait du bien à l’Eglise et on peut l’espérer, du bien à la société.

Apic: Quelles sont les limites de cette liberté?

Henri Madelin: D’abord, il y a un certain ton pour parler de l’Eglise, aujourd’hui, alors qu’elle est en baisse d’effectifs. Et puis, il y a des sujets, comme partout, où il faut laisser couler du temps avant de s’y attaquer. Bon, il y a de la prudence, de la sagesse. Mais en même temps, on est attendus pour aider des gens à se déverrouiller eux-mêmes. Donc, si on ne parle pas, c’est très mauvais.

Apic: La presse catholique doit-elle donc se faire oublier pour ne pas apparaître trop catéchisante?

Henri Madelin: Je vais vous répondre par l’analogie entre Etudes et La Croix. Bien que Etudes soit beaucoup plus petit, on assiste au même phénomène. La France, ce pays laïc par excellence, a un journal quotidien qui se réclame du christianisme, La Croix. Ils n’ont même pas changé leur titre. Or, en ce moment La Croix acquiert des lecteurs, tandis que d’autres grand quotidiens – je pense au Monde – en perdent. Ainsi, les lecteurs de La Croix, quand le pape va mourir, ça arrivera un jour, ne seront pas trop dépaysés après. Alors qu’il y a un tas d’organes chrétiens qui vont être en deuil pendant très très longtemps. Parce qu’ils n’ont pas su s’adapter à un lectorat qui ne veut pas strictement du religieux. La Croix est un bon journal, parce que la laïcité l’a obligé à entrer dans la culture. C’est un peu comme pour Etudes.

Apic: N’y a-t-il pas un risque que le religieux s’effiloche dans les grands thèmes de société ou culturels?

Henri Madelin: Oui. Mais ça suppose qu’il y ait ailleurs de la catéchèse, de la formation. Si on n’est pas dans la cohérence d’une foi à l’intérieur de la société, en France, le christianisme sera marginalisé et mis dans les musées de l’histoire. Il ne faut pas seulement parler des problèmes de culte, de contenu du culte ou de dogme, mais aussi de l’impact de tout cela dans les façons d’être des Français.

Apic: Quelle a été votre position sur les unions entre partenaires de même sexe?

Henri Madelin: On s’est beaucoup battus à propos du PACS. En montrant qu’il y avait d’autres solutions juridiques que le PACS. En outre, on «attaque» le mariage homosexuel, et aussi l’adoption d’enfants par les couples homosexuels. En fonction d’une anthropologie, et de la lecture du message biblique, qui n’est pas seulement un truc du passé. mais qui a façonné notre civilisation. C’est tout le rapport à l’altérité, entre autres.

Apic: Vous avez cité l’exemple de l’assassinat des moines de Tibérine pour relever le «malaise» de la société civile face au fait religieux.

Henri Madelin: Oui, voilà un phénomène moderne qui renverse beaucoup de présupposés. D’abord parce que ce christianisme, installé en Algérie n’est pas du tout le «royaume des Croisés». Au contraire, il est un îlot culturellement difficile, à l’intérieur des populations musulmanes. Tout le monde s’éloigne de l’Algérie et la présence qui demeure, c’est une présence chrétienne. Pas si mal, dans une culture aussi chahutée! Ensuite, ce qui est frappant: il était difficile pour les médias publics en France d’avoir pour les moines de Tibérine le même souci que pour des journalistes pris en otages. Parce que les médias ne savaient pas très bien comment situer cette histoire de moines, qu’on ne pouvait pas traiter d’otages et qui n’étaient pas tout à fait de simples ressortissants français en voyage.

Apic: C’est sur l’esplanade des droits de l’homme qu’on leur a rendu hommage.

Henri Madelin: Oui. Quand la nouvelle de leur mort a été connue, j’étais au Trocadéro – il y a un endroit où on peut célébrer cela, évidemment pas dans les églises, mais sur le parvis du Trocadéro, appelé le parvis des droits de l’homme. Ce soir là, il y avait des Algériens bouleversés de ce qu’on faisait en leur nom, il y avait des croyants français bouleversés et fiers aussi de voir que des hommes croyants, leurs concitoyens, étaient capables d’aller jusqu’au don de leur vie. Acte religieux et acte politique à la fois. Il y avait des laïcs aussi, impressionnés par la qualité de ces présences capables d’aller jusqu’au bout.

Personne ne pouvait organiser quoi que ce soit. C’était le silence qui régnait, il n’y avait pas de prières. Si ce n’est des gens à l’écart de la foule, qui priaient. Cela reste pour moi une image de l’ambiguïté des relations Eglises/Etat dans les sociétés modernes.

Apic: Les Eglises s’adaptent à la mondialisation, dites-vous?

Henri Madelin: Oui. Nous sommes dans une perspective mondialiste. C’est nouveau. Les Eglises sont autant des Eglises transnationales que des Eglises nationales. Depuis 30 ans, cette évolution a été très rapide. On se souvient qu’en 1967, un texte signé Paul VI s’appelait «Le développement des peuples» (Populorum progressio, Encyclique de Pâques 1967). Il contenait alors une image généreuse de la croissance et toute une dimension sociale mondiale, vision alors novatrice.

La question sociale, c’est la question de l’industrialisation, la question urbaine, l’injustice de la répartition des biens. Voilà qu’un pape annonçait que cette question sociale est mondiale. Les Eglises, c’est une de leur force, en appellent à une collaboration internationale. Bref les chrétiens en Europe ne sont plus tout à fait là où la pensée laïque croit qu’ils sont. Un changement considérable, parce que c’est le chemin qui leur rend un espace de liberté.

Apic: Quelle liberté?

Henri Madelin: Liberté de nomination, liberté de parole, liberté de formation, liberté de communication, liberté de rencontres internationales. Un certain renouveau religieux à l’Est et à l’Ouest est plutôt en bonne forme et il s’est nourri de la crise des idéologies officielles et de la perte de substance que connaît maintenant le politique.

Mais il ne faut pas se réjouir de cet affaiblissement du politique qui se produit dans nos sociétés occidentales. César apparemment règne, mais ne gouverne guère. On assiste au déclin des grandes ambitions qu’alimentaient les idéologies officielles. Les modèles passés de militance sont remis en cause. L’impératif économique étend sa toile dans un espace mondialisé. Pendant ce temps, il y a fuite vers un individualisme exacerbé, hédoniste et peu soucieux de solidarité. Il faut réhabiliter la politique.

Apic: Vous vous inquiétez, dites-vous, du devenir des femmes aujourd’hui?

Henri Madelin: Oui, je m’inquiète plutôt maintenant pour le sort des femmes. On célèbre l’émancipation des femmes dans nos sociétés modernes en Europe. Mais par un autre côté, on sent se charger le ciel de nuages nouveaux. Il y a une certaine pression de la société musulmane par exemple, qui ne va pas dans le sens de l’anthropologie des sociétés occidentales. Et je vous dis que les chrétiens quittent les territoires du Proche-Orient, aussi pour des raisons anthropologiques, dans leurs rapports hommes/femmes. C’est là qu’on voit que le christianisme contient des choses difficiles à supporter, dans ce domaine, pour d’autres sociétés.

Et, autre exemple, quand on est dans le discours du mariage homosexuel, cela signifie qu’on tient les femmes dans un mépris social assez considérable. Pour leur dire qu’elles ne sont absolument pas indispensables pour constituer l’avenir de la société.

Apic: L’Eglise catholique est parfois critiquée parce que trop centralisée et dominante.

Henri Madelin: Cette Eglise a un pouvoir politique, c’est vrai, à travers ses nonces, elle en compte quelque 174 par le monde, je crois. Mais il vient de se passer à l’ONU quelque chose d’étonnant. On a donné au Saint- Siège – ça a été voté à l’unanimité – la qualité d’observateur privilégié, donc beaucoup plus qu’une ONG. Pas le droit de vote, mais le droit d’intervenir dans les débats. Une victoire formidable de ce qu’a fait Jean Paul II par rapport à la guerre en Irak.

J’estime que, comme disait Paul VI, les Etats pontificaux, ça énerve beaucoup les chrétiens, les protestants, et les catholiques aussi, mais c’est le minimum d’espace territorial nécessaire pour avoir une place internationale. Il y a beaucoup d’Eglises dans le monde qui aimeraient avoir une représentation visible dans la mondialisation. L’Eglise catholique a une chance fantastique à travers cette représentation, qui est pénible, certes, dans certaines situations, mais c’est extraordinaire d’avoir dans le débat actuel entre les religions une image centralisée, visible, connue, qui parle.

Apic: Les partis à dénomination chrétienne ont-ils encore leur raison d’être?

Henri Madelin: Le «continent» religieux s’échappe des contraintes étatiques. Le continent religieux ne sera plus obligé de rendre hommage à tel type de parti à dénomination chrétienne en particulier. C’est une évolution sur laquelle on ne reviendra pas en Europe, à cause de la sécularisation générale. Ca veut dire que les chrétiens ont retrouvé la liberté dans ce processus. C’est très important pour l’évangélisation demain. Que les Eglises soient un lieu de liberté.

Cela nous rappelle peut-être l’Eglise primitive, où le pouvoir politique était très loin: c’était pas les grandes amours! Ce qui a manqué à l’islam d’ailleurs. Finalement, l’islam a toujours été bien avec les pouvoirs. Il lui manque cette période de 4 siècles qu’a connue l’Eglise catholique. Les chrétiens doivent apprendre à avoir une autonomie personnelle par rapport au politique. Cela responsabilise plutôt les chrétiens, de ne pas attendre la parole qui va leur dire ce qu’il faut faire.

Apic: Le pire qui puisse arriver à une religion est de se laisser instrumentaliser par le politique, comme on l’a vu lors des élections aux Etats-Unis.

Henri Madelin: Oui, Bush a innové. Il s’est carrément servi des chrétiens évangéliques et de leur important réseau de radio/télévision. Les évangéliques ont enrôlé Dieu dans la politique. Et le 11 septembre 2001, des gens ont enrôlé Dieu au service de leur acte terroriste.

Les Eglises doivent être indépendantes des pouvoirs. En Europe, chaque fois qu’elle a été du côté du pouvoir, ça n’a fait que renforcer l’Eglise hiérarchique. VB

*Bayard, «Etudes»

Une revue diffusée à 15’000 exemplaires

La revue jésuite Etudes, fondée en 1856, est animée par des jésuites et des laïcs. Revue de réflexion, liée à l’actualité mais aussi aux «évolutions à long terme», comme elle se définit elle-même, elle traite de thèmes philosophiques, spirituels, scientifiques, de société, des arts et de la littérature. Se voulant très peu institutionnelle par rapport au catholicisme, la revue est «à l’aise dans un monde sécularisé et public où la foi chrétienne et toutes les religions trouvent leur place». Pour son désormais ancien rédacteur en chef Henri Madelin, c’est grâce à cette ouverture hors du strictement religieux qu’elle doit son audience en termes de tirage et de crédibilité parmi les médias de réflexion. Avec 12’000 abonnés payants et une diffusion mensuelle de 15’000 exemplaires, Etudes est, dans son créneau, la revue la plus lue, selon des enquêtes de plusieurs médias.

D’après Henri Madelin, le lectorat comprend «un tiers de lecteurs qui sont des fidèles d’Eglise, pas seulement catholiques, un tiers qui est culturellement chrétien, mais détaché de la pratique, et un tiers qui est très loin de tout ça, qui entre par la fin de la revue, la lit pour l’actualité, le cinéma, le théâtre». Parler des problématiques insérées dans la société lui semble plus indispensable. Comme «la mondialisation, l’écologie, la domination américaine, le multilatéralisme, des thèmes essentiels à nos yeux». Notre premier problème, explique-t-il, dans une société laïque comme la société française, «c’est de nous naturaliser». «C’est à dire qu’on a besoin d’être reconnus comme des interlocuteurs importants de la laïcité. Par conséquent il faut qu’on soit très très bons sur les thèmes de société, les thèmes internationaux et autres»

Revue intellectuelle et revue d’un ordre religieux, Etudes est éditée depuis cinq ans en partenariat avec le groupe Bayard-Presse. Depuis le 1er novembre, le Père Pierre de Charentenay, jésuite lui aussi, est le nouveau rédacteur en chef de la revue. Ancien timonier de Croire Aujourd’hui, Pierre de Charentenay a été président du Centre Sèvres (Facultés jésuites de Paris). Henri Madelin s’est vu «confier une nouvelle mission» courant 2005, «conformément à la mobilité demandée à l’ordre d’Ignace de Loyola». (apic/vb)

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