Jeff Roux, aumônier de prison en Valais | © Bernard Hallet
Suisse

Jeff Roux: «L’aumônier est à la même hauteur que le détenu»

Jeff Roux est aumônier de prison en Valais. Avec son dernier livre, Rencontres en prison, il nous emmène dans l’intimité du petit espace où il écoute des détenus lui raconter leur vie difficile qui a basculé avec leur incarcération.

Jeff Roux est aumônier de prison depuis 10 ans. Il effectue 20% d’un temps travail de 50% dédié à l’aumônerie des prisons valaisannes avec ses homologues réformés. «On apprend ce métier en le pratiquant», explique le Valaisan qui a écrit Rencontres en prison (ed. Saint-Augustin) en trois semaines. Il y résume son expérience faites de rencontres où il écoute les personnes détenues (le terme de «prisonnier» n’apparaît pas dans son livre). Il travaille avec des détenus incarcérés dans le cadre de la prison préventive, d’application des peines, des détenus «LMC» (Loi sur les mesures de contrainte) et des jeunes en réhabilitation.

Quel est votre rôle en tant qu’aumônier de prison?
Jeff Roux: Concrètement, l’aumônier est une présence d’Eglise dans un lieu particulier, ici la prison. En Valais, nous sommes deux aumôniers, un catholique et un réformé. Cela signifie que nous sommes présents pour l’aspect spirituel au sens large du terme. Pour tous les détenus, indépendamment de leur croyance, de leur religion. Nous voyons des musulmans, des chrétiens, des athées. Le fait d’entrer en prison va soulever beaucoup de questions. Du jour au lendemain, la personne qui entre en prison perd son identité, son travail et se retrouve isolée de sa famille, des gens qu’elle aime. C’est un choc. Toute une part de sa vie s’écroule. La personne détenue va devoir retrouver des nouvelles valeurs et réfléchir au sens de sa vie. L’aumônier est là pour permettre à la personne de rentrer «chez elle», dans son cœur.

Dans quel type d’établissements intervenez-vous?
D’un point de vue pénal, il y a la prison préventive, avant jugement puis les prisons d’application des peines. D’un point de vue administratif, il y a la prison concernant les lois sur les mesures de contrainte (LMC), où se trouvent les personnes en situation irrégulière qui attendent d’être reconduites à la frontière. S’ajoute à cela le Centre éducatif fermé de Pramont qui accueille des jeunes.

«L’aumônier est là pour permettre à la personne de rentrer «chez elle», dans son cœur.»

En ouverture de votre livre, vous décrivez en détail l’entrée dans la prison, les portes, les gardiens, les écrans de surveillance, les couloirs. Est-ce que vous avez l’impression d’être incarcéré vous-même lorsque vous venez en prison?
Je ne me suis jamais senti enfermé dans la prison même si je reste dans une petite pièce. C’est un lieu où je me sens vraiment bien. Je décris ce cheminement pour essayer de bien montrer ce qu’est la prison. On fantasme la prison, mais la réalité est bien éloignée de ce qu’on voit à la télévision ou au cinéma. Par exemple, la prison préventive est un lieu où les détenus restent enfermés parfois plus de 22 heures par jour dans une cellule assez petite. On est loin des images des films montrant de nombreux prisonniers en promenade dans une grande cour avec des scènes de violence. Ce n’est pas du tout cela, la prison!

Au début de leur incarcération, les détenus n’ont pas le droit au téléphone ni aux visites. Seulement au courrier. Un échange de lettres peut prendre jusqu’à un mois, le temps nécessaire à leur lecture par le procureur.

Granges le 22 février 2016. Centre éducatif fermé de Pramont. Jeff Roux en entretien avec un jeune | © Bernard Hallet

Vous écrivez: « Mon travail consiste à avoir un regard suffisamment profond, qui puisse descendre en l’autre jusqu’à cette lumière, sans toutefois tomber dans un angélisme à ne plus voir les traces de violence qui ont déformé leur visage.» Comment faites-vous pour garder cet équilibre?
La personne détenue fait une expérience assez forte: la première chose est de remettre l’essentiel au centre de sa vie. Et l’essentiel c’est souvent l’amour. L’amour de ses proches et de sa famille. Quand on remet cet amour au centre de sa vie, il y a un chemin de vérité qui se fait. Et c’est important: on part d’où? On a fait quoi? Comment on relit sa vie? Comment on fait la paix avec soi-même? En fait, on ne peut pas être en paix avec soi-même tant qu’on n’a pas fait la paix avec son passé. J’essaye de conduire la personne détenue à ne pas éviter un bilan de son passé.

Même si vous êtes tenu au secret professionnel, et que vous le précisez en préalable à chaque rencontre, les détenus se livrent-ils spontanément?
En prison, il n’y a pas de round d’observation. La plupart du temps, on est direct dans le cœur à cœur, c’est ce qui me touche. Il faut préciser que le choc est tel à l’entrée en prison que la personne ne peut pas se cacher derrière un masque. Elle parle très rapidement de ce qu’elle vit, de ce qu’elle a sur le cœur, elle pleure, elle crie. Sur la durée, on ne sera pas toujours dans cette profondeur. On parle de foi, on prie. On parle aussi de sujets plus légers, de voyages. Rares sont les détenus qui ne se livrent pas tout de suite. Certaines personnes ont besoin de mentir pendant quelques temps par rapport au crime commis qui peut être trop difficile à envisager dans un premier temps. Je ne suis pas là pour juger de la véracité des propos, mais pour accueillir ce qu’elle a besoin de me dire à ce moment-là. Puis, petit à petit, elle s’ouvre.

«En prison, il n’y a pas de round d’observation. La plupart du temps, on est direct dans le cœur à cœur, c’est ce qui me touche.»

Vous arrivez à les apaiser?
Le simple fait de voir quelqu’un, de mettre des mots sur ce qu’on vit, de débriefer sa propre vie, de crier sa colère, de pleurer, ça fait du bien. Souvent je ne dis pas un mot et les gens me remercient. Il y a l’écoute. Beaucoup d’autres métiers sont basés sur l’écoute, mais l’aumônier a la particularité de ne rien savoir de la personne qu’il a en face de lui. Je ne sais pas pourquoi ils sont là, je ne suis pas là pour poser un diagnostic. L’aumônier n’est pas au-dessus, mais vraiment à la même hauteur que le détenu. Le fait d’arriver les mains vides de rentrer dans ce que la personne vit, d’être autant pauvre qu’elle, de vivre avec elle l’impuissance crée quelque chose de particulier.

Un livre écrit en trois semaines. «C’était mûr», explique Jeff Roux | DR

Vous précisez que vous êtes là «pour rencontrer des êtres humains». Les gens que vous rencontrez ne sont-ils pas ou plus considérés comme tels?
Lorsque je dis que je vais aller rencontrer avant tout des êtres humains, c’est le regard que je porte sur la dignité de chacun, quel que soit son parcours. L’expérience de la prison est rude et le regard du détenu sur lui-même est uniquement tourné sur son délit. Il n’espère plus, il ne croit plus en lui. Or je ne dois pas m’arrêter à son délit, à sa désespérance, mais je dois aller chercher cette lumière qu’il a au fond de lui.

Vous recevez des gens de toutes les confessions. Comment vous abordez cette diversité en tant qu’aumônier catholique?
Je suis enraciné chrétien catholique, c’est mon identité. J’accueille la personne dans ce qu’elle est et ce qu’elle vit. Souvent dans ce contexte, la barrière religieuse tombe car on parle de ce que l’autre vit concrètement, pas de ce qu’il croit ou pas. Ensuite, s’il y a des demandes purement religieuses comme par exemple un Coran, un tapis de prière ou autres, je fais le lien avec un prêtre ou un imam.

Les seules fois ou le dialogue est difficile et où la rencontre ne se fait pas, c’est lorsque la personne vient avec des certitudes religieuses et qui catégorise les confessions en tenant de la vérité. Cela arrive très rarement. Il est curieux de voir que précisément la religion empêche la rencontre. C’est même paradoxal. Si le fait que je sois catholique pose vraiment problème, je viens sur le terrain de mon interlocuteur et j’essaye de voir comment sa façon de voir Dieu l’aide à traverser cette épreuve et lui permet de trouver la paix dans sa cellule.

Il est facile de parler de foi dans un tel contexte?
Je ne sais pas si on parle beaucoup de foi. La foi consiste à voir que l’autre est aussi habité et aimé de Dieu, qu’il est aussi un mystère. Si j’ai ce regard sur l’autre, et la certitude qu’il va pouvoir faire un chemin, c’est ainsi que je transmets la foi. Pas forcément en parlant d’un Dieu qui est «comme ci, comme ça». Je parle aussi de Dieu, bien sûr.

«Je ne sais pas si on parle beaucoup de foi. La foi consiste à voir que l’autre est aussi habité et aimé de Dieu.»

Vous vivez des rencontres marquantes, des expériences fortes. Est-ce que parfois ce n’est pas trop lourd à gérer?
J’arrive à faire la part des choses, du moins j’ai l’impression. Le fait d’avoir goûté moi-même à la miséricorde de Dieu, me permet de descendre dans le pire de l’autre sans me blesser. Sans devoir porter cela. Je confie les situations lourdes dans la prière. Et elles ne me pèsent pas et ne m’empêchent pas de dormir.

Vous êtes tenu au secret*, vous voyez les gens seul à seul. N’avez-vous pas l’impression d’entendre les gens en confession?
La plupart des rencontres que je fais sont des confessions. Pas des confessions au sens sacramentel du terme, mais la personne se livre complètement où je l’accueille dans ce qu’elle est et où la miséricorde de Dieu s’exprime. Je me réjouis que l’Eglise catholique fasse un pas en avant par rapport au sacrement et voie que ce que je fais est de l’ordre du sacramentel. Si le détenu demande un prêtre, je transmets volontiers la demande.

Quand une personne dit tout de sa vie à quelqu’un pendant 40 minutes en larmes, qu’elle se demande si elle est pardonnée, je lui exprime cette miséricorde de Dieu. Cela n’a aucun sens qu’un prêtre vienne une semaine plus tard que la personne ne connaît pas et en qui elle n’a pas confiance pour un sacrement purement formel… enfin il y a la grâce. Dans notre Église on en est là. C’est beau qu’il y ait des prêtres qui donnent le sacrement de la réconciliation. On peut aussi reconnaître qu’il y a d’autres formes de pardon.

Vous êtes un instrument de miséricorde?
Je ne sais pas. Mais ce qui se vit dans le cœur de la personne entre son propre mystère et le mystère de Dieu lui appartient. Je suis heureux quand la personne ose aller vers ce mystère et en vivre. Cette relation ne m’appartient pas. C’est entre la personne et Dieu. Dieu est miséricordieux, pas moi.

Vous êtes heureux quand vous sortez de prison et que quelque chose de beau s’est passé?
Je suis heureux à chaque fois que je sors de prison. Il y a tellement de belles rencontres. Ce n’est pas un métier qui me pèse. C’est un privilège d’aller rencontrer les gens. Ce que les personnes vivent est dur, mais ce n’est pas toujours le cas. Il y a des jours où je suis témoin de belles choses. (cath.ch/bh)

Rencontres en prison, au cœur de leur nuit – 100 pages – Editions Saint-Augustin, 2023.

Il y a deux cas où vous pouvez lever le secret professionnel…
*«Je dois lever le secret professionnel dans deux cas de danger mortel: quand il m’apparaît clairement que la personne va se suicider. Et quand mon interlocuteur m’indique qu’il a l’intention d’attenter à la vie d’autrui: un codétenu ou un agent de détention.»

Jeff Roux, aumônier de prison en Valais | © Bernard Hallet
27 août 2023 | 17:00
par Bernard Hallet
Temps de lecture: env. 8 min.
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