Les roquettes ont touché les bâtiments voisins du prieuré de La Mère de Dieu, au centre de Kiev. Toutes les vitres sont soufflées à des centaines de mètres à la ronde | © Jaroslav Crawiec
Dossier

Lettres de Kiev: un dominicain témoigne au cœur de la guerre #12

12

Jaroslav Krawiec est un frère dominicain du prieuré de La Mère de Dieu, situé dans le centre de Kiev. Il envoie à la rédaction de cath.ch, depuis le 26 février 2022, des «notes d’Ukraine» (Les intertitres sont de la rédaction).

Au vingtième jour de la guerre, la reprise des pourparlers n’empêche pas l’offensive russe de s’intensifier en Ukraine. La capitale Kiev, assiégée, est placée sous couvre-feu jusqu’à jeudi matin, alors que les Premiers ministres polonais, tchèque et slovène y sont arrivés mardi soir pour affirmer le «soutien sans équivoque» de l’Union européenne.

Chères sœurs et chers frères,

Ces derniers jours, Kiev est devenue instable. Le bruit des sirènes hurlantes est plus fréquent, ce qui signifie un risque accru de raids aériens. Il me semble également percevoir une augmentation des bruits de batailles menées à la périphérie de la ville, de toutes sortes d’explosions, et du sifflement des objets volant au-dessus de nos têtes.

| DR

Pourtant, le beau ciel bleu au-dessus de Kiev aujourd’hui semblait si pur et rempli de lumière solaire. Tout ce bruit nous rend nerveux. Les gens s’arrêtent, regardent autour d’eux, et écoutent, essayant d’estimer la distance: est-il déjà là, ou est-il loin de nous. À présent, nous sommes tous habitués, à un certain degré, à la symphonie menaçante de la guerre.

Ce matin, très tôt, le prieuré a été réveillé par de fortes explosions. Ceux qui dormaient au sous-sol ont dit qu’ils pouvaient sentir les fondations du bâtiment trembler. C’était la frappe de roquettes russes tombant sur les bâtiments voisins de la station de métro la plus proche.

Après le petit-déjeuner, je suis allé voir ce qui s’était passé. C’est juste à dix minutes à pied de chez nous. J’ai pu voir de mes propres yeux combien ces armes peuvent être dévastatrices. Une roquette a touché le toit d’un bâtiment, mais toutes les fenêtres ont été brisées dans un rayon de quelques centaines de mètres.

«À présent, nous sommes tous habitués, à un certain degré, à la symphonie menaçante de la guerre.»

La station de métro a été démolie. Les personnes qui y passaient la nuit n’ont pourtant pas été touchées, car les quais sont situés profondément sous terre. Même les endroits qui semblaient sûrs, couverts par d’autres bâtiments depuis le centre de l’explosion, ont été endommagés. Outre la police et une poignée de passants comme moi, de nombreux journalistes du monde entier sont apparus. Ils portaient des gilets pare-balles étiquetés «Presse» et des casques. De vrais correspondants de guerre. Ils travaillaient, et je n’arrêtais pas de regarder ces endroits très familiers. Heureusement, l’attaque s’est produite à 5h du matin, quand peu de gens marchent dans les rues à cause du couvre-feu.

La puissance destructrice de la guerre

Lorsque j’ai appelé le Père Misha, il m’a dit que si, à Dieu ne plaise, quelque chose de ce genre se produisait autour de l’église de Fastiv, il ne resterait rien puisque le prieuré n’est qu’un hangar d’ouvriers modifié. Voir de ses propres yeux la puissance destructrice de la guerre enseigne l’humilité et encourage chacun à obéir aux règlements des autorités qui nous incitent à nous cacher dans des endroits sûrs pendant les alertes.

«Ce matin, très tôt, le prieuré a été réveillé par de fortes explosions. Ceux qui dormaient au sous-sol ont dit qu’ils pouvaient sentir les fondations du bâtiment trembler» | © Jaroslav Crawiec

Ces derniers jours ont été une période de volontariat pour beaucoup d’entre nous. Nous, les frères, avons rejoint les personnes qui vivent avec nous pour chercher de la nourriture et des articles nécessaires et les distribuer à ceux qui en ont besoin. Principalement les personnes âgées, les malades et les mères avec enfants. J’ai apporté certaines de ces choses cet après-midi aux alentours de la gare; c’est l’endroit où les bus amènent les personnes qui ont été évacuées des villes détruites à la périphérie de Kiev.

Compassion et colère

Lorsque je conduisais le Père Alexander à la cathédrale, où il était censé prendre une camionnette remplie de vêtements et la conduire au centre des volontaires, je l’ai entendu dire que le temps présent est un temps de grande bénédiction pour nous. Je suis d’accord avec lui. Pendant tous ces jours, comme beaucoup de mes frères et sœurs, je n’ai jamais regretté le fait que nous nous trouvions ici et maintenant à Kiev, à Fastiv et dans d’autres endroits en Ukraine. Certes, nous sommes certainement inquiets, nous ressentons de la compassion pour la souffrance, nous sommes en colère contre la cruauté de l’ennemi, parfois nous ne pouvons pas dormir ou manger à cause de l’anxiété; mais nous voyons aussi que c’est un grand cadeau et une grande bénédiction pour nous.

Il y a un instant, j’ai appelé Sœur Damian, une dominicaine de Fastiv, et je lui ai demandé: «Regrettez-vous d’être ici maintenant?» Sans aucune hésitation, elle a répondu: «Jamais! Dès le début, je savais que c’était ma place et que je devais être ici.» Sœur Augustine a connu une situation similaire. La guerre l’a surprise en Pologne, d’où elle est originaire. Mais elle ne voulait pas y rester. Elle a saisi la première occasion de rejoindre le convoi humanitaire et elle est rentrée à Fastiv. Frère Igor, né à Donetsk – je l’ai déjà mentionné – m’a demandé, ainsi qu’au provincial, d’accélérer son affectation au vicariat d’Ukraine. Il est arrivé en train à Fastiv depuis Cracovie avec seulement un petit sac à dos. «Je n’ai même pas pris d’ordinateur», m’a-t-il dit il y a deux jours. «Mais je savais que je trouverais quelque chose dans le prieuré».

«Si vous avez en vous ne serait-ce qu’un peu d’amour et que vous agissez en fonction de cet amour, vous pouvez être sûrs que Dieu le multipliera.»

Je vois les garçons et les filles qui vivent dans notre prieuré à Kiev, ainsi que les bénévoles et les travailleurs de la Maison de Saint Martin à Fastiv. Ils savent pourquoi et pour qui ils sont ici. Hier soir, j’ai lu un petit livre écrit par le Père Innocent Maria Bochenski OP, «De Virtute Militari. Esquisses sur l’éthique militaire», écrit juste avant le début de la Seconde Guerre mondiale. J’ai été arrêté par cette phrase: «L’amour est une compétence, qui ne s’acquiert pas par un simple exercice, mais que nous recevons par la grâce de Dieu. En règle générale, Dieu agit de telle sorte qu’il augmente notre amour en même temps que nos actions: celui qui agit par amour peut être certain que Dieu augmentera son amour.»

Cela se passe réellement. Si vous avez en vous ne serait-ce qu’un peu d’amour et que vous agissez en fonction de cet amour, vous pouvez être sûrs que Dieu le multipliera. J’espère que de nombreux lecteurs de mes lettres, qui sont si dévoués à aider les sœurs et les frères en Ukraine, pourront également en faire l’expérience.

Distribution de chapelets

Je suis ému par la générosité des frères Jonathan et Patrick, dominicains de la province de Saint-Joseph aux États-Unis, qui sont arrivés en Pologne et aident depuis quelques jours les réfugiés à la frontière polono-ukrainienne dans le cadre de la mission humanitaire des Chevaliers de Colomb. Jusqu’à présent, je n’ai pas pu les rencontrer, et je ne sais pas si cela sera possible dans un avenir proche, mais les frères de Lviv m’ont dit que les dominicains américains prévoient de leur rendre visite. Ils ont promis de distribuer beaucoup de chapelets. Le Père Thomas m’a dit que certaines personnes à Lviv qui ont accueilli chez elles leurs compatriotes fuyant la guerre leur donnent non seulement de la nourriture et un abri, mais leur enseignent aussi la prière. Les chapelets seront donc très utiles.

Aux points de contrôle dans les rues de Kiev, lorsque les militaires ou les policiers me demandent si je porte des armes, je leur réponds toujours en souriant que non, mais j’aurais pu répondre que mon arme est le chapelet que je porte à la main la plupart du temps. Je ne dis pas cela à voix haute pour ne pas rendre nerveux nos braves garçons, car leur poste n’est pas un jeu.

Aujourd’hui, alors que je conduisais pour aller faire des courses, au premier contrôle du matin, j’ai été surpris parce que l’homme armé ne m’a pas demandé l’habituel «Vos documents, s’il vous plaît» mais m’a plutôt demandé «Comment ça va?». C’était si gentil et si normal.

Le couvre-feu vient de commencer. Cette fois, il durera plus longtemps et se terminera jeudi matin. Cela signifie également que, tant à Kiev qu’à Fastiv, nous passerons la journée de demain entre les murs de nos prieurés. Nous pourrons rattraper un peu de retard dans nos correspondances. J’espère qu’aucune roquette ou bombe ne viendra gâcher notre journée.

Avec mes salutations chaleureuses et ma demande de prière,

Jarosław Krawiec OP,

Kyiv, 15 mars 2022, 20h50

Suite
Les roquettes ont touché les bâtiments voisins du prieuré de La Mère de Dieu, au centre de Kiev. Toutes les vitres sont soufflées à des centaines de mètres à la ronde | © Jaroslav Crawiec
16 mars 2022 | 15:44
par Bernard Hallet

Un dominicain
au cœur de la guerre

Jaroslav Krawiec est un frère dominicain du prieuré de La Mère de Dieu, situé dans le centre de Kiev. Il a envoyé à la rédaction de cath.ch, depuis le 26 février 2022, des «notes d’Ukraine» (en fait des lettres) destinées aux dominicains de Pologne qui racontent le quotidien de la communauté et des habitants de la ville. Avec son autorisation, nous publions ce qui est devenu un journal de bord de la situation vécue à Kiev et dans le pays.

Articles