Suisse: Manger casher, le pain quotidien d’une minorité de juifs
Bâle, 28 octobre 2011 (Apic) Sur les 18’000 juifs suisses, seuls 15 à 20% respectent encore toutes les règles de la cacherout, le code alimentaire juif, estime Daniel Gerson. Selon le chercheur de l’Institut d’études juives de l’Université de Bâle, la grande majorité de la communauté se détourne des interdits alimentaires ou adopte de nouvelles pratiques, plus en phase avec la société environnante. Jonglant entre émigration et assimilation, les israélites de Suisse déclinent leur identité à coups de couteaux et de fourchettes.
Les règles de la cacherout se trouvent dans la Torah et le ›Choulhan Arouh’, le recueil de lois juives. Extrêmement complexes, elles permettent d’identifier pratiques et aliments cashers. Ainsi, les juifs s’abstiennent de mélanger laitage et viande, en référence au commandement «Tu ne cuiras pas le chevreau dans le lait de sa mère». Ils consomment uniquement la viande des animaux abattus selon le rituel religieux, débarassée de toute trace de sang. Certaines prescriptions portent sur les poissons, les insectes ou le vin.
Dans casher, il y a cash et cher
En Suisse, manger casher c’est relever un défi quotidien. Comme il est illicite de mélanger laitage et viande, les familles juives respectant les règles de la cacherout possèdent plusieurs jeux de vaisselle, de couverts et différentes batteries de cuisine. Elles ont parfois deux éviers, deux lave-vaisselles, deux frigos et deux fours, nécessitant des cuisines de taille considérables. «Nous allons bientôt déménager et nous allons demander des éléments supplémentaires dans notre future cuisine», témoigne Myriam Elkaim, l’épouse du rabbin de Lausanne.
La nourriture cashère, particulièrement la viande, est coûteuse. Comme l’abattage rituel est interdit en Suisse, les bouchers doivent importer leur marchandise, ce qui occasionne un surcoût considérable. Sans compter le coût des nombreux contrôles effectués de l’abattoir à la boucherie. Les juifs sont nombreux à aller s’approvisionner en France. Certains abandonnent même l’alimentation cashère. «Pour le prix que je payais, je pouvais autant arrêter de manger casher. C’étais trop cher pour moi», déclare une juive vaudoise.
L’alimentation cashère pose le problème de l’approvisionnement en denrées diverses. Certaines personnes, qui vivent loin des grands centres juifs, peinent à se procurer les aliments nécessaires. Et même à Genève ou Zurich, le choix est restreint. «Nous avons plus de choix que les générations précédentes, mais nous restons limités. Lorsque nous allons en France ou en Israël, nous sommes comme des enfants émerveillés devant une fabrique de bonbons», raconte Myriam Elkaim. Pour faciliter la tâche des membres de la communauté, les rabbins mettent à leur disposition des listes d’aliments cashers disponibles dans les grands magasins.
Enfin, manger casher a un coût social. Il existe peu de restaurants cashers en Suisse, si ce n’est dans les centres communautaires, et il est difficile pour les non-juifs ou les juifs non pratiquants d’inviter des personnes mangeant casher à leur table.
Plus éthique que casher
Les juifs qui respectent les règles de la cacherout ne considèrent pas que manger casher soit compliqué. Mais ils reconnaissent que les membres de la jeune génération, désireux de vivre pleinement leur vie religieuse, émigrent souvent en Israël. «Il n’y a pas que la cacherout qui pose problème en Suisse. Il y a le shabbat, le miniane (ndlr: quorum de dix hommes adultes nécessaire à la récitation des prières)», relève Myriam Elkaim. D’autres juifs composent avec la société ambiante, en s’adaptant aux différentes situations. «Ils mangent par exemple casher à la maison et végétarien quand ils sortent», remarque Daniel Gerson.
Certains innovent, adoptant de nouvelles règles alimentaires. C’est le cas des adeptes de la cacherout éthique, mélange de prescriptions religieuses et de principes éthiques. D’après François Garaï, rabbin de la communauté israélite libérale de Genève, «les aliments consommés doivent être produits dans le respect de la nature et des travailleurs». Ainsi, s’il ne respecte pas toutes les règles de la cacherout, le rabbin met un point d’honneur à n’acheter que des oeufs produits par des poules élevées en plein air. Enfin, pour une grande majorité des juifs assimilés à la culture suisse, les interdits alimentaires n’ont plus de pertinence. «Comme la communauté chrétienne, la communauté juive a été touchée par la sécularisation», affirme Daniel Gerson. «Si vous n’êtes plus religieux, ces règles semblent absurdes.»
Mais voilà, avec la circoncision et le sabbat, la nourriture cashère est souvent considérée comme un des piliers de l’identité juive. Entre émigration et assimilation, le judaïsme suisse est-il appelé à disparaître? Daniel Gerson, auteur d’une recherche sur «les mutations du judaïsme en Suisse», refuse de tracer un tableau «tout noir ou tout blanc». «Le judaïsme suisse ne disparaît pas, il se recompose. Et il le fait dans la diversité, ce qui est encourageant». Si l’on en croit le contenu des frigos des fils et filles d’Abraham, il y a aujourd’hui bien des façons d’être juif en Suisse. (apic/amc)