Portrait du Père Jean-Bertrand Aristide, prochain président d’Haïti

APIC – interview (181290)

L’avenir est dans les mains des pauvres

Par Geneviève Cornet/APIC

Fribourg, 18décembre(APIC) A l’heure où les résultats des élections présidentielles de dimanche dernier en Haïti donnent comme probable vainqueur

le Père Jean-Bertrand Aristide, il vaut la peine de mieux cerner la personnalité de ce prêtre de 37 ans exclu de sa congrégation religieuse il y a

tout juste deux ans en raison de ses opinions politiques. A la veille de

son élection, il avait d’ailleurs fait savoir que si le Vatican le suspendait de ses fonctions sacerdotales parce que le Code de droit canonique interdit d’occuper des fonctions politiques, il accepterait cette mesure disciplinaire.

Théologien de la libération convaincu, le Père Aristide – «Titid» en

créole – est toujours apparu dans ses prises de position comme le leader

charismatique d’une Eglise engagée aux côtés des pauvres. Candidat du Front

National pour le Changement et la Démocratie (FNCD), il incarne l’espoir de

tout un peuple privé de droits. Il affirme être capable, soutenu par la volonté populaire, de faire échec au retour des suppôts de l’ancien dictateur

Duvalier – les tontons macoutes de sinistre mémoire – et d’engager le pays

dans un processus de démocratisation et de développement. Son programme

tient en trois points: justice, participation, transparence.

L’agence APIC l’avait rencontré cet été lors de son passage en Suisse,

alors qu’il ne songeait même pas à se présenter comme candidat aux présidentielles. L’Eglise en Haïti, la corruption, le pouvoir, les pauvres, le

500e anniversaire de l’évangélisation de l’Amérique latine, autant de sujets qu’il aborde avec la passion qui est la sienne, une passion qu’il affirme animée de l’esprit de l’Evangile. Nous donnons ci-dessous quelques

extraits de l’interview qu’il nous avait alors accordée.

La voix est basse, le sourire timide. A première vue, rien ne laisse deviner la force et la conviction qui animent le Père Jean-Bertrand Aristide

lorsqu’il parle de l’Evangile et des pauvres. Ce prêtre haïtien de 37 ans

n’est pourtant pas un inconnu dans son pays: exclu de sa Congrégation – les

Salésiens de Don Bosco – le 8 décembre 1988 pour «incitation à la haine et

à la violence» et pour «exaltation de la lutte des classes», il est devenu

le leader d’une Eglise stigmatisée par l’épiscopat comme une «Eglise populaire… orientée vers la violence et la lutte des classes». Il redit avec

force les raisons de son combat aux côtés des pauvres, portant sur la société et l’Eglise un regard sévère au nom de la radicalité de l’Evangile.

«Je suis un homme, un Haïtien», affirme le Père Aristide. Solidaire de

son peuple et surtout des pauvres, qu’il veut servir par toute sa vie: «Le

service est le moteur qui me met en marche: servir les autres, particulièrement les plus pauvres». Car, dit-il, «il faut passer par les pauvres pour

évangéliser» et «la fidélité à Dieu, c’est d’abord la fidélité au pauvre».

Toute son action est guidée par l’option préférentielle pour les pauvres

proclamée par la théologie de la libération, dont il est un ardent défenseur.

La société haïtienne malade de sa corruption

La conviction que l’Eglise doit être au milieu des pauvres, à leur école

et à leur service, le pousse à prêcher une conversion sociale. Pour le Père

Aristide en effet, la société haïtienne est malade de sa corruption. Interrogé sur les changements intervenus dans le pays depuis la chute de JeanClaude Duvalier, il constate: «On peut parler d’un changement cosmétique au

niveau politique: on a changé de gouvernement, on n’a pas changé de structures». Des structures capitalistes que lui-même définit comme «des structures de péché, puisqu’elles favorisent l’exploitation d’une majorité par

une minorité». Un langage qui lui vaut d’être taxé de communiste, étiquette

qu’il réfute: «L’Evangile nous permet d’aller au-delà des barrières de

classe et de race, de briser le schéma d’idéologie de classe sociale».

«Eglise hiérarchique» et «Eglise peuple de Dieu»

Mais le Père Aristide va plus loin dans sa critique, faisant de «l’Eglise hiérarchique» opposée à «l’Eglise peuple de Dieu» nourrie de l’esprit de

Vatican II la complice du pouvoir en place, l’ennemie du peuple haïtien,

«qui se réfugie dans le silence par manque de courage évangélique pour protester et de courage prophétique pour dénoncer». «Depuis 1986, elle a

abandonné l’Eglise du peuple de Dieu», affirme le Père Aristide. Il n’en

est pas étonné, car, dit-il, «elle s’inscrit dans le schéma institutionnel

de Rome, qui vise à défendre une institution sclérosée». Il dénonce l’alliance entre pouvoir politique et pouvoir religieux, accusant Rome de soutenir «l’impérialisme américain au détriment du peuple haïtien».

Conscient des divergences entre Rome et la théologie de la libération,

le Père Aristide affirme que «l’Eglise d’Amérique latine ne veut pas aller

jusqu’à une scission avec Rome». Il est convaincu qu’une solution existe,

et qu’elle réside dans le dialogue. Il propose que «l’Eglise hiérarchique

et l’Eglise peuple de Dieu se retrouvent autour de la table sociale pour

échanger et dialoguer, puisque personne n’a le monopole de la vérité». Un

dialogue qui est d’abord, pour le Père Aristide, écoute des plus petits:

«Ceux qui ferment leurs oreilles à la voix des pauvres se ferment au dialogue».

Nécessité d’une conversion à l’Evangile

Le Père Aristide se déclare lucide sur la situation de l’Eglise et il a

des paroles très fortes à l’encontre de Jean Paul II, qu’il accuse d’user

d’un double langage pour servir un but politique, «de manipuler une parole

évangélique pour servir une classe sociale donnée». «Au fond, cela exprime

la logique de l’institution. Jean Paul II défend non l’homme, mais l’institution», affirme-t-il sans sourciller. Pour lui, Rome doit se convertir à

l’Evangile et c’est dans la mesure où ce processus, amorcé par la théologie

de la libération, sera mis en oeuvre dans «l’Eglise hiérarchique» qu’un

terrain d’entente pourra être trouvé.

«L’Eglise des pauvres ne veut pas s’arrêter à la parole, mais passer aux

actes», affirme le Père Aristide, pour qui l’Evangile est avant tout une

parole incarnée. Une conviction qui anime son engagement aux côtés des enfants des rues de Port-au-Prince – ils sont environ 6’000 -, leur procurant

affection et instruction et leur apprenant le partage et la solidarité. Son

objectif: «Apprendre avec le pauvre et pour le pauvre» dans une pédagogie

qui oeuvre à un rapprochement entre riches et pauvres.

Les 500 ans de l’évangélisation de l’Amérique latine: colonial !

Pour «Titid», le 500e anniversaire de l’évangélisation de l’Amérique latine, qui sera célébré en 1992, «découvre les maux qui ont toujours existé:

les maux de la colonisation, de l’exploitation, de l’occidentalisation présentés comme évangélisation et civilisation». «Ce n’est pas l’Amérique latine qui fêtera, c’est Rome et Washington; s’ils veulent chanter des funérailles internationales, au moins on comprendra», ajoute-t-il. Il attend de

Jean Paul II qu’il se prononce catégoriquement pour l’abolition de l’esclavage des Haïtiens à Saint-Domingue.

A l’occasion de son exclusion de la Congrégation des Salésiens de Don

Bosco, le Père Aristide a reçu le soutien de quelque 5’000 communautés ecclésiales de base en Haïti, de nombreux prêtres, religieux et religieuses

ainsi que de représentants des milieux professionnels et des professions

libérales. En mai 1989, il a fait appel, envoyant à Rome son dossier de défense intitulé «La vérité! En vérité!». Cet été, il n’avait encore reçu aucune réponse, déclarait-il. Situation qu’il commente ainsi: «Rome n’a pas

d’arguments à m’opposer. Elle a peur d’une mobilisation qui ferait tomber

trop de masques». le Père Aristide ne peut célébrer l’Eucharistie qu’avec

la permission d’un évêque. «Mais l’évêque attend le mot de Rome…», ajoute-t-il malicieusement. (apic/cor)

18 décembre 1990 | 00:00
par webmaster@kath.ch
Temps de lecture : env. 5  min.
Partagez!