«Je peux dire que je suis un peu rusé»
Rome: Interview exceptionnelle du pape François pour 16 revues jésuites dans le monde
Rome, 19 septembre 2013 (Apic) Le pape François a donné entre le 19 et 29 août dernier une série de trois entretiens au Père Antonio Spadaro, directeur de la revue jésuite italienne La Civiltà Cattolica. Cette interview d’une vingtaine de pages est publiée simultanément le 19 septembre 2013 dans les revues culturelles jésuites de 16 pays d’Europe et d’Amérique. En Suisse romande, la revue ‘Choisir’ la relaie en français sur son site internet www.choisir.ch
Généralement les papes n’accordent pas d’interview à la presse. La démarche du pape François est donc exceptionnelle, même si ses prédécesseurs Jean Paul II et Benoît XVI ont publié chacun plusieurs livres d’entretiens. Avec sa manière typique, le pape François revient dans ce qui ressemble plus à une conversation très personnelle qu’à une interview sur de nombreux thèmes dans le cheminement d’une pensée qui n’hésite pas à prendre des chemins de traverses, mais sans jamais dévier de son cap. Le style est simple, direct, sans aucune fioriture. «Je peux peut-être dire que je suis un peu rusé (un po’ furbo), je sais manœuvrer (muoversi), mais il est vrai que je suis aussi un peu ingénu.» Mais derrière le ton familier la profondeur de la pensée affleure à chaque détour de phrase, d’Ignace de Loyola à Vatican II
Le pape raconte son itinéraire dans la Compagnie de Jésus et parle avec émotion de ce que signifie pour lui être un jésuite. Il présente sa manière de gouverner, en insistant sur la consultation, la réflexion en commun et la collégialité. Il donne sa vision de l’Église. Il insiste sur l’accueil de toutes les personnes, à commencer par les «blessés sociaux», divorcés remariés, homosexuels, etc. Il dévoile ses goûts artistiques, littérature, musique, cinéma et donne sa vision de Dieu et de l’homme. On perçoit à quel point sa démarche est inspirée par la spiritualité jésuite.
A l’instar de son patron, François offre aux lecteurs une série de ‘fioretti’. Extraits choisis:
L’élection comme pape
Lorsqu’il a pris conscience qu’il risquait d’être élu, le mercredi 13 mars, au moment du déjeuner, il a senti descendre en lui une profonde et inexplicable paix, une consolation intérieure en même temps qu’un brouillard opaque. Ces sentiments l’ont accompagné jusqu’à la fin de l’élection.
Qui est Jorge Mario Bergoglio ?
«Je ne sais pas quelle est la définition la plus juste… Je suis un pécheur. C’est la définition la plus juste… Ce n’est pas une manière de parler, un genre littéraire. Je suis un pécheur.» «Si, je peux peut-être dire que je suis un peu rusé (un po’ furbo), je sais manœuvrer (muoversi), mais il est vrai que je suis aussi un peu ingénu.»
Venant à Rome, j’ai toujours habité rue de la Scrofa. De là, je visitais souvent l’Eglise de Saint-Louis des Français, et j’allais contempler le tableau de la vocation de saint Matthieu du Caravage.» «Ce doigt de Jésus… vers Matthieu. C’est comme cela que je suis, moi. C’est ainsi que je me sens, comme Matthieu.»
Pourquoi les jésuites ?
«Trois choses m’ont frappé dans la Compagnie : le caractère missionnaire, la communauté et la discipline. C’est curieux parce que je suis vraiment indiscipliné de naissance. Mais leur discipline, la manière d’ordonner le temps m’ont tellement frappé !»
L’appartement pontifical
«L’appartement pontifical du Palais apostolique n’est pas luxueux ; il est ancien, fait avec goût, mais pas luxueux. Cependant il est comme un entonnoir à l’envers : grand et spacieux, mais avec une entrée vraiment étroite. On y entre donc au compte-goutte, et moi, sans les personnes, je ne peux pas vivre. J’ai besoin de vivre ma vie avec les autres.»
L’élément le plus significatif de la spiritualité ignatienne
«Le discernement. C’est une des choses qui a le plus travaillé intérieurement saint Ignace. Pour lui, c’est une arme (instrumento di lotta) pour mieux connaître le Seigneur et le suivre de plus près.
Ce discernement requiert du temps. Nombreux sont ceux qui pensent que les changements et les réformes peuvent advenir dans un temps bref. Je crois au contraire qu’il y a toujours besoin de temps pour poser les bases d’un changement vrai et efficace.
«Le jésuite pense toujours, continuellement, en regardant l’horizon vers lequel il doit aller et en mettant le Christ au centre. C’est sa véritable force. Et cela pousse la Compagnie à être en recherche, créative, généreuse. Elle doit être contemplative dans l’action, aujourd’hui plus que jamais ; elle doit vivre une proximité profonde avec toute l’Eglise, entendue comme le Peuple de Dieu et notre Sainte Mère l’Eglise hiérarchique.
Le style de gouvernement
«C’est ainsi que je me suis retrouvé provincial très jeune. J’avais 36 ans : une folie (una pazzia) ! Il fallait affronter des situations difficiles et je prenais mes décisions de manière brusque et individuelle. Mais je dois ajouter une chose : quand je confie une tâche à une personne, je me fie totalement à elle ; elle doit vraiment faire une grosse erreur pour que je la lui retire. Cela étant, les gens se lassent de l’autoritarisme. Ma manière autoritaire et rapide de prendre des décisions m’a conduit à avoir de sérieux problèmes et à être accusé d’ultra-conservatisme.»
«Avec le temps, j’ai appris beaucoup de choses. Le Seigneur m’a enseigné aussi à travers mes défauts et mes péchés. C’est ainsi que, comme archevêque de Buenos Aires, je réunissais tous les quinze jours les six évêques auxiliaires et, plusieurs fois par an, le Conseil presbytéral. Les questions étaient posées, un espace de discussion était ouvert. Cela m’a beaucoup aidé à prendre les meilleures décisions. Maintenant j’entends quelques personnes me dire : «Ne consultez pas trop, décidez.» Au contraire, je crois que la consultation est essentielle.»
L’Eglise
«L’Eglise est le peuple de Dieu cheminant dans l’histoire, avec joies et douleurs. Sentire cum Ecclesia (sentir avec l’Eglise) c’est, pour moi, être au milieu de ce peuple. L’ensemble des fidèles est infaillible dans le croire, et il manifeste cette infaillibilité (infallibilitas in credendo) à travers le sens surnaturel de la foi de tout le peuple en marche.»
La vierge Marie
«C’est comme avec Marie : si nous voulons savoir qui elle est, nous nous adressons aux théologiens ; si nous voulons savoir comment l’aimer, il faut le demander au peuple. Marie elle-même aima Jésus avec le coeur du peuple, comme nous le lisons dans le Magnificat. Il ne faut donc pas penser que la compréhension du sentir avec l’Eglise ne soit référé qu’à sa dimension hiérarchique.»
Sentire cum ecclesia
«Cette Eglise avec laquelle nous devons sentir, c’est la maison de tous, pas une petite chapelle qui peut contenir seulement un petit groupe de personnes choisies. Nous ne devons pas réduire le sein de l’Eglise universelle à un nid protecteur de notre médiocrité. L’Eglise est mère, l’Eglise est féconde. Elle doit l’être ! Quand je me rends compte de comportements négatifs de ministres de l’Eglise, de personnes consacrées, hommes ou femmes, la première chose qui me vient à l’esprit c’est : «voici un célibataire endurci» » ou «voici une vieille fille». Ils ne sont ni père ni mère. Ils n’ont pas été capables de donner la vie.
Soigner les blessures
«Je vois avec clarté que la chose dont a le plus besoin l’Eglise aujourd’hui, c’est la capacité de soigner les blessures et de réchauffer le coeur des fidèles, la proximité, la convivialité. Je vois l’Eglise comme un hôpital de campagne après une bataille.»
«Les réformes structurelles ou organisationnelles sont secondaires, c’est-à-dire qu’elles viennent dans un deuxième temps. La première réforme doit être celle de la manière d’être. Les ministres de l’Evangile doivent être des personnes capables de réchauffer le coeur des personnes, de dialoguer et de cheminer avec elles, de descendre dans leur nuit, dans leur obscurité, sans se perdre. Le peuple de Dieu veut des pasteurs et non des fonctionnaires ou des clercs d’Etat.»
L’homosexualité
«Un jour quelqu’un m’a demandé d’une manière provocatrice si j’approuvais l’homosexualité. Je lui ai alors répondu avec une autre question : «Dis-moi : Dieu, quand il regarde une personne homosexuelle, en approuve-t-il l’existence avec affection ou la repousse-t-il en la condamnant ?» Il faut toujours considérer la personne. Nous entrons ici dans le mystère de l’homme.
La mission de l’Eglise
«Les enseignements, tant dogmatiques que moraux, ne sont pas tous équivalents. Une pastorale missionnaire n’est pas obsédée par la transmission désarticulée d’une multitude de doctrines à imposer avec insistance. L’annonce de type missionnaire se concentre sur l’essentiel, sur le nécessaire, qui est aussi ce qui passionne et attire le plus, ce qui rend le coeur brûlant, comme l’eurent les disciples d’Emmaüs. Nous devons trouver un nouvel équilibre, autrement l’édifice moral de l’Eglise risque lui aussi de s’écrouler comme un château de cartes, de perdre la fraîcheur et le parfum de l’Evangile. L’annonce évangélique doit être plus simple, profonde, irradiante. C’est à partir de cette annonce que viennent ensuite les conséquences morales.»
La curie romaine
«Les dicastères romains sont au service du pape et des évêques : ils doivent aider soit les Eglises particulières soit les Conférences épiscopales. Ils sont des organismes d’aide. Dans certains cas, quand ils ne sont pas bien compris, ils courent le risque de devenir plutôt des organismes de censure. C’est impressionnant de voir les dénonciations pour manque d’orthodoxie qui arrivent à Rome !»
La famille
«Dans mon bréviaire, j’ai le testament de ma grand-mère Rosa et je le lis souvent : pour moi c’est comme une prière. C’est une sainte qui a tant souffert, moralement aussi, et elle est toujours allée de l’avant avec courage.»
Les femmes dans l’Eglise
«Il est nécessaire d’agrandir les espaces pour une présence féminine plus incisive dans l’Eglise. Je crains la solution du «machisme en jupe» car la femme a une structure différente de l’homme. Les discours que j’entends sur le rôle des femmes sont souvent inspirés par une idéologie machiste. Les femmes soulèvent des questions que l’on doit affronter. L’Eglise ne peut pas être elle-même sans les femmes et le rôle qu’elles jouent. La femme lui est indispensable.»
Vatican II
«La manière de lire l’Evangile en l’actualisant, qui fut propre au Concile, est absolument irréversible. «
Dieu aujourd’hui
«Les lamentations qui dénoncent un monde «barbare» finissent par faire naître à l’intérieur de l’Eglise des désirs d’ordre entendu comme pure conservation ou réaction de défense. Non : Dieu se rencontre dans l’aujourd’hui.»
«Bien sûr, dans ce chercher et trouver Dieu en toutes choses, il reste toujours une zone d’incertitude. Elle doit exister. Si quelqu’un dit qu’il a rencontré Dieu sans aucune marge d’incertitude, c’est que quelque chose ne va pas.»
Dieu dans la vie
«Pour ma part, j’ai une certitude dogmatique : Dieu est dans la vie de chaque personne. Dieu est dans la vie de chacun. Même si la vie d’une personne a été un désastre, détruite par les vices, la drogue ou autre chose, Dieu est dans sa vie. On peut et on doit Le chercher dans toute vie humaine. Même si la vie d’une personne est un terrain plein d’épines et de mauvaises herbes, c’est toujours un espace dans lequel la bonne graine peut pousser. Il faut se fier à Dieu. «
Le cinéma
«La strada de Fellini est le film que j’ai peut-être aimé le plus. Je m’identifie volontiers à ce film qui contient une référence implicite à saint François».
La prière
«La prière est toujours pour moi une prière «mémorieuse» (memoriosa), pleine de mémoire, de souvenirs, la mémoire de mon histoire ou de ce que le Seigneur a fait dans son Eglise ou dans une paroisse particulière.» (apic/choisir/mp)
Interview pour les revues jésuites
La demande d’entrevue a été présentée au pape François à l’issue d’une réunion de rédacteurs en chef de revues jésuites européennes et américaines, à Lisbonne, en juin 2013, et les questions ont été préparées par les responsables de ces revues. Les revues publiant cette interview sont, La Civiltà Cattolica (Italie) Etudes (France), Stimmen der Zeit (Allemagne), Choisir (Suisse) Streven (Belgique), Mensaje (Chili), Obnovljeni život (Croatie), Razon y fe (Espagne), America (Etats-Unis), Thinking Faith (Grande-Bretagne), Orizontes (Grèce), A Szív (Hongrie), Brotéria (Portugal), Viera a život (Slovaquie), Signum (Suède) et Sic (Venezuela).