Rwanda: Témoignage des religieuses hospitalières de Fribourg
Le diable s’est emparé du «pays des mille collines»
Jacques Berset, Agence APIC
Fribourg, 23juin(APIC) Le visage marqué par une souffrance indicible,
mais empreint d’une grande dignité, elles sont une dizaine de jeunes religieuses rwandaises – hutues et tutsies mélangées – réfugiées depuis lundi à
Fribourg. Quelques-unes d’entre elles nous accueillent à la Maison SteMarthe du Brünisberg, au-dessus de Bourguillon. Témoignage et appel à la
conscience internationale.
Membres de la congrégation des religieuses hospitalières de Ste-Marthe à
Fribourg, ces soeurs ont pour nom Fébronie, Wivine, Alexia, Mechtilde ou
Adorata. Aucune d’entre elles ne sait ce qui est advenu de sa famille: les
proches sont-ils encore en vie, ont-ils été pris dans le déferlement sanguinaire qui achève de dévaster le «pays des mille collines»? On ne demande pas qui est tutsi et qui est hutu, car on sent d’instinct qu’une telle
question – celle d’un Occidental qui aimerait simplifier pour comprendre la
folie meurtrière qui s’est emparée du Rwanda – est hors de propos.
En effet, sait-on combien de hutus ont risqué leur vie ou l’ont perdue
pour avoir tenté de sauver celle de leurs voisins tutsis, pour avoir refusé
de prêter la main aux tueries… Des nuits durant, des hutus qui cachaient
des tutsis ont fait passer clandestinement les fugitifs dans des camps de
réfugiés. «Peut-on parler dans ce cas de conflits interethniques, quand des
hutus sacrifient leur vie pour sauver des tutsis»?
Après une fuite hasardeuse de 16 jours, qui les a d’abord amenées au
Zaïre, les jeunes religieuses rwandaises sont finalement arrivées lundi en
Suisse, en compagnie de leur supérieure, Soeur Marie-Emmanuel, une religieuse originaire du Beaujolais, depuis deux décennies au Rwanda. 21 autres
religieuses de Ste-Marthe, dont une Fribourgeoise, sont restées dans la
tourmente rwandaise, et l’on n’a plus aucune nouvelle d’elles depuis l’attaque de Kabgayi. Soeur Marie-Emmanuel était responsable de la communauté
de la région de Gitarama, dans la paroisse de Kabgayi, au centre du Rwanda,
une préfecture relativement épargnée durant les premières semaines.
Aujourd’hui, Kabgayi est aux mains de rebelles du FPR, qui ont exécuté
trois évêques et une dizaine de prêtres peu après la prise de la ville, le
2 juin. Le Front Patriotique Rwandais, s’il semble plus discipliné que les
FAR, les Forces armées rwandaises qui pillent presque autant que les milices, n’apparaît pas aux yeux de grand’monde comme une force libératrice. Si
les rebelles se nomment eux-mêmes fièrement «inkotanyi» (»combattants
acharnés»), ils ont aussi une grande soif de pouvoir et beaucoup de sang
sur les mains. D’ailleurs, le FPR refuse de rendre les corps des ecclésiastiques massacrés. L’Eglise craint qu’ils n’aient été si atrocement torturés que les rebelles n’osent pas restituer leurs dépouilles mortelles.
Quand les «inkotanyi» s’emparent d’une région, ils se font indiquer ceux
qui ont été les principaux responsables des massacres, et les éliminent
sans jugement ni procès. Souvent, des civils innocents sont massacrés indistinctement, pour venger les victimes de l’armée et des milices hutues.
Le peuple rwandais otage des extrémistes des deux bords
«Avant cette tragédie, les Rwandais dans leur grande majorité n’avaient
pas de gros problèmes ethniques. Ce sont les politiciens extrémistes – tant
hutus que tutsis – qui en portent la totale responsabilité». Les religieuses, elles, affirment ne pas chercher à faire de distinction. «Les familles
sont souvent mélangées, hutus, tutsis. On trouve dans la même famille des
cousins, même le papa et la maman qui peuvent être d’ethnie différente…»
Et de trouver «atroce» que depuis début avril – c’est le 7 avril au matin, lors de l’annonce de la mort du président Habyarimana, que les massacres, vraisemblablement programmés à l’avance, ont débuté – les médias occidentaux aient tout focalisé sur la dimension ethnique: «Quand on mentionne le Front patriotique rwandais (FPR), on met toujours entre parenthèse ’à
majorité tutsie’, tandis que l’armée rwandaise est décrite comme ’à majorité hutue’», déplore Soeur Marie-Emmanuel. Certes, admettent les religieuses
de Ste-Marthe, l’aspect ethnique est effectivement devenu un élément important; il vrai que la chasse à l’homme a été une chasse aux tutsis, «mais
cela a été le fait des politiciens rwandais, pas de la population».
Quand on est menacé, et que l’on dit : «Si vous ne tuez pas vos voisins
tutsis, les ’ennemis’ c’est vous que l’on va tuer, qu’est-ce que vous faites ?», demande l’une des religieuses. Certains ont préféré mourir plutôt
que de tuer leurs amis et voisins, et d’autres ont choisi de tuer pour ne
pas être tués… De nombreux hutus sont morts pour le simple fait d’avoir
protégé des fugitifs tutsis pris en chasse par les milices hutues ou l’armée. «Nous avons vécu tous ces événements avec souffrance, mais ce qui nous
a soutenues, c’est de sentir que la communauté était unie, qu’il n’y avait
pa de tension interethnique. Ensemble, nous avons aidé les autres», témoignent-elles.
«Ceux qui se sont mis ensemble pour tuer»
Les milices hutues, armées de lances, de machettes, de gourdins, parfois
de simples pierres, n’auraient jamais pu commettre des massacres de cette
ampleur contre les tutsis et les opposants hutus – génocide que certains
sur place comparent au Cambodge de Pol Pot – s’ils n’avaient été souvent
appuyés par les FAR, qui leur fournissaient fusils et grenades. Formées au
départ de membres de la jeunesse de l’ancien parti unique MRND d’Habyarimana, les milices «interahamwe» (au départ cela voulait dire «ceux qui sont
unis», «ceux qui se mettent ensemble pour faire quelque chose de bon»), signifient désormais «ceux qui se sont mis ensemble pour tuer».
La réconciliation est possible
Si, par soif du pouvoir, les responsables politiques – tant gouvernementaux que rebelles – ont poussé les gens à s’entretuer, la situation échappe
désormais à leur contrôle, estime Soeur Marie-Emmanuel. Les médias ont également téléguidé ou amplifié les massacres, comme la «radio pousse-au-crime», la RTLMC, «Radio-Télévision Libre Mille Collines», aux mains des extrémistes hutus. Cette radio privée très écoutée dans tout le pays, a été
rebaptisée aujourd’hui «Radio-Télé-La-Mort». La radio nationale, ainsi que
Radio Muhabura, la radio du FPR, sont également responsables d’avoir attisé
la haine raciale. Personne n’a voulu les arrêter.
Malgré les massacres – qui ont peut-être fait plus d’un million de victimes – Soeur Marie-Emmanuel pense qu’il ne faut jamais désespérer de
l’homme et que la réconciliation au Rwanda est toujours possible. La preuve, soulignent les religieuses rwandaises: tous ces hutus qui sont morts
pour sauver leurs compatriotes tutsis montrent que la haine interethnique
n’était pas le fait de tous. Les soeurs sont prêtes à pardonner même à ceux
qui ont dû tuer sous la pression des milices, «par nécessité», pour sauver
leur peau. «Cela ne se fera pas du jour au lendemain, c’est sûr, il va falloir un long cheminement, mais nous avons espoir!». (apic/be)
Encadré
Aucun respect pour l’Eglise
Les soeurs, apprenties infirmières, sont tout de suite allé prêter mainforte dans les camps de réfugiés du Bugesera, à 80 km au sud de Kigali, ou
de Kabgayi. «Au début, les gens avaient confiance, parce que les religieuses étaient parmi eux, mais les ’interahamwe’ comme les soldats n’ont rien
respecté, ils venaient dans les camps, dans les églises, chercher des jeunes et les tuaient devant nos yeux, malgré les supplications». Les soeurs
elles-mêmes étaient sans cesse menacées, parce qu’elles aidaient les réfugiés sans distinction.
«Les miliciens ressemblaient à des diables, racontent les jeunes soeurs
hospitalières, tellement ils étaient sales et mal vêtus et ils étaient tout
à fait enragés: ils n’avaient aucun respect de l’habit religieux; certains
sont des voisins qui venaient chaque dimanche à la messe».
«Dans la paroisse de Ruhuha, dans le Bugesera, raconte avec retenue une
religieuse, un commandant des FAR est arrivé avec un camion rempli de militaires, accompagnés de miliciens du voisinage: ils ont tué plus de 400 personnes, des paroissiens en majorité tutsis, mais aussi des hutus. Ils nous
ont ensuite appelées: ’vous pouvez trier les enfants qui sont encore vivants, mais ne prenez ni jeunes ni adultes’, nous ont-ils dit». Les religieuses, qui ont trouvé des jeunes blessés sous la masse de cadavres, les
ont cachés. Les soldats sont venus plus tard à l’hôpital pour tenter de les
achever. Pour expliquer de tels comportements totalement irrationnels, les
religieuses pensent que beaucoup de soldats et de miliciens sont drogués au
chanvre. Certaines parlent d’actions «diaboliques». (apic/be)
Encadré
Il faut agir vite!
«La première chose à faire est d’alerter l’opinion internationale sur ce
qui se passe à l’intérieur même du pays; la population attend désespérément
les casques bleus depuis le mois d’avril!» Soeur Marie-Emmanuel pense
qu’une intervention rapide de forces l’ONU qui se seraient déployées dans
tout le pays aurait permis d’éviter de nombreux massacres. Tant le FPR que
le gouvernement ne voulaient pas de cette intervention, car les deux parties ne souhaitent pas de témoins.
Et l’opinion internationale – qui craint la force du FPR – ne veut pas
que se répète le désastre somalien et pense qu’il vaut mieux que les Rwandais se massacrent entre eux… «Pour moi, il faut que l’on se dépêche de
sauver ce qui reste à sauver, dans deux mois ce sera trop tard; va-t-on
laisser finir d’exterminer ceux qui sont encore à l’intérieur?» Les infrastructures du Rwanda sont ruinées, les hôpitaux ont été pillés. Le pays est
vidé de ses habitants, des millions de personnes ont fui leurs habitations,
errent sur les routes, sans soins ni nourriture. Beaucoup vont mourir de
faim ces prochaines semaines, si l’on n’intervient pas massivement, lance
la religieuse française. (apic/be)