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apic/Secret/Jura
APIC – REPORTAGE
Quand foi et prière suppléent aux «carences de la médecine»
Le «secret», une pratique
mystérieuse répandue dans le Jura
Par Pierre Rottet, de l’Agence APIC
Delémont, (APIC) Brûlures, hémorragies ou autres maux… le «secret» peutil vraiment en venir à bout. Des milliers de personnes y croient, des centaines de témoignages attestent de l’efficacité de la pratique. Charlatanisme disent les uns. Prière et foi rétorquent les autres, et en particulier les faiseurs de secrets. Les médecins rigolent, eux…. et pourtant.
Notre reportage.
Plus que partout ailleurs en Suisse sans doute, le Jura a fait de la
pratique du secret une tradition. Parce qu’ancrée dans des racines à la
fois historiques et culturelles. Depuis sa plus tendre enfance, le Jurassien est imprégné de récits de guérison, vérifiables ou non… d’anecdotes
qui foisonnent dans le coeur des habitants de cette région, attachés à cette manière de soigner. L’APIC a voulu en savoir plus, en brossant le portrait d’une «faiseuse de secret» (FdS), en en rencontrant d’autres, des infirmières et des médecins aussi. Des prêtres enfin… pour en connaître
plus sur cette pratique liée aux croyances, à la religion. A la foi.
Les témoignages abondent sur la pratique du secret. Celui décrit ici
n’en est qu’un parmi d’autres. Il a été vécu par un citoyen de Delémont.
«J’avais six ou sept ans, et comme chaque jour, j’allais à la forge de mon
grand-père et de mon père, fasciné par le bruit des soufflets qui attisaient l’âtre dans lequel les fers étaient portés au rouge avant d’être travaillés…. Fasciné par le martellement régulier du marteau sur l’enclume
comme pour mieux viser l’endroit précis du fer à courber. Je me souviens du
faux mouvement de mon père. Et du cri de douleur… parce que sa main avait
saisi le fer rouge qui collait à sa peau. J’ai encore en mémoire le coup de
téléphone passé dans les minutes qui suivirent à une tante en possession du
secret contre les brûlures… des minutes de silence ensuite… Je me rappelle que la douleur avait cessé d’agiter mon père dont la main ne portait
plus traces de brûlure le lendemain».
Récit surprenant sur le «s’cret», ainsi familièrement appelé par les Jurassiens. Il n’en est pas moins authentique. Comme des milliers d’autres.
Existe-t-il dans le Jura un seul village qui n’abrite pas son ou ses faiseurs de secret? Existe-t-il seulement une famille n’ayant pas à portée de
téléphone sa liste de personnes, spécialistes pour les hémorragies, les entorses, les eczémas, les brûlures ou autres verrues et maux de tête, par
exemple? Sans doute pas. Et c’est à peine exagérer que de l’écrire.
Quand l’irrationnel s’oppose au rationnel
Miracles? sorcellerie? ou plus simplement autosuggestion? comme l’affirment certains médecins contactés, peu enclins à la crédulité, mais néanmoins muets voire sarcastiques face à des évidences, à des guérisons pour
lesquelles ils avaient auparavant été consultés, sans résultat. Le rationnel opposé à l’irrationnel… La science et le savoir d’un côté. La foi et
la prière de l’autre, à en croire cette habitante d’un village de la vallée
de Delémont dont nous tairons le nom, conformément à sa demande. Elle possède depuis l’an dernier ce que peu de FdS ont: le «secret universel».
Le secret universel? «C’est l’ensemble des secrets réunis en un seul,
avec lequel je peux intervenir pour tous les maux ou autres problèmes qui
se présentent», confie Jeanne – appelons-là ainsi -, 69 ans, mariée et
grand-maman depuis belle lurette déjà. «Je l’ai reçu un peu par hasard par
un Allemand lors d’un pèlerinage à Lourdes. Car les autres, je les tiens
de ma mère, qui me les a confiés un à un. Et ce sont ceux là, généralement,
que je continue à faire… une manière d’honorer sa mémoire».
Une pensée furtive l’interrompt, l’espace d’une émotion. D’une prière
muette sans doute. Jeanne n’a rien d’une illuminée. Elle raconte sans vanité aucune ses nombreuses interventions, par téléphone ou parfois même à domicile. Des téléphones qui lui arrivent de France, d’Italie, d’Allemagne,
des Amériques aussi… de partout, y compris du Népal… «Une expédition à
l’Himalaya, pour quelqu’un qui s’était fait une mauvaise entorse». Dix à 20
téléphones par jour… pour les cas les plus variés, y compris ceux de nombreux hôpitaux en Suisse, pour des hémorragies ou des brûlures par exemple.
Pas étonnant que ses filles hésitent à se voir confier le secret par leur
mère. «C’est astreignant et fatigant… et cela demande beaucoup de concentration, d’énergie».
Intermédiaire entre Dieu et les patients
Charlatanisme? Un sourire s’esquisse sur les lèvres de Jeanne. Son don,
son «pouvoir», n’est rien d’autre qu’une prière adressée selon elle et les
autres FdS à Dieu, à Jésus, à Marie… aux saints. «Je ne suis rien d’autre
qu’une intermédiaire entre eux et le patient… ça n’est pas moi qui guéris
ou soulage, sinon eux… par mes intercessions». Une question de foi…
pour des secrets qu’elle n’essaie ni d’expliquer ni de comprendre. «Pourquoi tout ramener au rationnel… Il y a des mystères. Qu’il faut admettre.
C’est vrai que je suis en pensée constante avec Dieu au moment du secret».
Non, il n’est pas nécessaire que le patient soit croyant. Il peut être
athée, ou de n’importe quelle religion: «Une fois le secret terminé, je demande toujours à la personne de prier. Si elle ne sait pas ou ne veut pas,
je le fais à sa place, ou lui demande de répéter les mots après moi».
Le secret n’a rien d’une science occulte. Et si les bruits les plus contradictoires circulent sur la question, beaucoup sinon la plupart sortent
de l’imaginaire, des «on-dit» perpétués puis transformés au fil des ans
voire des siècles. «Il est faux de prétendre que le secret ne peut se
transmettre qu’une fois, qu’à une personne plus jeune, ou à une personne de
sa famille seulement, même si cette solution est idéalement préférable». La
preuve? «J’ai confié l’un ou l’autre secrets à deux missionnaires en Afrique…, qui l’appliquent avec succès. Rien ne m’empêchera de le confier à
l’une ou l’autre de mes filles, ou à l’une de mes petites-filles».
Il n’est pas juste non plus de prétendre que le secret doit être un service gratuit et jamais rétribué, sous peine de perdre «son pouvoir». «La
majorité des FdS ne demandent pas un sou. Mais rien ne les empêche de se
faire payer. Il m’arrive de recevoir un bouquet de fleurs ou du chocolat…
et même parfois une pièce ou un billet. Cet argent, je le fais parvenir à
une oeuvre. Je ne garde jamais un centime. Il me suffit de savoir que mon
secret et mes intercessions viennent en aide aux autres».
Sa volonté de rendre le plus transparent possible son don, de le rattacher à sa seule foi et aux seules prières, comme pour mieux démystifier les
rebouteux ou les prétendus guérisseurs, notre interlocutrice l’illustre. En
répondant à sa façon aux assertions d’un prétendu FdS de son village qui
nous confiait: «J’ai perdu mon pouvoir le jour où mon épouse a découvert et
lu mes prières en fouillant dans mes affaires». Et Jeanne de réciter devant
nous la prière pour les entorses: «La sainte Vierge descendant dans les
prés passa sur une pierre dure et pointue…»
«J’invoque souvent la Vierge… et différents saints selon les cas.
Saint Blaise pour la gorge, saint Roch pour le coeur, saint Jude pour les
causes les plus désespérées… saint Saphorin pour les pneumonies, sainte
Colombe et sainte Agathe pour les yeux, saint Laurent pour les brûlures et
saint Denis pour arrêter le sang». Pourquoi saint-Denis et saint Laurent?
«Je ne sais pas… Dans le secret, on dit: ’Saint Laurent tournant et retournant sur un brasier ardent, vous n’étiez pas souffrant, car Dieu calme
les douleurs comme…’ Je ne connais pas davantage les raisons de la référence à saint Denis pour le sang. Ma prière porte quand même sur Jésus en
croix, lorsqu’il perd son sang. Reste saint Antoine… que j’invoque spécialement pour les animaux». Les animaux? Le secret vaut aussi bien pour
eux que pour les êtres humains. Et Jeanne de se souvenir d’un téléphone du
directeur d’un haras de Berne, pour un cheval de valeur, que les vétérinaires s’apprêtaient à abattre. «Le lendemain, il mangeait normalement».
Dans la nuit des temps
L’origine du secret se perd dans la nuit des temps, transmis de génération en génération. Jeanne la situe à l’époque où Jésus envoya ses disciples de part le monde. Une conviction que partage l’abbé Georges Schindelholz, de Fahy, près de Porrentruy, auteur il y a 20 ans du livre «Grimoires
et secrets», dont un chapitre est entièrement consacré à la pratique du secret, à des témoignages. «J’enracine cette pratique dans l’Evangile. Jésus
dit à ses apôtres: allez annoncer le Royaume, guérissez les malades, chassez les démons».
Incrédule, l’abbé Claude Schaller, vicaire épiscopal à Delémont, l’était
comme bon nombre de personnes. Jusqu’au jour où une douloureuse entorse est
venue amoindrir ses mouvements. «Dans mon village, on m’a dit: ’j’connais
une personne qui pratique le s’cret’. Je rigolais un peu…. je n’y croyais
pas tellement. Le bonhomme est arrivé, a regardé mon entorse… puis fait
une prière. J’ai été guéri. Idem pour un eczéma, pour lequel j’avais été
consulter un professeur à Bâle. On m’a donné des tas de médicaments, rien
n’y fit. Las, j’ai fait appele à un FdS. Cinq jours après je n’avais plus
rien du tout. Les médecins avaient pourtant été impuissants. Aujourd’hui
j’y crois, parce je crois au ministère de la guérison. Je me suis du reste
adressé à un FdS lors d’un camp de jeunes. Un gars s’était fortement brûlé.
J’ai composé un numéro. Le gosse n’a pas eu mal. Je ne lui ai jamais dit
que j’avais téléphoné…» Un aveu qui, ajouté à d’autres témoignages portant sur des personnes inconscientes pour lesquelles des familles voire des
infirmières sont intervenues, sur des bébés ou des animaux, anéantit la
thèse de l’autosuggestion avancée par plusieurs médecins interrogés.
Médecine officielle et FdS ne font pas bon ménage
Dire que médecine officielle et FdS ne font pas bon ménage relève de
l’euphémisme. Les premiers affirment ne jamais avoir eu recours aux seconds, pas plus que leur service hospitalier. Quant aux FdS, sans vraiment
parler de médecins, à quelques exceptions près, ils soutiennent qu’il n’est
pas rare que des hôpitaux téléphonent, pour des hémorragies et de graves
brûlures notamment. «Venant du corps médical, une telle démarche mettrait
en cause la médecine officielle», nous dit un infirmier qui, à l’instar de
la plupart des médecins ou autre personnel hospitalier interrogés, déclare
vouloir conserver l’anonymat. «Reste que parmi les infirmiers et infirmières, on sait que de tels téléphones se font. Mais officiellement, il n’y a
rien», ajoute-t-il.
Rien? «J’ai soigné un professeur de Berne; un médecin jurassien est venu
me consulter chez moi pour sa fille que j’ai guérie. J’ai su par la suite
qu’il était toubib», déclare Jeanne. Elle atteste que le téléphone sonne
parfois de nuit: des hôpitaux de Delémont, Porrentruy, Fribourg, Berne et
Lausanne entre autres. «Des cas graves». Une affirmation que nous avons
vérifiée auprès d’un autre FdS de la vallée de Delémont, chez qui nous nous
trouvions au moment où un hôpital de Strasbourg appelait: une femme victime
d’un accident de la circulation.
A cette histoire, vieille de 5 semaines seulement, un médecin de Delémont répond par un haussement d’épaule. «Aucun médecin n’a jamais téléphoné… Nous n’y croyons pas… et lorsque nous en parlons entre nous, on en
rigole». Même son de cloche auprès de l’anesthésiste de l’hôpital régional:
«Qu’un patient ou sa famille téléphone de l’hôpital à un FdS… ou qu’ils
demandent à une infirmière de le faire, c’est possible. Un saignement,
c’est comme un pneu plat. Vous pouvez faire venir tous les sorciers, noirs
ou blancs. L’air que vous pourriez mettre dedans ressortira tant que le
trou n’est pas colmaté. D’un point de vue scientifique, je ne peux croire
au secret». Plus nuancé, un autre médecin de la place admet avoir constaté
dans sa clientèle des guérisons qu’il qualifie de «miraculeuses»… «Il y a
des gens qui guérissent de certaines infections pour lesquelles la faculté
les avait condamnés. C’est vrai, des gens sont soulagés d’une façon qui
n’est pas médicale».
Collaboration entre infirmières et FdS: un mémoire pour aveu
Si l’opposition entre médecins et FdS est vive, c’est en revanche presque de collaboration qu’il convient de parler entre infirmières et FdS. Une
collaboration du reste prônée par deux jeunes infirmières dans un travail
de diplôme consacré à la pratique du secret. Mémoire en annexe duquel figure d’ailleurs une liste de quelque 90 personnes détentrices du secret pour
une vingtaine de troubles, maladies ou autres problèmes. Dans un questionnaire envoyé à une centaines d’infirmières, et sur 83 réponses reçues, 32
déclarent avoir déjà pris l’initiative d’appeler un FdS, 50 répondent ne
jamais l’avoir fait pour un de leurs clients. Interrogées sur les raisons,
22 d’entre elles relèvent que l’occasion ne s’est jamais présentée, mais
qu’elles sont prêtes à le faire; 10 disent ne jamais y avoir pensé; 4 n’y
croient pas et 2 seulement estiment que le secret n’a rien à faire dans les
hôpitaux. Cinq des infirmières attestent être elles-mêmes en possession de
un ou plusieurs secrets.
Cette collaboration, ou plutôt l’aveu que quelque chose d’inofficiel se
passe au niveau des institutions hospitalières, le directeur de l’hôpital
régional de Delémont, Peter Anker, l’admet volontiers: «Que des personnes
appartenant au personnel médical ou infirmiers, patients ou familles de
ceux-ci le fassent… relève de la sphère privée. Mais ça n’est jamais
l’hôpital en tant qu’institution qui fait appel à ces gens. Il faut savoir
que le secret fait partie du tissu traditionnel dans le Jura».
«Je comprend qu’un hôpital ne veuille pas dire avoir fait appel à des
FdS», témoigne pour sa part une religieuse employée dans un hôpital de la
région. «Je l’ai pourtant vécu personnellement. Etant moi-même en possession de plusieurs secrets. Les personnes qui m’appellent le savent. Cela ne
m’empêche pas de recommander ensuite au patient de suivre un traitement».
Un médecin qui s’en allait sous d’autres cieux, que la Soeur tenait à remercier pour «tous les services rendus», lui avait renvoyé la balle en ces
termes: «Merci pour toutes les hémorragies arrêtées». (apic/pr)