Elias Chacour : un prophète en Galilée
Reportage en Terre Sainte V
Ibillin en Galilée (APIC/Jacques Berset) Le Père Elias Chacour, «Abouna»
Elias, est depuis 23 ans curé grec-catholique melkite d’Ibillin, un gros
bourg arabe de Galilée, ou il a notamment fondé l’imposant Collège du Prophète Elie. Prêtre palestinien de citoyenneté israélienne, connu à l’étranger par ses nombreux voyages et son livre «Frères de sang», ou il se fait
l’apôtre de la paix dans la justice entre juifs et arabes, Elias Chacour
est une personnalité appréciée par la communauté chrétienne de Galilée.
C’est aussi un homme écorché vif, à qui «la peau brûle» quand on touche
à ses frères palestiniens. Cette passion pour son peuple prend ses racines
dans sa plus tendre enfance, quand le malheur s’abattit sur son paisible
village natal de Biram, près de la frontière libanaise, en Haute-Galilée,
un jour de 1948.
Une enfance traumatisée et l’histoire d’une hospitalité bafouée
En fait l’histoire de Biram, c’est l’histoire de l’hospitalité bafouée,
nous affirme le P. Chacour, un homme aux yeux vifs et à la barbe de prophète. En 1948, nous recevions les juifs qui venaient d’arriver chez nous comme nos frères, car nous savions qu’ils avaient été atrocement persécutés,
en Allemagne et dans toute l’Europe. Nous voulions leur montrer qu’il y
avait quelque part dans ce monde des gens prêts à les recevoir généreusement. Le village manorite de Biram n’avait participé en aucune manière aux
combats lors du conflit israélo-arabe résultant de la fondation de l’Etat
d’Israël. Quand sont arrivés au village les premiers soldats juifs, poursuit Elias Chacour, nous sommes restés dix jours avec eux, après quoi ils
ont ordonné aux pères de famille de ramasser clés des maisons, de les leur
livrer et de partir pour deux semaines. Nous avons dormi dans des cavernes,
dans des grottes, sous des oliviers pendant deux semaines. Après quoi, les
pères de famille et les hommes adultes sont allés voir les soldats pour
pouvoir retourner, car ils avaient de l’armée une promesse écrite qu’ils
seraient autorisés à rentrer dans leurs maisons après deux semaines.
Le drame des réfugiés
Mais ils ne sont plus jamais revenus. Ils ont été amenés dans des camions militaires jusqu’aux frontières d’Israël en ce temps-là, près de la
Cisjordanie, de Naplouse. Ils ont été expulsés, ils ont fait la marche de
Naplouse à Amman, à Damas, à Beyrouth, comme des centaines de milliers d’autres Palestiniens qui se sont vus bloqués dans les pays arabes. Parmi eux
quelques uns ont quand même pu secrètement s’infiltrer à travers les frontières nord du nouvel Etat d’Israël pour rejoindre leurs femmes et leurs
enfants comme mon père et mes frères aînés. Les autres sont devenus des réfugiés principalement au Liban… jusqu’en 1982. Je précise jusqu’en 1982,
car nous ne savons pas combien ont survécu aux massacres de l’invasion du
Liban.
Et depuis 40 ans, nous continuons à demander notre droit de retourner à
Biram. Nous sommes allés à la Cour Suprême de Justice de Jérusalem en 1950.
La décision a été en notre faveur. En 1951, nous avons encore fait un recours à la Cour d’Appel et la résolution à nouveau nous a été favorable.
Mais pour nous persuader qu’il n’y avait aucun espoir de retour, Ben Gourion a ordonné la destruction du village de Biram et du village d’Iqrit, le
matin de Pâques et la veille du Yom Kippour 1951.
«Nous ne sommes que des ’terroristes palestiniens’»
C’étaient des villages entièrement chrétiens. Biram était un village 100
% chrétien, dont 95 % des chrétiens maronites, comme les chrétiens qu’Israël prétend maintenant vouloir défendre au Liban. Et on ne sait pas quelle
espèce de maronites ils veulent défendre, les maronites du Liban qui sont
loin, ou bien les maronites d’Israël. Les Israéliens veulent plutôt leur
défendre de retourner dans leurs maisons. Et Iqrit, l’autre village un peu
plus à l’ouest, c’était un village entièrement grec-catholique melkite. Les
deux ont connu le même sort, car ce n’est pas le fait qu’ils soient chrétiens ou non qui est déterminant, mais le fait qu’ils soient palestiniens
ou non, qui leur donne le droit ou qui les prive de tout droit. Car les Palestiniens sont comme les juifs il y a 40 ans. Les juifs n’étaient pas considérés comme des hommes, ils étaient étiquetés, catalogués, comme «sales
juifs». Aujourd’hui, c’est nous qui ne sommes pas des hommes, des femmes,
des chrétiens ou des musulmans, nous ne sommes que des «sales Palestiniens», des «terroristes palestiniens»…
La raison du plus fort
Si nous ne pouvons pas retourner dans nos villages détruits, sur nos
terres confisquées, c’est simplement parce que la raison du plus fort est
toujours la meilleure. L’agneau n’avait jamais sali l’eau, mais il devait
mourir, car c’était un agneau devant le loup. Et le fait que nous soyons
Palestiniens et non pas juifs, cela ne nous donne pas le droit de concrétiser la décision de la Cour Suprême de Justice. Israël, semble-t-il, ne
comprend que la force militaire. C’est très malheureux, et cela ne convient
pas du tout à l’âme juive qui était toujours contre la violence lorsqu’ils
étaient persécutés. Mais seulement lorsque la victime possède des armes,
elle risque d’oublier qu’elle a été elle-même persécutée.
On n’a pas le droit de retour à Biram et à Iqrit et il n’y a personne
qui a le courage dans le gouvernement de dire : «Je veux me battre pour que
justice soit faite pour ces gens-là.» De plus, l’été dernier, le rabbin
Meir Kahana et sa clique nous ont écrit des lettres comme quoi, «à vous
autres, sales Arabes, on va vous montrer que vous n’avez aucun espoir de
retourner dans votre village». Ils sont allés là-bas la première fois, ils
ont simplement effacé les croix qui sont sculptées dans la pierre des maisons déjà en ruine depuis 40 ans pour éliminer tous les signes chrétiens.
Et puis au mois de septembre passé, ils sont allés encore une fois officiellement détruire ce qu’il reste de l’école et endommager une partie de
l’église, casser les portes. Ils ont même ouvert la tombe du prêtre qui est
mort il y a huit mois et que nous avions enterré à l’église : ils ont
détruit sa tombe. Nous sommes venus là très désolés, très démunis, nous
avons tout recouvert. Nous avons essayé de réparer la porte, mais ce qui a
été détruit, nous n’avons pas le droit de le reconstruire, car il faut aller au tribunal pour obtenir la permission de reconstruire. Mais eux, pour
détruire, ils n’ont qu’à venir avec des bulldozers…
Des citoyens de seconde zone
Ils sont en fait protégés par la police. Normalement, Israël est un pays
qui a une police extrêmement intelligente et qui sait tout. Ils savent que
vous êtes là, ils savent ce que je pense, ils savent ce que je dis. Ils ont
eu des informations officielles de la part de M. Kahana qu’il allait aller
à Biram. Mais la police est allée pour le protéger, et non pas pour
l’empêcher!
Nous sommes des citoyens de seconde zone, oui. S’il y a des zones. Je
crois en fait qu’il n’y a qu’une zone en Israël, la zone de citoyenneté
juive. Il y a ensuite la non-zone, la marge, ou les non-juifs sont tolérés,
mais ne sont pas acceptés, car ils ne trouvent pas la solution pour s’en
débarasser. Heureusement, il y a des juifs, très peu, – mais ils existent qui protestent contre cette ségrégation. Et je crains que d’ici très peu de
temps, si Israël ne change pas fondamentalement de politique, ne se convertit pas, c’est-à-dire ne change pas de direction politique, je crois qu’il
n’y aura qu’une seule option pour survivre ici, c’est l’option militaire.
Cela ne peut pas faire de racines ici, car la Palestine, depuis avant Abraham, depuis Melchisédech, n’a jamais accepté un conquérant qui n’essaye pas
de faire de racines. Ils ne sont pas en train de faire de racines. Il sont
en train de planter la haine dans le coeur des Palestiniens. Il faut que
cela change, s’il veulent vivre et survivre avec une certaine qualité de
vie humaine au Proche-Orient.
La difficulté d’être arabe et chrétien
Nous les Palestiniens chrétiens vivant en Israël, non seulement, nous
n’avons pas de privilèges par rapport aux musulmans, mais nous n’en voulons
pas. Nous voulons être musulmans avec nos frères musulmans, car notre problème ne vient pas du fait que nous sommes chrétiens ou que nous ne sommes
pas musulmans, notre problème vient du fait que nous sommes Palestiniens.
C’est à ce titre-là que nous sommes acceptés ou refusés. Bien sûr nous
autres chrétiens, nous avons un problème bien plus grave que celui des musulmans. Les musulmans ont une position simple : ils se connaissent musulmans, arabes et… Palestiniens. Mais nous, nous sommes chrétiens et Palestiniens, mais on ne nous reconnaît pas comme tels.
Il y a des centaines de milliers de chrétiens qui viennent dans ce pays
pour visiter des pierres et du sable saints ou pour visiter des institutions sionistes, et ils ne s’inquiètent pas de prendre contact avec les
chrétiens locaux. Alors pour nous, c’est une difficulté supplémentaire visà-vis de nos frères palestiniens musulmans. Ils nous disent : «Pourquoi
est-ce que vous restez chrétiens, si toutes les armes d’Israël sont fabriquées par des pays qui sont soit-disant chrétiens, n’êtes vous pas en train
de vous tuer avec vos propres armes si vous dites que vous êtes chrétiens?»
Et ils ont raison. D’un autre côté, le problème de la Terre Sainte, des
lieux saints, est-ce que cela n’est pas plutôt pour nous un fardeau, qu’un
moyen de nous faire connaître, pour développer une solidarité chrétienne
internationale, non pas pour faire un parti politique, mais pour mieux
témoigner de la présence du Christ, dans le pays du Christ. Cette
solidarité fait défaut.
Un bâtisseur
Ici j’ai le privilège d’avoir pu pouvoir lancer plusieurs projets : d’abord le projet des bibliothèque publiques commencé il y a environ vingt
ans à travers toute la Galilée. Nous avons pu acheter jusqu’à maintenant
plus de 160.000 volumes pour 8 bibliothèques dont la plus grande se trouve
ici au Collège du Prophète Elie, nommé ainsi car c’est un prophète accepté
par les trois religions. Il a maintenant plus de 500 étudiants. Pour le
mois de septembre prochain, nous avons déjà 650 étudiants inscrits parmi
lesquels il y a 65 % de musulmans, garçons et filles. Ils viennent de 18
villages et villes de la Galilée et nous avons l’intention de faire de cette école une espèce de collège ou tous les chrétiens et tous les musulmans
palestiniens, y compris les druzes, puissent avoir un lieu ou chacun se
sente chez soi et tous collaborent pour créer une société humaine pour les
hommes. Et dans le corps professoral, nous avons autant de chrétiens que de
musulmans, et j’ai même nommé une juive comme institutrice. Et l’année prochaine, j’aurai deux juifs pour l’enseignement.
Les arabes israéliens souffrent de discriminations
Mais être arabe ou palestinien avec le passeport israélien, si c’est excellent pour voyager à l’extérieur, ce n’est pas important pour décider qui
est quoi et qui a droit à quoi. C’est ma carte d’identité qui signale que
je ne suis pas juif, par deux choses: le numéro de ma carte d’identité qui
commence par 02, alors que mon frère juif qui est venu de France, qui est
venu d’Amazonie ou d’Alaska ou n’importe ou dès qu’il veut venir, bénéficie
du chiffre 01, de la citoyenneté de 1ère classe en Israël du fait qu’il est
juif, c’est-à-dire né d’une femme juive, ou se déclarant juif. En termes de
nationalité, je ne suis pas israélien, ni palestinien, ni chrétien. Pour
nous, les Palestiniens d’Israël, ils ont inventé une nationalité et nous
sommes le seul groupe de nationalité «arabe». Cela équivaut un peu à dire
que votre nationalité est «francophone»… Il y a des Libanais, des Syriens, des Egyptiens, des Jordaniens, mais cela n’existe pas, une nationalité arabe.
Du point de vue des débouchés professionnels, nos étudiants n’ont aucune
chance d’obtenir du travail correspondant à leur niveau de qualification.
Le problème du chômage est déjà un problème très grave en Israël. Ils prennent maintenant les citoyens de Cisjordanie et de Gaza, parce qu’ils n’ont
aucune assurance, on les paye très peu, un salaire quotidien de 25 à 30
shékels par jour au maximum. Lorsque mes étudiants ou nos intellectuels palestiniens en Israël terminent leurs études secondaires, les premiers problèmes commencent. Que faire ? Aller à l’Université, les plus brillants ne
sont pas acceptés dans les Universités locales, alors ils cherchent à étudier ailleurs. Et nous ne voulons pas qu’ils aillent en Europe occidentale,
ou aux Etats-Unis, car ils ne reviennent plus. Ils n’ont qu’un seul
débouché, les pays de l’Est, c’est moins cher, et nous sommes sûrs qu’ils
sont expulsés s’ils sont tentés de rester là-bas. Même avec leur diplôme
universitaire, ils n’ont ici aucune garantie d’emploi. Les autres, le grand
nombre, deviennent des ouvriers avec un salaire quotidien qui n’offre aucune assurance pour l’avenir, ils sont toujours dans l’insécurité. Je sais
que beaucoup de jeunes chrétiens et musulmans de la Galilée ne se marient
pas, car ils n’ont pas d’argent pour se marier et pour fonder une famille.
S’ils se présentent à un emploi et qu’ils sont diplômés de médecine,
qu’ils sont ingénieurs, qu’ils sont professeurs, la première considération,
ce n’est pas leurs études, c’est leur nationalité. S’ils sont arabes…
J’ai des neveux qui ont étudié le génie mécanique en Amérique. Ils sont revenus en Israël diplômés summa cum laude. Ils ont fait leurs offres à 70
places qui demandaient des ingénieurs en mécanique. Ils ont su qu’ils
étaient arabes, ils ont répondu «non».
L’émigration menace la communauté chrétienne en Terre Sainte
Les jeunes chrétiens sont tentés par l’émigration. A certains endroits,
ils sont presque tous déjà partis. Il y a quelques jours, j’étais à Montréal, je célébrais la messe pour les chrétiens palestiniens de la ville. Il
y avait 600 personnes à l’église. Et tout le monde n’est pas religieux et
il ne s’agissait que des grecs-catholiques. La chrétienté palestinienne en
grande majorité a déjà quitté ou a été expulsée. Nous estimons ceux qui ont
quitté en 1948 à près de 390.000 chrétiens palestiniens. Ils sont devenus
des réfugiés palestiniens au Liban, en Jordanie, en Syrie, des exilés en
Europe, en Amérique, en Australie… Les chrétiens palestiniens qui sont
restés (quelque 125’000 en Terre Sainte) sont pour la majorité en Galilée,
ou ils forment une minorité assez importante, plus de 100.000 personnes.
L’avenir dépend beaucoup de l’Eglise officielle
L’avenir dépend beaucoup de l’Eglise officielle qui se sent ou ne sent
pas comme partie de ce peuple chrétien, estime «Abouna» Elias. Mais tant
que la hiérarchie est une hiérarchie étrangère, qu’elle soit libanaise ou
syrienne, c’est le pire mal, affirme-t-il, car ils ont leur coeur dans leur
pays. Je ne les blâme pas, mais ils prennent toute l’attention pour le Liban. Mon évêque, Mgr Maximos Salloum, l’archevêque de Galilée, par exemple,
depuis le début du soulèvement palestinien, n’a pas dit un seul mot sur les
injustices, les atrocités, ou pour la solidarité ou pour la paix, alors que
les Palestiniens musulmans et chrétiens en Galilée se sentent solidaires
des Palestiniens de la Cisjordanie et de Gaza.
Dans mon école j’ai 65 % de musulmans, c’est-à-dire, mes enfants, mes
étudiants sont à majorité musulmane et nous avons une vie commune très
forte, très dense et très bonne. Nos relations sont plus qu’excellentes
ici, c’est des relations de famille, et je me demande comment nous pouvons
faire pour ne pas avoir une solidarité avec nos frères, nos familles, nos
parents, notre peuple qui est en train d’être persécuté en Cisjordanie et à
Gaza.
Oh oui!, nous sommes bien solidaires de ce qui se passe en Cisjordanie
et à Gaza. Nous organisons des oeuvres de partage. Car c’est justice de
partager avec nos frères, soit par l’argent, soit par les médicaments, soit
par la nourriture, soit par les manifestations que nous avons organisées à
Nazareth, à Haïfa, dans les villages de Sakhnin et de Umm-el-Fahm en signe
de solidarité. Ce n’étaient pas des mouvements de protestation musulmane
palestinienne, c’étaient des mouvements de protestation palestinienne,
chrétienne et musulmane. Et très souvent nous avons eu des juifs, pour être
juste, et c’est un grand espoir pour l’avenir. (apic/be)