Grégoire Mayor, co-directeur du Musée d’ethnographie de Neuchâtel (MEN), devant une "case" de l'exposition "Derrière les cases de la mission"  | © Jacques Berset
Suisse

Quand les «libristes» envoyaient les premiers missionnaires en Afrique

Ce sont les «libristes» vaudois qui ont envoyé les premiers missionnaires protestants en Afrique. L’aventure de ces pionniers au XIXe siècle en Afrique australe  – Afrique du Sud, Lesotho, Mozambique – est bien celle de l’Eglise évangélique libre, créée en 1847. L’Eglise réformée majoritaire, liée à l’Etat de Vaud, était alors hostile à toute activité évangélique au-delà des frontières du canton.

C’est ce que l’on découvre en visitant l’exposition «Derrière les cases de la mission – L’entreprise missionnaire suisse romande en Afrique australe (1870–1975)» au Musée d’ethnographie de Neuchâtel (MEN). (*)

Une dissidence politique et spirituelle

Avant même la fondation de l’Eglise évangélique libre, une dissidence politique et spirituelle de l’Eglise nationale réformée née dans le canton de Vaud en 1845-47 (mais aussi à Genève, en 1849, et à Neuchâtel, en 1873), des expéditions missionnaires avaient abordé l’Afrique dans la première moitié du XIXe siècle. Mais le Conseil d’Etat vaudois y avait mis le holà dès 1821, en interdisant une collecte destinée à une œuvre missionnaire, qui plus est outre-mer.

Les «libristes», qui prônent la liberté de culte, la séparation entre l’Eglise et l’Etat et une foi moins dogmatique et plus personnelle – dans un esprit libéral – refusent l’interdiction du Conseil d’Etat vaudois de créer des missions à l’étranger. Pour eux, en effet, les activités sociales et missionnaires sont des lieux privilégiés de l’expression de la foi de l’individu.

«Boîte Merci» Tirelire missionnaire, fin XIXe et XXe siècle, répandue dans les foyers protestants romands | © Prune Simont-Vermot / Musée d’ethnographie de Neuchâtel

«Au début, le projet missionnaire des protestants vaudois en Afrique est en lien avec la Mission de Paris, souligne Grégoire Mayor, co-directeur du MEN. Il n’est pas lié à l’Eglise nationale, car il ne faut pas oublier qu’alors les pasteurs étaient des fonctionnaires de l’Etat de Vaud. Ce zèle missionnaire vers des territoires considérés comme ‘païens’ s’était avant tout développé dans les Eglises du réveil de la Suisse romande».

La Mission vaudoise, fondée en 1874

Dès 1860, plusieurs membres de l’Eglise libre s’engagent au sein de sociétés missionnaires étrangères, comme la Mission de Paris, active dans ce qui est aujourd’hui le Lesotho et la Zambie.

Les Romands et Romandes de l’Eglise libre, s’appuyant sur des versets bibliques tels que Mathieu 28: 19-20: «Allez, faites de toutes les nations des disciples, les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit», s’en vont évangéliser les «païens».

Eglise protestante de la mission de Lemana, en Afrique du Sud Positif sur plaque de verre colorisé aux Archives cantonales vaudoises | © Jacques Berset

L’exposition évoque les pionniers de cette aventure: les jeunes Vaudois Ernest Creux (1845-1929) et Paul Berthoud (1847-1930), étudiants en théologie à la Faculté libre de Lausanne, incitent l’Eglise évangélique libre du canton de Vaud à entreprendre «une mission chez les peuples païens». Ils lancent leur message le 18 mai 1869 au synode de leur Eglise. L’évangélisation doit être l’affaire des Eglises et pas seulement de quelques-uns.

«Mission chez les peuples païens»

Cinq ans après l’appel des deux jeunes Vaudois, en avril 1874, le synode de l’Eglise vote l’acte constitutif de la Mission vaudoise en Afrique du Sud, qui devient ensuite, en 1883, la Mission des Eglises libres de la Suisse romande. C’est ainsi que voient le jour les premières stations missionnaires: Valdézia (en souvenir du canton de Vaud), en 1875, et Waterval, en 1878, au Transvaal, en Afrique du Sud. Puis la Mission romande s’implante à Maputo (alors Lourenço Marques, capitale de la colonie portugaise du Mozambique) et à Rikatla, également au Mozambique.

Comme elle s’est dissociée de l’Eglise nationale, l’Eglise libre ne bénéficie pas des subventions étatiques et doit financer elle-même ses activités missionnaires. Elle installe des tirelires et des «boîtes merci» dans ses lieux de culte et chez les paroissiens – que l’on peut voir dans l’exposition – mais développe aussi une activité économique plus large.

Une vision dans l’air du temps

Elle commercialise en Suisse des objets usuels et décoratifs réalisés par les «indigènes» dans ses missions et produit des calendriers, des cartes postales et des livres. Elle finance également ses stations missionnaires en mettant sur pied des pièces de théâtres, qui présentent des contes locaux, et des conférences qui souvent magnifient la figure héroïque du missionnaire.  

Les missionnaires évangéliques romands travaillaient en famille en Afrique | © Jacques Berset

Mais on est bien dans l’air du temps: c’est l’époque de la Conférence de Berlin (1884-1885) qui règle l’expansion coloniale armée et permet l’appropriation par les puissances occidentales des terres africaines. Le Genevois Gustave Moynier, un des initiateurs de la Croix Rouge, participe au processus de légitimation du colonialisme.

Ethnocentrisme occidental

Avec sa revue L’Afrique explorée et civilisée, il contribue par des discours racistes à présenter le continent africain comme un ensemble vierge, sans Etats constitués, dont les puissances occidentales n’auraient qu’à se saisir, peut-on lire sur les panneaux de l’exposition. Les missionnaires n’échappent pas à l’ethnocentrisme occidental prévalant à l’époque: ils ont tendance à considérer les populations locales comme non civilisées, avec l’idée que la foi chrétienne et la civilisation occidentale sont pour elles les seules voies de salut.

«A la fin du XIXe et au début du XXe, de nombreux missionnaires ont reçu une formation médicale de base ou, comme le Jurassien bernois Georges Liengme [médecin-missionnaire au Mozambique et en Afrique du Sud entre 1891 et 1906, ndlr] étaient médecins. Soigner les corps était également un moyen de gagner des âmes. D’autres, comme le Neuchâtelois Henri-Alexandre Junod [qui fit quatre longs séjours en Afrique, entre 1889 et 1920, ndlr] se sont intéressés à décrire et classer les groupes humains qu’ils rencontraient», confie Grégoire Mayor à cath.ch.

Dès le début, ces missionnaires protestants appuient leur prosélytisme chrétien sur l’étude des langues vernaculaires des autochtones, afin de comprendre leur organisation sociale et de tenter de discerner leurs croyances. Paul et Henri Berthoud, comme leurs confrères conscients de l’influence bénéfique de l’écrit sur les processus cognitifs, arrêtent une forme standardisée du groupe linguistique appelé le thonga (tsonga). L’écriture des langues indigènes constitue de fait un enjeu de pouvoir, un moyen de légitimer la présence missionnaire.

Stratégies missionnaires

Dès le début, les missionnaires protestants appuient leur prosélytisme chrétien sur l’étude des langues vernaculaires | © Jacques Berset

L’exposition montre également comment, à travers des projections lumineuses d’images religieuses ou des vues pittoresques de la Suisse et de ses infrastructures, les missionnaires, grâce à cette «lanterne magique», font passer l’idée de progrès. Il s’agit aussi, pour implanter durablement le protestantisme dans ces territoires encore «païens», d’imposer des comportements et une organisation sociale inspirée de modèles d’organisation «helvétiques».

Sur le terrain, outre la fondation d’écoles qui permettront de transmettre un système de pensée occidentale et de former des cadres pour les futures églises protestantes indigènes, ils développent des activités médicales, afin de limiter l’influence de ceux qu’ils qualifient de «sorciers» ou de «guérisseurs». La médecine missionnaire offre un moyen efficace de conversion, et à mesure que se développe le réseau hospitalier des missionnaires, la médecine traditionnelle recule et perd de son influence.

Une Afrique australe «figée dans un primitivisme fantasmé».

Les stations missionnaires disposent, pour les hommes, de menuiseries, de forges, de champs à cultiver, tandis que l’on enseigne aux femmes les travaux ménagers. «Les mêmes programmes de gymnastique qu’à Lausanne ou Neuchâtel formatent les corps, tandis que l’habillement est réglementé par les missionnaires, la nudité, même partielle, étant incompatible avec leur conception de la civilisation et de la morale».

Les missionnaires collectent aussi des objets pour les musées suisses, «documentant une Afrique australe figée dans un primitivisme fantasmé». Etudier cette ‘économie missionnaire’ à partir des archives – notamment mises à disposition par l’organisation des Eglises protestantes DM-échange et mission et les Archives cantonales vaudoises – est passionnant pour les ethnologues. Au XIXe siècle, les récits, objets ou photos envoyés par les missionnaires font partie des représentations que l’on a de l’Afrique à Neuchâtel ou dans le canton de Vaud».

Nombre d’illustrations dans l’exposition montrent que les missionnaires proposaient une vision de la Suisse idéalisée face à une Afrique stéréotypée, qui a été longtemps la seule «réalité» de ce continent multiforme présente dans nombre de foyers protestants de Suisse romande.    

Rôle «bienveillant» de la Mission suisse dans la lutte anticoloniale

La fin de l’exposition montre le rôle «bienveillant» de la Mission suisse dans le processus de lutte anticoloniale au Mozambique. Durant l’ère de la dictature salazariste (1933-1974), les missionnaires vaudois et neuchâtelois auront des «mots forts» à propos de l’entreprise coloniale portugaise au Mozambique, relève Grégoire Mayor. La lutte de libération aboutira, après une dizaine d’années de lutte armée menée par le Front de libération du Mozambique (Frelimo), à l’indépendance en 1975. Dans cette époque coloniale – on est de plus en pleine guerre froide ! – la Mission suisse subventionne les études d’Eduardo Chivambo Mondlane.

L’Afrique montrée à l’époque en Suisse était largement fantasmée | © Prune Simont-Vermot / Musée d’ethnographie de Neuchâtel

Celui qui deviendra président du Frelimo fondé en 1962 avait été formé à la Mission avant d’étudier en Afrique du Sud.  Il sera tué le 3 février 1969 par le biais d’un colis piégé envoyé au quartier général du Frelimo à Dar es-Salaam, en Tanzanie. L’exposition rappelle encore un proverbe africain volontiers cité par le leader assassiné: «Quand les Blancs sont venus dans notre pays, nous avions la terre et ils avaient la Bible; maintenant, nous avons la Bible et ils ont la terre». (cath.ch/be)

(*) Visible au Musée d’ethnographie de Neuchâtel (MEN) depuis le 13 septembre 2020, cette exposition a été réalisée avec le Musée cantonal d’archéologie et d’histoire à Lausanne. Elle est prévue jusqu’au 7 février 2021, mais, ainsi que les autres événements au programme, elle n’est plus accessible au public depuis le jeudi 5 novembre et ce jusqu’au 22 novembre au minimum, en raison de la pandémie du coronavirus, selon les directives du Conseil d’Etat neuchâtelois.

Grégoire Mayor, co-directeur du Musée d’ethnographie de Neuchâtel (MEN), devant une «case» de l'exposition «Derrière les cases de la mission» | © Jacques Berset
9 novembre 2020 | 16:50
par Jacques Berset
Temps de lecture: env. 7 min.
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