Coup de coeur et coup de tendresse. Théâtre enchantement, théâtre poésie.

«A chacun son cinéma», la création de Gérard Demierre mise en scène par

lui-même et André Christe a bouleversé et séduit. Et surtout fait vibrer

l’imagination des quelque mille personnes qui ont assisté début octobre à

Porrentruy aux cinq représentations données par le Foyer des Fontenattes à

Boncourt. Educateurs et résidants, handicapés mentaux profonds, chacun joue

son rôle. Sur des airs de musique de films. Crevant l’écran. Pour mieux inviter le public à les suivre. Dans une communion de l’imagination et du rêve. De communication.

C’est à une véritable féerie cinématographique que nous convie les metteurs en scène Demierre et Christe, ainsi que les 19 acteurs, 6 éducateurs

et 13 résidants des Fontenattes. Magie du son, de la lumière et de l’expression. Pour un théâtre qui explose de tendresse, inspiré des thèmes de

musique de films… qui défilent comme défile devant le public l’histoire

du cinéma. Pour que chacun, acteurs et spectateurs, puisse à son tour faire

son cinéma. Son propre «Paradiso».

Choquante l’idée de faire évoluer sur scène des handicapés mentaux profonds? Il faut ne pas avoir eu la chance d’assister «A chacun son cinéma»

et aussi perdre de vue l’essentiel, à savoir qu’ils sont des personnes à

part entière, qui existent et vivent, pour oser le penser. «C’est vrai

qu’on aurait pu redouter une approche voyeuriste du public. Le risque existait qu’on vienne voir en spectacle ces pauvres handicapés… sans oser ni

rire ni pleurer», admet Michel Choffat, directeur des Fontenattes.

Voyeurisme? L’idée fait sourire André Christe: «Nous n’avons pas voulu

faire un spectacle-thérapie. Les acteurs, handicapés ou éducateurs sont

pris comme des comédiens à part entière. Même le public en arrive à ne plus

remarquer le handicapé dans l’image qu’on nous propose de lui. Ils sont acteurs, c’est-à-dire qu’ils sont eux-mêmes. Simplement que leurs gestes,

leurs habitudes sont intégrés dans une mise en scène. Cela donne évidemment

un tout autre regard. Etre autiste dans une salle d’hôpital ou une institution ou sur la musique du «Docteur Jivago»… la dimension est différente».

Les handicapés n’ont du reste pas été traités comme tels par le metteur

en scène Demierre. «Je ne suis pas thérapeute. Quand l’un deux, toutes proportions gardées, avait de la peine à faire ce que je lui demandais, je

n’hésitais pas à le lui dire, comme j’aurais fait une remarque à n’importe

quel acteur».

Derrière le poste de TV

Les Fontenattes avaient dans le passé déjà tutoyé la comédie, mais de

façon interne. Dotées qu’elles sont depuis plusieurs années d’un atelier

théâtre. Thérapie de groupe? Distraction? Les deux sans doute. De là l’idée

de monter un spectacle public… Le défi a été relevé. A l’initiative des

éducateurs, il y a un peu plus d’un an. «Une folle aventure, dit Michel

Choffat. Nous avons lancé un appel à une douzaine de metteurs en scènes

professionnels de la Suisse romande et de la France voisine. Seul Demierre

a répondu. Et positivement qui plus est».

Pourquoi le thème du cinéma? «Un résidant du foyer ne pouvait s’empêcher

d’aller voir derrière le poste de TV ce qui s’y passait», se souviennent

les metteurs en scène. «Nous nous sommes alors demandés ce qui se passait

dans la tête des résidants rencontrés. Nous avions l’impression qu’ils

avaient en fait un cinéma dans leur tête. Peut-être pas le même que le nôtre. Mais que chacun d’entre eux avait le sien». En professionnel, en passionné du théâtre, Demierre s’est piqué au jeu. Sans complaisance, au point

d’exiger un «casting», une photo-portrait pour chacun des futurs acteurs,

avec ses spécificités propres, comme il l’aurait fait avec n’importe quel

autre comédien, pour n’importe quel autre spectacle. Mais en composant avec

la nécessité de tenir compte des réactions et des comportements prévisibles

ou non des résidants. En donnant notamment aux éducateurs la possibilité

d’improviser à partir de situations inverses à celles prévues dans le scénario

«Nous avons fourni un canevas de répétitions hebdomadaires, choisi des

thèmes musicaux, trié, imaginé… pour que chaque scène, chaque découpage

de tableau ne laisse seul un handicapé sur les planches. Le grand moment,

deux mois avant, explique Demierre, fut de demander aux éducateurs de prendre la place des handicapés. D’envisager avec eux leurs réactions. D’être

ce qu’ils sont leur vie durant. Du balancement continue de l’autiste à la

réaction de crise de tel ou tel autre résidant. Puis ce fut le travail intensif avec les éducateurs et les résidants réunis, quinze jours avant le

spectacle…»

D’étonnement en étonnement…

Théâtre émotion, théâtre message. L’émotion, la poésie, l’imagination,

la volonté de surprendre, l’inattendu et la tendresse sont des constatantes

dans le théâtre que propose Demierre, au même titre que le message qu’il

convient de faire passer. «A chacun son cinéma» ne trahit pas l’auteur. Sa

sensibilité, son approche humaine des choses de la vie l’ayant maintes fois

déjà appelés à aussi mettre son art au service des moins privilégiés, avec

des toxicomanes, des handicapés physiques et mentaux – à St-Legier (VD) déjà -, avec des malentendants. «Nous avions un message à faire passer… ne

serait-ce que pour dire que l’handicapé est un individu à part entière.

Sans tricher et sans tomber dans le piège de la complaisance. Avec ces habitudes, ses gestes de chaque jour».

Pour Demierre, «A chacun son cinéma» n’est pas qu’un spectacle de plus

parmi les 64 créés en un peu moins de 20 ans de carrière de metteur en scène. L’expérience et l’émotion resenties aux contacts des acteurs-résidants

enrichissent désormais son vécu. Et celui les éducateurs, qui sont allés

d’étonnement en étonnement. Que dire de cette pensionnaire dont le seul

langage consiste peu ou prou à dire invariablement non et qui, le soir de

la première, à l’interrogation de l’éducatrice déjà assurée de la réponse,

avait répondu «Si» à la question «alors tu ne veux pas jouer?». Que dire

aussi de la réaction de cette autre, décidant subitement de ne plus monter

sur scène, en pleine crise, puis complètement transformée à la vue de la

maquilleuse de service». «On cherche des thérapie… alors qu’un peu de

rouge à lèvres suffirait peut-être parfois», commente satisfait Michel

Choffat.

De Charlot à Schwarzenegger

Derrière l’écran? Spectateurs et spectatrices de «A chacun son cinéma»

sont allés en imagination voir se qui s’y passait. Chacun avec son rêve,

son monde et son image. Spectateur… puis acteur à son tour. Comme l’acteur, devenu lui aussi public. Les musiques de films de Chaplin ou de Fellini, les thèmes d’Il était une fois dans l’Ouest, du Docteur Jivago, de

37,2 le matin, de Bagdad café, de Chantons sous la pluie ou encore du Grand

bleu accompagnent les scènes… Le théâtre à la rencontre du cinéma… du

cinéma muet de Charlot à celui en trois dimensions de Schwarzenegger, en

passant par le cinéma d’ombre. L’histoire du cinéma défile, explose avec

l’apparition de la couleur, avec un Sergio Leone dont les colts se sont

transformés en crayons de couleurs, pour crever l’écran et faire sortir de

celui-ci les comédiens libérés.

Dans le spectacle de Demierre, le public n’est jamais passif. Son théâtre est sur la scène, dans la salle, mais aussi dès l’entrée, dans les couloirs. A la rencontre des gens. Peu voir pas du tout de paroles dans «A

chacun son cinéma. De la musique… des expressions, des gestes comme autant d’invitations, des éclairages étudiés, subtiles et tendres. Les séquences découpées se suivent, faisant naître l’enchantement. Qui grandit.

Enchantement des ombres chinoises derrières l’écran, avec l’apparition de

silhouettes comme autant de Charlots. Comme autant de personnages dont on

ne sauraient distinguer le handicape. Pour mieux souligner qu’ils sont des

acteurs, simplement. Poésie aussi, avec les bulles de savon soufflées comme

s’il en pleuvait, tendresse d’un moment d’affection et d’amour échangé entre comédiens, tendresse et douceur avec la restitution du gramophone un

moment confisqué, déroutant avec un Lee Van Cleef que Sergio Leone n’aurait

pas renié… Spectacle total, spectacle poésie. Où se mélangent rêves et

couleurs, l’émotion et surtout, pour chacun, l’envie d’y participer aussi.

«A chacun son cinéma» ne se voulait aucunement rattaché à une quelconque

thérapie. Un jugement qu’il conviendra peut-être de réviser aux Fontenattes. «C’est vrai, admet le directeur de cette institution, j’ai vu de la

part d’éducateurs-acteurs des attitudes supérieures en qualités relationnelles à celles d’éducateurs dans l’exercice de leur tâche quotidiennes au

Foyer. Des choses nouvelles méritent maintenant d’être creusées suite à

cette expérience nouvelle».

«On pouvait craindre des auto-mulations sur scène, ou encore des comportements de crise pour l’un ou l’autre des résidants. Rien de tout cela ne

s’est passé». Comment l’expliquer? «Difficile. Peut-être le sentiment de

vraiment exister, d’être revalorisés. D’être acceptés pour eux-mêmes, pour

ce qu’ils sont véritablement: des personnes à part entière». Une réponse

positive au poème de cette mère anonyme adressé aux éducateurs: «Je serai

là pour lui quand vous serez parti depuis longtemps. Réjouissez-vous de ce

qu’il est et de ce qu’il va devenir. Mais pardonnez-moi si de temps en

temps, je verse une larme pour ce qu’il aurait pû être…» (apic/pr)

elle accueille aujourd’hui 24 pensionnaires handicapés profonds âgés de 18

ans et plus, qui vivent dans ce foyer ouvert 24 heures sur 24 et 365

jours par an, avec l’aide d’une cinquantaine de

personnes, éducateurs confondus -.

7 octobre 1993 | 00:00
par webmaster@kath.ch
Temps de lecture : env. 6  min.
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