Actualité: Le Deuxième Rassemblement œcuménique européen, qui fait suite au grand rassemblement de Bâle en 1989, se tient du 23 au 29 juin à Graz, en Autriche, sur le thème «La Réconciliation – Don de Dieu et Source de Vie nouvelle». Près de 10’000 person

Parmi eux, un évêque assomptionniste d’origine française, Mgr Louis A. Pelâtre, vicaire apostolique d’Istanbul. L’APIC l’a rencontré à la basilique cathédrale Saint Esprit, au cœur de la grande métropole sur le Bosphore, à cheval sur l’Europe et l’Asie, qui fut jadis la prestigieuse capitale de la chrétienté d’Orient, Constantinople, la «deuxième Rome». JB

APIC – INTERVIEW

Rencontre avec le religieux assomptionniste Louis Pelâtre, évêque catholique à Istanbul

«Dialogue de la vie» et témoignage chrétien en pays d’islam

Jacques Berset, Agence APIC

Istanbul, 10 juin 1997 (APIC) Le Rassemblement œcuménique de Graz, pour important qu’il soit, est avant tout un événement européen. «La Turquie fait-elle vraiment partie de l’Europe ?», se demande Mgr Louis Pelâtre, vicaire apostolique d’Istanbul. «Avec le tout petit nombre de chrétiens que nous représentons ici, nous nous trouvons dans une position très particulière par rapport à l’Europe». Une infime présence chrétienne en pays d’islam qui témoigne pourtant du «dialogue de la vie» possible entre musulmans et chrétiens.

Mgr Louis Pelâtre est président de la Conférence épiscopale de Turquie, qui regroupe tous les rites catholiques présents dans le pays. A ce titre, il représentera au Rassemblement de Graz les divers rites catholiques de ce vaste pays à cheval sur l’Europe et l’Asie. Mgr Pelâtre sera accompagné en Autriche par le président de l’Union des religieux, et par une religieuse. «C’est le maximum de ce que nous pouvons fournir, étant donné la modestie de notre Eglise».

APIC: Que signifie être chrétien dans un pays comme la Turquie, qui est certes un pays laïc, mais où l’influence de l’islam se fait tout de même sentir ?

Mgr Pelâtre: Comme vous pouvez le constater, nous avons beaucoup de communautés chrétiennes pour peu de fidèles dans cette ville historique. Je ne suis pas le seul à penser ainsi: nous ne voulons pas vivre cette situation d’une manière négative, bien au contraire. Il est bien certain que cette situation de minorité, car c’est la nôtre, nous rapproche beaucoup.

Certes, nous ne sommes pas allés très loin en ce qui concerne les relations avec l’islam. Je peux tout de même donner quelques exemples concrets. Par l’intermédiaire de la nonciature apostolique, nous avons signé il y a quelques années un accord culturel entre l’Université d’Ankara et la Grégorienne de Rome, avec échange de professeurs. Résultat: un jésuite américain a pu venir donner ici trois séries de six mois de cours sur le christianisme dans les Facultés de théologie islamique. En échange, des Turcs sont allés à Rome donner des cours sur l’islam à la Grégorienne. Cela a été très positif. Il en est même sorti un petit livre qui a été traduit en turc. Cette expérience continue.

APIC: : Depuis que les islamistes du Parti de la Prospérité (Refah) sont arrivés au pouvoir avec le premier ministre Necmettin Erbakan et contrôlent un certain nombre de municipalités, devez-vous faire face à des menaces et à une nouvelle vague d’attentats contre la communauté chrétienne, ou la situation s’est-elle normalisée ?

Mgr Pelâtre: Dans les rapports avec l’Etat, nous rencontrons, comme à l’accoutumée, beaucoup de problèmes. Ces derniers mois, je ne vois pourtant pas de grands changements. Comme minorités, nous avons toujours eu des inconvénients, certaines fois des bombes ont visé des institutions religieuses, comme le patriarcat œcuménique. Mais cela existait avant la montée en force des islamistes, ce n’est pas une chose nouvelle.

La volonté d’un courant militant d’islamiser la société est bien là: propositions de construire une grande mosquée à Ankara, une autre à la place Taksim, haut lieu des manifestations laïques à Istanbul, de permettre à nouveau aux femmes de porter le voile dans les institutions publiques, etc. Ces demandes qui ont fait beaucoup de bruit rencontrent une forte opposition dans la société et un veto décidé de la part du Conseil National de Sécurité (MGK), un Conseil regroupant hauts dirigeants militaires et civil du pays qui se veut garant de la République laïque. Pour le moment, tout est retombé, mais il faut tout de même rester vigilant.

En matière de relations avec les islamistes, je peux donner des exemples concrets. Dans le secteur ancien de la ville, il y a une municipalité administrée par les islamistes du Refah, dans le quartier de Beyoglu. C’est pourtant là-bas, pour la première fois, que les autorités sont venues faire des visites de courtoisie pour les fêtes de Noël. Beaucoup nous disent: «méfiez-vous, on vous fait de belles démonstrations, mais voyons après»! » Bien sûr que nous ne sommes pas naïfs, mais pour le moment, ce sont de telles choses que nous constatons. Ce nouveau courant laisse quand même clairement entendre qu’il est totalement opposé à la République turque actuelle, qui est laïciste. Il veut revenir à la situation ottomane où, disent les islamistes, toutes les communautés religieuses cohabitaient harmonieusement.

APIC: Les islamistes veulent ainsi le retour à la situation prévalant sous l’empire ottoman, avec le système de la «dhimma» qui «protège» les «gens du Livre» – notamment les juifs et les chrétiens -, mais qui est loin d’un système garantissant l’égalité des droits pour les non-musulmans.

Mgr Pelâtre: C’est ce que veulent les islamistes, ils le disent très clairement. Ils ne sont pas pour l’égalité entre toutes les religions, mais pour la tolérance. Mais ils nous disent que ce système, que nous considérons comme n’étant pas idéal, est bien supérieur au sort qui nous est réservé dans la République laïque. Ils constatent qu’historiquement les chrétiens ont disparu de Turquie depuis la chute de l’empire ottoman et de la proclamation de la République, par Mustafa Kemal Atatürk.

Il y a eu de nombreux facteurs, comme le nationalisme très fort dans le cadre du démantèlement de l’empire ottoman, les Turcs voulant avoir aussi leur propre territoire. On repartait sur un nouveau système qui n’était plus la cohabitation de diverses nations au sein de l’empire. La disparition des chrétiens contemporaine à la naissance de la République n’est à l’évidence qu’une coïncidence historique; mais les islamistes jouent sur ce fait.

APIC: L’islam turc n’est pourtant pas monolithique…

Mgr Pelâtre: En effet, tout un mouvement se développe actuellement autour d’un leader charismatique religieux, M. Fetullah Gülen, qui offre le dialogue; il organise de grands rassemblements où il prêche vraiment la fraternité et la cohabitation de tous les courants de pensée. Le patriarche Bartholomée a été invité à parler en public lors d’un tel événement. On ne voit pas encore clairement l’avenir; on assiste à un véritable bouillonnement. Personne ne peut prévoir dans quel sens cela va aller.

Face au courant religieux se dresse le courant laïc et républicain se réclamant de l’héritage de Kemal Atatürk. Cette tendance, qui ne veut pas que les religions – musulmane ou autres – soient au premier plan, est très forte. Je ne vis dans ce pays que depuis 27 ans. Ceux qui ont vécu ici avant moi me disent que c’était une situation difficile, avec beaucoup de problèmes. La société s’est ouverte davantage aux idées nouvelles et la surveillance policière exercée sur les missionnaires étrangers au début de mon séjour s’est relâchée. Par rapport à mes prédécesseurs, la situation s’est bien améliorée.

APIC: Comment les communautés chrétiennes, qui sont atomisées, vivent-elles l’œcuménisme en Turquie ?

Mgr Pelâtre: Du point de vue relations avec les autres chrétiens, nous vivons le dialogue de la charité, les relations humaines sont très cordiales entre les communautés. Nous nous trouvons dans la situation de très petites communautés qui sont toutes rattachées à des grandes communautés mondiales. Alors nous essayons de jouer notre petit rôle localement.

La communauté latine d’Istanbul a beaucoup évolué ces dernières décennies. Le nombre des catholiques autochtones a diminué alors qu’a augmenté le nombre des étrangers en poste ici pour différentes raisons. Dans la communauté latine, les étrangers sont devenus la majorité. Nous devons gérer une grande diversité de groupes culturels et nationaux qui s’accordent avec le petit noyau local turc. Pour le Vicariat apostolique d’Istanbul et Ankara, en tenant compte des inscriptions dans les consulats et les ambassades, le nombre de catholiques tourne autour de 15’000. Cela ne veut pas dire qu’il y a autant de pratiquants. Ceux qui vont à l’église n’en représentent que le 10%.

Dans ces 10%, la partie la plus fidèle est composée d’autochtones, nés dans le pays. Ils sont entre 2 à 3’000. Certains d’entre eux sont des Turcs ou ont la citoyenneté turque; d’autres vivent ici depuis des générations sans avoir la nationalité turque. Il s’agit principalement de Français, d’Italiens, de Britanniques.

Bonnes relations avec le patriarche œcuménique Bartholomée

Les relations avec l’orthodoxie, c’est-à-dire avec le Patriarcat œcuménique, sont très bonnes. Je connaissais le patriarche Bartholomée avant qu’il ne soit évêque; nous étions prêtres ensemble. Mais il faut l’avouer, étant donné leur petit nombre, en vérité nos communautés sont un peu fermées les unes par rapport aux autres. Il y a les relations ordinaires de la vie des fidèles, quelques rares fois des mariages mixtes, le dialogue de la vie.

Le patriarcat œcuménique, ici, comme vous le savez, est une institution internationale beaucoup plus tournée vers l’extérieur que vers la petite communauté locale. Nos relations sont par conséquent limitées: nous célébrons ensemble la semaine de prière pour l’unité des chrétiens, nous participons aux célébrations mutuelles, à divers échanges. Cependant le chemin de l’unité est encore long entre les différentes confessions chrétiennes. Que l’on songe simplement au fait que nous n’arrivons pas à avoir un même calendrier (certains utilisent encore le calendrier julien, d’autres le grégorien). Alors qu’au niveau des religieux et des théologiens, nous pensons que ce problème n’est pas important, c’est à l’évidence un gros obstacle pour les fidèles.

Autre contre-témoignage des minorités chrétiennes dans cette société à dominante musulmane; nous n’avons pas réussi à créer un Conseil d’Eglises chrétiennes. Nous avions lancé cette initiative il y a quatre ou cinq ans, mais la démarche a échoué – il m’est pénible de le dire – pas forcément pour des raisons fondamentales. Plutôt pour des questions de personnes.

Dès le début, nous nous sommes heurtés à la question de savoir qui allait présider, ainsi qu’à la place des Eglises orientales catholiques (uniates). Les difficultés ne sont pas venues du patriarcat œcuménique, mais du côté arménien. Nous, les catholiques, désirions que ce soit le patriarcat œcuménique qui ait la présidence. Mais le patriarcat arménien, qui regroupe beaucoup plus de fidèles (le patriarcat avance le chiffre de 60’000 pour Istanbul et ses environs et 3 à 4’000 Arméniens pour toute l’Anatolie), n’a pas accepté, proposant une présidence tournante. Dans cette hypothèse, les catholiques orientaux (uniates) n’auraient pas pu représenter l’Eglise catholique. En fait, l’ambiance n’était pas à l’unité, les temps ne sont sans doute pas encore mûrs … (apic/be)

9 avril 2001 | 00:00
par webmaster@kath.ch
Temps de lecture : env. 7  min.
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