«La plus grande misère n'est pas dans les bidonvilles de Manille»
Originaire de Versailles, Matthieu Dauchez, prêtre français, a décidé de tout quitter pour se mettre au service des plus pauvres. A Manille, aux Philippines, il prend soin des enfants des rues et des familles précarisées. Il raconte son parcours. Et partage ce qui lui donne la force de sans cesse se relever.
Vincent Delcorps, cathobel
«Les pauvres sont nos maîtres.» Cette expérience, le Père Matthieu Dauchez la fait tous les jours. En 1998, il a fondé l’association ANAK-Tnk, aux Philippines. Depuis lors, il a décidé de vouer sa vie à la mission. Au service des enfants des rues et des familles des bidonvilles, il tente chaque jour de rendre le monde meilleur. Et de rendre Dieu présent au cœur de la souffrance.
C’est par vidéoconférence que cette grande figure de la mission contemporaine, qui a reçu chez lui le pape François en 2015, a répondu aux questions de cathobel.
Vous vivez aujourd’hui aux Philippines, au cœur de la pauvreté. Vous ne sembliez pourtant pas prédestiné à pareil engagement…
En effet. Au risque de décevoir les lecteurs, je dirais même que c’est plutôt l’orgueil qui m’a fait partir à Manille.
Racontez-nous…
Je suis originaire de Versailles. Je viens d’une famille catholique, «bien comme il faut». En entrant au séminaire, je me projetais dans la vie un peu caricaturale d’un curé de campagne. Une vie un peu «pépère»… Mais au séminaire, l’un de mes condisciples me lâcha un jour, sans doute pour me provoquer un peu: «Toi, le Versaillais, tu n’es pas capable de partir en mission, d’aller salir tes mocassins au loin.» C’était de l’humour, évidemment… Piqué au vif, je l’ai aussitôt contredit. Au fond de mon cœur, je sentais pourtant qu’il avait raison… En 1998, avec deux autres séminaristes, je suis venu ici.
Comment avez-vous vécu cette première expérience aux Philippines?
J’ai vécu ce que Mère Teresa aurait appelé «un appel dans l’appel». Je crois que je considérais au départ que la situation était assez simple. Qu’on allait offrir aux enfants des rues un toit, quelques affaires, trois repas par jour, et que tout rentrerait dans l’ordre. Mais je me suis rendu compte que la situation était bien plus compliquée, qu’elle n’était pas seulement matérielle. Je compris alors que c’était l’affaire de toute une vie…
De votre vie?
J’ai très vite senti, au fond de mes tripes, qu’il s’agissait effectivement pour moi de tout donner.
Une rencontre va jouer un rôle important pour vous…
J’ai eu effectivement la chance de rencontrer le cardinal Sin, l’archevêque de Manille [décédé en 2005, ndlr]. Il me dit ceci: «Le service des plus pauvres n’est pas le privilège des religieux ou de certaines communautés spécifiques. Il est le devoir de toute l’Église, y compris des prêtres diocésains.» Il me dit aussi qu’il était prêt à m’accueillir dans son diocèse pour que je me mette au service des plus pauvres, comme prêtre diocésain. Cela correspondait à mon appel.
Vous êtes donc aujourd’hui prêtre du diocèse de Manille…
Les prêtres d’ici ont l’habitude de dire que je suis un French national, mais un Filipino priest. En fait, j’ai tout coupé avec la France et je suis complètement dépendant du diocèse de Manille.
Vous avez fait le choix radical de suivre le Christ en laissant tout derrière vous. Un choix difficile sans doute…
La radicalité est effectivement très difficile à vivre. Vraiment! Et on ne s’y habitue pas. Chaque fois que je repasse par la France et que je revois ma famille, c’est toujours un déchirement de devoir repartir. C’est même de plus en plus difficile, notamment parce que je vois mes parents vieillir. Et en même temps, c’est cette radicalité qui donne vraiment du sens à ce que je fais. C’est elle qui rejoint la soif intérieure qui se trouve au fond de nos tripes. C’est parce que c’est radical qu’on a envie de se donner! Évidemment, il n’est pas nécessaire de venir à Manille, ni de devenir prêtre, pour vivre la radicalité. Celle-ci peut être vécue dans toutes les vocations.
Faut-il être radical pour être un bon chrétien?
Je ne me permettrais certainement pas de juger quelqu’un qui ne vit pas de façon radicale. La radicalité n’est pas le baromètre de notre qualité chrétienne. Je dirais plutôt qu’elle est une façon de répondre à une soif profonde que l’on peut ressentir. Ne pas répondre à cette soif peut provoquer des tiraillements. Mais cela ne signifie pas qu’on est un mauvais chrétien! De même, ce n’est pas le fait de répondre à un appel qui fait de nous de bons chrétiens. Le combat pour devenir un bon chrétien, sous le regard du bon Dieu, c’est un combat de tous les jours, qui concerne chacun de nous.
Vous avez décidé de vivre aux Philippines bien avant l’arrivée du pape François. Celui-ci appelle particulièrement les chrétiens à se rendre aux périphéries. Vous conforte-t-il dans votre choix?
Quand je pense au pape, je repense à la visite qu’il nous a faite ici, en 2015. Après la messe célébrée à la cathédrale, il est venu dans l’un des centres de la Fondation et il a passé du temps avec les enfants. J’avoue qu’avant la visite, je me posais quelques questions. Cette visite allait-elle être sincère ou juste un coup de com’?
«Il faut que cette œuvre continue parce que ces enfants sont la chair du Christ.»
Pape François
Je peux aujourd’hui vous assurer que le pape a été auprès des plus petits. Et qu’il était très à l’aise et très heureux avec eux. En outre, il avait expressément demandé qu’aucun journaliste ne soit présent. Au terme de la rencontre, il me dit, en français: «Il faut que l’œuvre continue parce que ces enfants sont la chair du Christ.»
Là, je me suis dit que cet homme avait tout compris. Ici, je suis souvent la tête dans le guidon. Je n’ai pas toujours le temps de suivre l’actualité du pape, ou même le Synode sur la synodalité. Mais je vois en tout cas, dans l’approche que le pape a vis-à-vis des plus pauvres, une véritable sincérité. Et je me retrouve bien dans sa volonté de leur donner la priorité.
Comment se déroule une journée-type, au Centre?
Il n’y a pas de journée-type ici! Tout parent sait que la vie avec enfants est souvent faite d’imprévus – c’est d’ailleurs ce qui fait la joie d’avoir des enfants! Ici, nous accueillons 450 enfants dans 29 centres. Je peux vous dire que notre vie n’est faite que d’imprévus! La disponibilité, en l’occurrence, est au cœur de mes journées.
J’essaie d’être toujours prêt pour répondre aux besoins des enfants ou des familles qui se présentent à moi. Les enfants que je rencontre sont profondément blessés. Ils ont vécu les pires choses que l’on peut imaginer – abus, abandon… On leur a dit, y compris au sein de leur famille, qu’ils n’étaient pas dignes d’aimer et d’être aimés. Notre tâche consiste à leur faire comprendre l’inverse. Ce qui passe par une disponibilité de tous les instants. Il faut tâcher de ne pas rater les moments où l’enfant a besoin d’ouvrir son cœur.
Être prêtre change-t-il quelque chose dans le rapport que vous avez avec ces enfants?
Les Philippines sont un pays profondément catholique. La foi imprègne toutes les strates de la société. Exemple: quand le président a une réunion avec ses ministres, il la commence par un temps de prière. Ici, la vie spirituelle est la colonne vertébrale de la Fondation. Le fait d’être prêtre m’aide à mettre en place la dimension la plus importante de mon travail: placer les enfants devant le Bon Dieu au cours de temps d’adoration. Plusieurs fois par semaine, avec les enfants des rues, et dans les bidonvilles, nous proposons un temps d’adoration.
Cela rejoint l’une de mes intuitions fondamentales: je crois qu’il est extrêmement difficile, pour un prêtre, d’amener les gens vers le Bon Dieu. L’homme, en effet, peut nourrir de vives réticences vis-à-vis de son Créateur. En revanche, il est extrêmement simple, pour un prêtre, d’amener le Christ aux gens. Notamment par l’adoration eucharistique. La mission de la Fondation est de remettre les petits cœurs de ces enfants en marche. Pour y parvenir, il faut remonter à la source. Et laisser faire le Bon Dieu.
«Je crois profondément qu’il n’y a pas d’évangélisation sans service auprès des plus pauvres, et inversement.»
Votre travail relève-t-il davantage de la lutte contre la pauvreté ou de l’évangélisation?
Ces deux termes, pour moi, veulent dire la même chose. Je crois profondément qu’il n’y a pas d’évangélisation sans service auprès des plus pauvres, et inversement. L’évangélisation, ce n’est pas faire du prosélytisme, c’est rendre le Christ présent! Voyez l’Évangile: c’est par le service de l’autre que Jésus a évangélisé. Il n’y a pas eu de guérison sans message évangélique. Le Christ ne guérit les corps que pour édifier les âmes.
N’auriez-vous toutefois pas pu rester en France pour lutter contre la pauvreté et évangéliser?
Je me souviens d’un homme qui m’avait dit cela à la fin d’une conférence: «Il y a suffisamment de pauvres en France, pourquoi partir à l’autre bout du monde?»
Que lui avez-vous Qu’avez-vous répondu?
Je lui ai dit qu’il avait tout à fait raison. Mais j’ai ajouté: «Et vous, que faites-vous?» Je l’ai dit sans méchanceté, mais c’était une forme de provocation. C’était aussi une façon de souligner que l’important n’est pas le lieu. Ce qui importe, c’est de servir le plus pauvre là où l’on est. Dieu m’a appelé ici, à Manille.
Mais je crois que la mission des prêtres qui se trouvent en Belgique ou en France est bien plus exigeante que la mienne. Car moi, je vois les fruits de mon travail de façon assez immédiate. En Europe, mes amis prêtres sont parfois confrontés à une indifférence terrible. Ça peut être très aride… Mère Teresa l’avait bien compris. A la fin de sa vie, elle parlait de plus en plus de la misère des pays dits civilisés. Elle avait perçu que la plus grande misère ne se trouvait pas dans les bidonvilles de Manille. Mais plutôt dans la solitude des personnes âgées, malades, rejetées, en Occident.
«Tous les philosophes et tous les théologiens buttent contre la question du mal. On ne peut expliquer le mal par l’intelligence, mais on doit y répondre, par la compassion, la joie, le service du prochain.»
Une question revient souvent: comment Dieu permet-il tout cela? C’est aussi le titre de l’un de vos livres…
Quand le pape François est venu à Manille, l’une des enfants de la Fondation a posé cette question. «Tu as posé la seule question qui n’a pas de réponse», a répondu le pape. Puis il a serré l’enfant dans ses bras. Sans doute est-ce un peu culotté de ma part, mais je crois que le pape se trompe… Certes, cette question n’a pas d’explication – tous les philosophes et tous les théologiens buttent contre la question du mal. En revanche, il y a des réponses! On ne peut expliquer le mal par l’intelligence, mais on doit y répondre par la compassion, la joie, le service du prochain.
Vous-même, parvenez-vous toujours à conserver cette attitude spirituelle? N’êtes-vous pas parfois en proie au découragement?
Je suis souvent découragé! Cela m’arrive quand je vois un enfant retourner dans la rue, quand la législation se montre défavorable aux enfants, quand un enfant décède dans mes bras… Deux choses m’aident. La première et la plus importante, c’est la prière. Me remettre entre les mains du Bon Dieu, me rappeler que je ne suis pas superman. C’est vital! Quand les temps de prière et la fréquentation des sacrements deviennent irréguliers, nous devons mettre nos alarmes en marche. Cela vaut pour tous les chrétiens, mais sans doute singulièrement pour les prêtres. La deuxième chose qui m’aide, c’est de retrouver l’atmosphère de joie dans les foyers de la Fondation. Je suis donc souvent découragé, mais toujours relevé.
Comment peut-on vous soutenir?
Priez pour nous! Priez pour tous les enfants qui sont ici, et pour tous ceux qui les accompagnent. Le reste, le Bon Dieu s’en occupera… (cath.ch/cathobel/mp)
Bio express Matthieu Dauchez
28 juillet 1975: naissance à Versailles
1995: entre au séminaire
1998: premier voyage aux Philippines
26 juin 2004: ordonné prêtre à Manille
2018: publication du livre Pourquoi Dieu permet-il cela? Les enfants des rues face à la question du mal