Actualité: Gustavo Gutierrez, père de la théologie de la libération, recevra lundi 16 novembre le titre de docteur honoris causa de la Faculté de théologie de l’Université de Fribourg.
APIC – Interview
Fribourg: Le Père Gutierrez docteur honoris causa de l’Université de Fribourg
Amérique latine: Les pauvres meurent avant l’heure
Par Pierre Rottet, de l’APIC
Fribourg, 15 novembre 1998 (APIC) Après nombre d’autres institutions dans le monde, la Faculté de théologie de l’Université de Fribourg honore à son tour le théologien péruvien Gustavo Gutierrez, «père de la théologie de la libération». A 70 ans, le curé du Rimac, à Lima, n’a rien perdu de sa verve dans son combat au service des pauvres du continent latino-américain, des pauvres qui meurent avant l’heure. Notre interview.
Directeur de l’Institut Bartolomé de las Casas, auteur de nombreux ouvrages, le «Padre» Gutierrez est plus convaincu que jamais de la justesse de sa lutte: que «tous aient la vie en abondance». Son regard lucide sur les réalités socio-économiques de l’Amérique latine, sur les causes historiques et actuelles d’une misère grandissante, ne l’empêche nullement de lancer son message d’espoir, en témoin de Jésus-Christ.
L’intuition fondatrice de la théologie de la libération est-elle toujours aussi importante aujourd’hui?
Gustavo Gutierrez: Plus que jamais, malheureusement d’ailleurs. Je dis malheureusement parce que je voudrais bien que la réalité du pauvre ne soit plus aujourd’hui celle qui reste la sienne. La théologie de la libération est en effet née comme un effort pour répondre à la question: «Comment dire au pauvre, dont la vie semble être à maints égards la négation de l’amour, que Dieu l’aime?» Nous sommes toujours convaincus que la question énoncée est beaucoup plus importante que la solution que nous sommes en mesure de formuler. L’option préférentielle pour les pauvres est l’intuition fondamentale de cette réflexion théologique. Elle garde donc toute son actualité, alors que les chemins concrets pour vivre cette option changent… et doivent changer.
APIC: Une théologie de la libération qui utilise une analyse en termes de classes en insistant sur la dimensions socio-économique est-elle encore pertinente, alors que surgissent d’autres problèmes? Notamment la place de la femme dans la société et dans l’Eglise, les minorités et les cultures autochtones, le rapport de l’homme avec la nature.
Gustavo Gutierrez: Dans la théologie de la libération, il n’y a pas que l’analyse de la pauvreté et de ses causes. Elle ne s’est du reste jamais contentée d’une approche socio-économique. Dès le début les facteurs culturels, raciaux et même ce que nous appelons le genre (homme/femme, ndr) ont été présents. Il fallait les approfondir, et cela s’est fait il y a bien des années déjà. A ces facteurs s’est ajouté un intérêt croissant pour l’écologie, vue à partir des pays pauvres. La théologie de la libération est d’autant plus pertinente qu’elle aborde beaucoup d’autres points très importants.
Dès le début, dans le cadre de la théologie de la libération, on a parlé des races et des cultures méprisées, et de la discrimination des femmes. La dénonciation ne suffit pourtant pas. D’où la nécessité d’approfondir la réalité et de la voir sous toutes ses dimensions. La réflexion théologique qui vient de la situation de pauvreté et de marginalisation, mais également de la richesse culturelle des peuples Indiens d’Amérique latine, est très importante et pleine de promesses. On peut parler de façon semblable de la théologie faite à partir de la population noire et de celle qui s’élabore dans une perspective féminine.
APIC: Quels sont les changements parmi les plus importants en Amérique latine par rapport aux questions posées par la théologie de la libération ces trente dernières années?
Gustavo Gutierrez: La théologie de la libération n’est qu’une théologie et répercute par conséquent de façon privilégiée l’engagement des chrétiens. Elle n’offre cependant pas un programme politique de plus parmi d’autres. Reste, et nous en sommes convaincus, que l’Evangile a un mot incisif à dire à propos de la construction de la société, de la pauvreté, de l’injustice sociale et des droits humains. Cela interpelle aussi bien l’Eglise catholique que les autres Eglises chrétiennes. Les Conférences de Medellin, en 1968, de Puebla, en 1979 et de Saint-Domingue, en 1992, en sont une expression.
De plus en plus de gens s’investissent en Amérique latine dans une perspective de solidarité avec les pauvres. En même temps, on assiste à un approfondissement de cet engagement. Les laissés pour compte, et parmi eux les indigènes, les noirs et les femmes, deviennent les acteurs de leur propre histoire. Il y a là un constat particulièrement riche pour l’Eglise latino-américaine. Si aujourd’hui l’Evangile est bien plus significatif en Amérique latine qu’il y a 30 ans, ce n’est pas seulement grâce à la théologie de la libération, qui a apporté sa contribution, mais c’est surtout grâce à l’engagement de pas mal de chrétiens, et du témoignage de ceux qui ont donné leur vie.
Théologie latino-américaine faite à l’usage du continent? Je n’aime pas beaucoup l’expression «théologie latino-américaine». Quand la théologie était seulement faite en Europe, elle s’appelait tout simplement «théologie». Lorsque des Indiens se mettent à en faire, on la qualifie de théologie latino-américaine. C’est de la théologie. Un point c’est tout. Pour nous, la théologie est un acte second. Ce qui vient d’abord, c’est la vie chrétienne. Raison pour laquelle, chez nous, ceux qui élaborent les vrais sujets de la théologie, ce sont les communautés de base. A l’intérieur desquelles les théologiens ont un rôle. Notre réflexion porte aussi sur la Bible. Il faut le dire, même si on a parfois l’impression qu’il s’agit là d’un domaine réservé presque exclusivement aux européens.
APIC: Pourquoi libération… Et pourquoi pas plutôt salut?
Gustavo Gutierrez: Ce sont des synonymes. Le salut, la rédemption, est appelée dans la Bible œuvre libératrice. Dans ce qui touche à la personne et au social, le terme «libération» permet de souligner les répercussions historiques de la libération de Jésus. Libération est aussi un terme très usité dans notre continent. Il m’a aussi semblé qu’il ne fallait pas laisser penser aux gens que «libération» s’arrêtait à la libération politique, certainement très importante… Finalement, pour un chrétien, la racine dernière de l’injustice sociale, c’est ce que nous appelons le péché. C’est-à-dire la rupture d’amitié avec Dieu et avec les autres.
APIC: La théologie de la libération est-elle le passage obligé de l’évangélisation en Amérique latine? Est-elle davantage nécessaire aujourd’hui après l’effondrement des modèles socialistes de l’Est et l’application pure et dure du néolibéralisme dont les effets se font durement sentir pour les pauvres de l’Amérique latine?
Gustavo Gutierrez: Passage obligé, non… Aucune théologie ne peut l’être! Il n’en demeure pas moins vrai que nous avons rappelé un point central du message biblique: l’option préférentielle pour les pauvres, dont on peut dire qu’elle est un passage obligé, parce qu’elle n’appartient pas à une théologie particulière. En cela, je ne vois pas en quoi l’effondrement des régimes socialistes de l’Est pourrait effacer cette exigence. La théologie de la libération suscite aujourd’hui en Amérique latine un intérêt pour la théologie jamais vu auparavant. Les chrétiens éprouvent le besoin de réfléchir théologiquement sur leurs pratiques pastorales ou même politiques en tant que chrétiens.
APIC: Quels sont les nouveaux défis qui se posent à la théologie de la libération, et en dernier lieu à l’évangélisation du pauvre, dans une société qui se globalise et se mondialise?
Gustavo Gutierrez: Parmi d’autres, l’exclusion cynique des pauvres, devenus insignifiants dans la marche de l’économie actuelle. Pauvre veut toujours dire ne pas avoir à manger. En réalité, il y a des gens dans nos pays qui semblent de trop… qui sont de trop pour ceux qui dominent la scène politique mondiale. Malgré tout cela, et c’est là une autre différence avec le passé, les pauvres de nos pays prennent toujours davantage conscience des causes de leur situation. C’est là un changement très important. La pauvreté se situe aujourd’hui dans un contexte économique et politique différent de celui que nous connaissions il y a 30 ans. Je pense à la globalisation et à la prédominance du néolibéralisme. Le pauvre n’est même plus exploité, il est exclu.
APIC: Vu d’Europe, le débat sur la théologie de la libération est souvent présenté comme un bras de fer entre «progressistes» d’Amérique latine et «conservateurs» à Rome. Une caricature de la réalité?
Gustavo Gutierrez: C’est une caricature, en effet. Nos difficultés proviennent principalement des groupes de pouvoirs politiques et économiques. Nous avons des conservateurs très agressifs en Amérique latine. Alors, poser le débat comme une discussion entre une périphérie de l’Eglise et le centre est simplificateur. En même temps, nous avons aussi trouvé un immense accueil pour cette théologie, qui a d’ailleurs inspiré pas mal de textes à Medellin et à Puebla. Mais il est aussi vrai que Rome a exprimé des réserves, des critiques et des questions. On ne peut pas simplement dire que ceux qui interrogent la théologie de la libération sont des conservateurs.
APIC: On a parlé de «mauvais courant» entre vous et le président de la Conférence des évêques du Pérou, Mgr Vargas Alzamora, et avec la Congrégation pour la doctrine de la foi, présidée par le cardinal Ratzinger?
Gustavo Gutierrez: Pas du tout. Mes rapports avec mon évêque, le cardinal Vargas Alzamora, sont excellents… Avec la Congrégation pour la doctrine de la foi, on a eu, c’est vrai, ces dernières années, un débat très aigu sur la théologie de la libération. Actuellement, ce débat avec la Congrégation est terminé. Nos difficultés proviennent plutôt des milieux politiques. Il faut ici rappeler «le document de Santa Fe», qui affirme que l’engagement social de l’Eglise latino-américaine et la théologie de la libération sont un danger pour la politique extérieure des Etats-Unis. Mais nous avons aussi pas mal de résistance de la part de gens importants dans notre continent. Cette résistance n’est pas difficile à comprendre: si vous parlez de la pauvreté et surtout des raisons de la pauvreté, vous avez des difficultés. Et nous en avons!
APIC: Vous attachez beaucoup d’importance à l’Histoire, pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui et divulguer un message de solidarité Il est donc nécessaire et important de réécrire l’histoire?
Gustavo Gutierrez: Oui. Il est très important de suivre le principe méthodologique de Bartolomé de Las Casas. En discutant avec des adversaires des Indiens – appelés ainsi au XVIe siècle, il disait: «Un Indien ne dirait pas cela». Un peuple qui n’a pas de mémoire est un peuple faible. C’est une des raisons qui nous a incités à nous intéresser beaucoup aux premiers pas de l’Evangile en Amérique latine au XVIe siècle. Restituer cette mémoire est donc l’une de nos tâches. Réécrire l’histoire est d’autant plus nécessaire que cette histoire a été écrite par une main bourgeoise et masculine. L’histoire est un élément de la force d’un peuple. Pas le seul, cependant. Car la mémoire n’est pas suffisante par opposition à la conscience de la situation actuelle, capitale, elle.
APIC: La situation se dégrade en Amérique latine. Votre semblez pourtant espérer contre toute espérance…
Gustavo Gutierrez: En dernière instance, la pauvreté est une mort précoce. Une mort physique, dûe à la faim, une mort physique encore, à cause de la répression des pouvoirs politiques qui défendent les intérêts d’un petit groupe de personnes. Mon peuple ne meurt pas à la fin de sa propre vie, mais à son commencement. Mort culturelle enfin… lorsqu’on discrimine une personne pour un poste de travail. Quand les droits des femmes sont violés ou le droit d’être différent n’est pas accepté, cela veut dire que nous sommes en train de tuer ceux et celles qui appartiennent à ces catégories. Ce qu’il faut faire? Aller aux racines, à la signification profonde de la pauvreté, si nous voulons vraiment comprendre que la vie est un don de Dieu.
Nos communauté traversent un moment difficile. Mais douloureux ne veut pas dire que l’Amérique latine ne vit pas un moment très riche. La créativité pastorale, sociale et politique des secteurs pauvres de ce continent en dit long. Voilà pourquoi j’ai de l’espoir. Comme être humain et surtout comme chrétien.
APIC: L’Université de Fribourg vous honore pour votre profonde spiritualité. Un honneur que vous percevez également comme un encouragement pour votre engagement aux côtés des pauvres…, en votre qualité de «père de la théologie de la libération»?.
Gustavo Gutierrez: Effectivement. C’est un grand honneur pour moi. Nous connaissons la place que la Faculté de théologie de l’Université de Fribourg occupe dans le domaine de la théologie. C’est un encouragement pour moi et pour les gens avec lesquels nous travaillons en Amérique latine et au Pérou. Père de la théologie de la libération? Vous savez, dans les années 60, les idées bouillonnaient en Amérique latine. J’ai simplement donné le nom «théologie de la libération» aux réflexions qu’on avait à ce moment là. Il s’agit d’un travail collectif. (apic/pierre rottet)