Europe: Pour D. Hervieu-Léger, c’est la fin des observances et la prolifération de croyances

Quand le «pratiquant» s’efface devant le «pèlerin» et le «converti»

Paris, 19 novembre 1998 (APIC) Le paysage dans lequel évolue l’Europe est marqué à la fois par la sécularisation et par le retour du religieux. Les sociologues observent une nouvelle demande spirituelle, issue d’une «dérégulation» religieuse, atteste Danièle Hervieu-Léger. Derrière la fin des observances s’exprime en réalité une prolifération de croyances.

Interrogée par le quotidien catholique français «La Croix» sur les enseignements d’une étude réalisée avec douze sociologues européens (1), avant de reprendre le sujet dans un nouvel ouvrage à paraître l’an prochain, Danièle Hervieu-Léger pose un regard neuf sur le paysage religieux européen. Alors que, jusqu’au terme des années 60, on pensait que la fin des pratiques régulées (par exemple la baisse de fréquentation de la messe dominicale) était l’indice le plus patent de la fin des croyances religieuses, «le retour du religieux sur la scène publique, le renouveau de la religion populaire ou l’apparition des nouveaux mouvements religieux nous ont aidés à réaliser que l’on avait alors confondu l’arbre et la forêt «.

La «dérégulation du croire»

En réalité, derrière la fin des observances s’exprime une prolifération de croyances qui ne sont plus ni prescrites ni encadrées par les institutions religieuses, estime D. Hervieu-Léger, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. C’est donc sur la «dérégulation du croire» que doit porter la réflexion: les nations européennes sont des sociétés d’incertitudes, et la crise a mis en évidence que les grandes croyances structurantes de la modernité (progrès, science, technique…) battent de l’aile.

«L’individu, poursuit la sociologue, est invité à produire lui-même la signification qu’il donne à sa propre vie, à produire ses petits dispositifs de croyance qui lui permettent de donner un sens, dans un contexte de grande mobilité: la figure du ’’pratiquant’’ a cédé la place à celle du ’’pèlerin’’ qui se promène sur des sentiers spirituels et s’accroche, de temps à autre, avec une tradition. L’autre figure dominante est celle du ’’converti’’. «Dans un pays comme la France, on se convertit de plus en plus.»

Voie soft, voie hard

Si le thème de la sécularisation a trop longtemps dominé l’analyse du phénomène religieux, Danièle Hervieu-Léger refuse de considérer que toutes les croyances entrent dans «un vaste magma qui serait le religieux contemporain». La grande question est pour elle de savoir comment, dans ce système dérégulé, les individus peuvent organiser leurs propres petits systèmes du sens en faisant référence à la continuité et à l’autorité d’une tradition. Tout le monde peut dire «Je crois en Dieu», affirme-t-elle, mais le religieux intervient à partir du moment où on sort de la pure invocation spirituelle pour entrer dans une référence à une lignée de croyants.

Paradoxe de la «dérégulation»: alors qu’on a pu penser que l’atomisation des croyances pouvait aller jusqu’à l’infini, il y a des limites. Il s’agit de la validation du croire et de la nécessité de rencontrer des interlocuteurs, note la sociologue. Autrefois, pour valider sa croyance, on s’ajustait à un croire institutionnellement régulé. Etre religieux, c’était être catholique, juif ou protestant. Aujourd’hui, il y a deux voies de validation, apparemment antinomiques, mais qui vont ensemble, celle de la validation mutuelle, la voie «soft» (douce), et la voie communautaire, qui est «hard» (dure).

La voie «soft», explique Danièle Hervieu-Léger, consiste à trouver dans des petits groupes, des communautés émotionnelles, des réseaux mobiles, des gens qui «sentent» comme soi : une validation par affinité, où ce qui compte, «c’est que tout le monde soit d’accord pour se reconnaître mutuellement dans l’authenticité de sa démarche personnelle». La voie «hard» consiste à trouver un groupe dans lequel on entre «en vertu d’une vraie qualification religieuse, comme converti», et où l’on enseigne alors les éléments d’appartenance à la lignée.

Aux yeux de la sociologue, toutes les traditions religieuses présentes dans le paysage européen sont traversées en même temps par ces deux courants. Et si le phénomène de «l’entre soi religieux», encore peu étudié, est moins visible en Italie, où l’Eglise conserve une présence institutionnelle puissante, ou en Allemagne, où elle est riche, il est en revanche très visible en France, du fait de la pauvreté matérielle de l’Église et de la forte laïcisation qui a désactivé son emprise sur la société».

Proposer la foi

Pour D. Hervieu-Léger, l’Eglise catholique, dont l’institution repose sur l’organisation territoriale, paroissiale, mais qui est menacée à la fois par le développement affinitaire ’’soft’’ et par le développement communautaire ’’hard’’ «, tente de reconstruire une régulation institutionnelle respectueuse de l’individu, sujet croyant, sans revendiquer l’appropriation exclusiviste de la vérité.

Ainsi, quand les évêques de France écrivent la lettre aux catholiques «Proposer la foi», ils sont sortis de l’idée qu’il y aurait une manière unique et absolument contrôlée de se raccorder à la lignée. Ils savent qu’ils ont affaire à des gens divers. Et s’ils «proposent», c’est dans l’espoir de «rencontrer l’expérience personnelle des gens qu’ils ont en face d’eux». Mais la sociologue insiste en conclusion: «La question des Églises n’est qu’un petit aspect de tous les enjeux de la dérégulation de croire». (apic/cip/cx/be)

20 novembre 1998 | 00:00
par webmaster@kath.ch
Temps de lecture : env. 4  min.
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