Depuis plusieurs années, Maria Vonnez, à g., accompagne Anne-Frédérique Jordi, à d. | © Lucienne Bittar
Suisse

Une aumônerie agricole pour rompre les non-dits et prévenir les casses

«Je cherchais un lieu où je pourrais parler et être entendue avec bienveillance, et je l’ai trouvé.» Traversant une mauvaise passe, Anne-Frédérique Jordi, paysanne, s’est adressée il y a quelques années à l’aumônerie œcuménique du monde agricole. Depuis, elle se fait accompagner par Maria Vonnez, aumônier catholique. cath.ch s’est rendue à leur rencontre.

Jouxtant une fontaine au débit étonnant et la petite boutique de vente directe de produits de la ferme «Ô couleurs de la vie», l’ancienne grange a laissé place à la maison de la famille Jordi, dans le village de Treytorrens, dans la Broye vaudoise. Derrière les baies vitrées, s’étend un paysage de collines vertes où broutent des vaches. Un paysage bucolique, baigné dans le soleil, mais qui cache quelques grisailles.

À l’intérieur m’attendent Anne-Frédérique Jordi, épouse d’agriculteur et maman de deux enfants préadolescents, et Maria Vonnez, paysanne elle aussi, et aumônière catholique (voir encadré).

La petite boutique de vente directe jouxte la maison de la famille Jordi, à Treytorrens | © Lucienne Bittar

Pourquoi vous êtes-vous adressée à l’aumônerie?
Anne-Frédérique Jordi:
Je ne suis pas croyante, mais j’avais besoin d’être entendue par quelqu’un qui connaît la problématique agricole. Lorsque j’ai appelé pour la première fois ce service de l’Église, c’était pour parler de la vie à la ferme, des relations intergénérationnelles difficiles avec mes beaux-parents.

Maria Vonnez: Les agriculteurs ont surtout besoin d’être écoutés, accueillis, sans jugement. Avec Anne-Frédérique, on a très peu parlé de la foi et de Dieu, mais pour moi, il est tellement présent dans son quotidien! C’est bien sûr mon propre regard, et elle l’entend peut-être pour la première fois aujourd’hui.

AFJ: Nous sommes plusieurs dans ce cas, à avoir tout à coup besoin d’être écoutés, entendus, d’exprimer ce qu’on vit et ce qu’on ressent dans nos fermes, dans notre métier. Dans son livre Faire paysan, Blaise Hofmann a décrit ces difficultés. Il cite une fameuse année où il y a eu plein d’agriculteurs qui se sont suicidés. Avec mon mari, nous en connaissions quatre…

Le seul moyen pour nous de poser les choses quand la soupape est pleine, c’est de nous tourner vers des gens qui comprennent ce qu’on traverse, et qui connaissent donc notre métier. C’est le cas avec Maria. J’ai des amies filles d’agriculteurs, mais non paysannes. Elles sont à des années-lumière d’imaginer ce qu’on vit aujourd’hui au quotidien. Ça a tellement évolué.

«Le seul moyen de poser les choses quand la soupape est pleine, c’est de nous tourner vers des gens qui comprennent ce qu’on traverse et qui connaissent donc notre métier.»

Anne-Frédérique Jordi

Est-ce plus difficile pour les hommes de se livrer?
MV:
Pas vraiment. Il y en a de plus en plus qui s’ouvrent, même parmi les plus âgés. Ils apprennent à mettre des mots sur leur fatigue, leur colère. Je leur pose aussi pas mal de questions, et puis j’essaye de reformuler leurs réponses. Nous cherchons ensemble ce qui les rend heureux, leur amène de la joie. Pour qu’ils prennent un peu de temps pour se faire du bien. L’être humain, c’est un être de vie. Il a envie d’être dans la joie.

Comment faites-vous, Maria Vonnez, pour créer le lien avec ces gens réputés pour être des taiseux?
MV:
Au début, il faut aller par tâtonnements. Et surtout, il faut être hyper bienveillant, et les rejoindre là où ils sont, dans le trou peut-être. Comme me disait une fois une agricultrice: «Je suis dans un tunnel, il y a des petites lanternes dans ce tunnel, et toi, tu fais partie de ces petites lanternes.»

Je suis parfois une porte d’entrée vers un soigneur différent, un psychologue, un médecin, un conseiller agricole. Si une personne fait vraiment une forte dépression, il faut créer un bon réseau autour d’elle.

Les environs de Treytorrens, dans la Broye vaudoise | © Lucienne Bittar

Abordez-vous la spiritualité avec d’autres paysans qui font appel à l’aumônerie du monde agricole?
MV
: Ceux que je visite se disent souvent non pratiquant. Ils veulent dire par là qu’ils ne vont pas à la messe. Mais pour moi, leur pratique, elle est au quotidien: respecter, aimer sa famille, soutenir son mari. Il n’y a pas plus d’amour incarné. Alors je valorise ce qu’ils font. Ils savent que je viens des Églises, mais quand ils me voient, ils ne font pas nécessairement le rapprochement.

AFJ: Si Maria, la première fois qu’elle est venue me voir, m’avait dit, «On va parler du Seigneur», je lui aurais répondu: «Moi, ça ne me parle pas du tout.» Et je ne l’aurais pas recontacté. On ne va pas à l’Église, on n’a pas baptisé nos enfants.

Anne-Frédérique Jordi, qu’est-ce qui a poussé votre mari à se convertir au bio il y a deux ans?
AFJ:
Pour nourrir correctement les gens, c’est une question de conviction. Mais nous ne pouvons pas tous être dans le bio, vu que la demande ne dépasse pas l’offre aujourd’hui. Même si ce serait le rêve! Il faut aussi dire que les normes en Suisse de l’agriculture conventionnelle sont très strictes. Le conventionnel chez nous vaut certains bio européens.

«Je peux comprendre que les produits bio soient parfois trop chers pour certains ménages.» Les plants de pommes de terre ou les semences de céréales bio sont à la base plus onéreux. Et il y a ensuite le travail, totalement différent. On doit passer beaucoup plus de temps dans les champs avec les machines pour désherber, de manière à laisser la place à la culture. Tout ça a un coût.

Les marges des grandes surfaces…
AFJ:Personnellement, c’est hors de question que je l’achète du bio à la Coop ou à la Migros, pour ne pas les citer, parce qu’ils se sucrent! Leur marge est tellement grande! Autant acheter du conventionnel local.

En plus, on nous a dit qu’il fallait des produits «plus qu’au top», parce que le public cible du bio en grande surface, ce sont les gens aisés. Mon mari ne voyait pas pourquoi tout le monde ne pourrait pas s’acheter du bio. Donc on est sorti de la boucle. Et ça marche très bien.

Notre ferme, nos champs et nos animaux se trouvent à la sortie du village. Mes beaux-parents y habitent et mon mari en a la charge depuis les années 2000.  Aujourd’hui, nous écoulons toute notre production de pommes de terre, de viande de bœuf et les œufs de nos 250 poules par la vente directe. Je m’occupe en plus de tout l’administratif. Le soutien des épouses à la gestion de la ferme est énorme!

Vous avez évoqué la fatigue des paysans, des suicides. En quoi leur vie est-elle plus dure que pour d’autres?
AFJ:
Les familles paysannes sont souvent très seules. Avant,il y avait des lieux de rencontre dans les petits villages, des sociétés, un bistrot. On avait ici un bistrot il y a 15 ans. Mais petit à petit tout cela disparaît.

MV: Par exemple, la laiterie. Les paysans étaient toute la journée au champ, derrière le cul de leur vache, mais ils allaient à la laiterie pour livrer le lait et ils y retrouvaient les autres. Maintenant des camions viennent chercher le lait à la ferme. C’est juste «salut, salut» avec le chauffeur. Ou alors on ne voit même plus le chauffeur!

Et il y a les conflits et les non-dits. Sur les exploitations, les relations les plus conflictuelles sont souvent liées à l’intergénérationnel et concentrées autour d’un père et son fils ou sa fille. Alors qu’avant, il y avait encore l’employé, le cousin… Ça créait un esprit de petite entreprise.

AFJ: Et il y a une telle charge de travail! Surtout pour ceux qui ont des bêtes. À laquelle s’ajoute la pression des contrôles permanents, des normes fédérales… Les subventions, ce n’est pas un bon système. On en devient tributaire. Nos grands-parents travaillaient tout aussi dur que nous, mais ils n’avaient pas de comptes à rendre. Au final, on a tous la tête dans le guidon. Et quand on veut la ressortir, c’est parfois trop tard. Pour la famille, tout s’écroule. Et des fois, la famille part avant. «Ce n’est fort heureusement pas le cas chez nous, car mon mari et moi sommes très soudés et partageons beaucoup.»

MV: Oui, l’administratif les ronge. Ce que j’entends des agriculteurs, c’est qu’ils ne peuvent plus faire le boulot qu’ils aiment. Même si certains apprécient quand même le bureau. Parfois je demande aux parents s’ils ont déjà montré la comptabilité à leur fils. Et quand ils me disent non, je leur dis que c’est important de parler aussi de ce sujet. Il faut qu’ils soient préparés à cet aspect du métier.

La grogne des paysans matérialisée par des panneaux à l’envers, Broye vaudoise | © Lucienne Bittar

Le monde paysan d’Europe et de Suisse a manifesté avec vigueur en début d’année pour témoigner de ses difficultés, voire de sa souffrance. Il demande plus de solidarité et de prise en compte de ses besoins. Qu’en est-il de l’entraide paysanne elle-même?
AFJ: Il y a encore beaucoup à faire avant que tout le monde tire à la même corde, malheureusement. Il y a des jalousies. Les jeunes agriculteurs qui ont lancé ce mouvement ont sans doute une autre approche et intègrent mieux la solidarité. Personnellement, je ressens peu cette solidarité. Peut-être parce qu’on est dans le bio. Il y a une scission avec les gens qui travaillent le conventionnel.

Je viens de terminer le livre d’Anouk Hutmacher, Silence en ferme (Favre 2024). Elle dit bien que les paysans sont des taiseux. Et puis, tout d’un coup, ils se retrouvent dans une situation où ils ont besoin de solidarité, et c’est compliqué pour eux. Mais il faut savoir ce qu’on veut! Si on veut défendre notre métier, il faut avancer tous ensemble et faire tomber les barrières entre les différents types d’exploitation. (cath.ch/lb)

Deux paysannes aux parcours très différents
Anne Frédérique Jordi:
«Je suis fille d’agriculteur. J’ai été employée de commerce, puis inspectrice à la police judiciaire, et j’ai une formation en coaching et en soins énergétiques. Aujourd’hui, je suis une paysanne à 100%, au sens plénier de ce beau terme. Les paysans s’occupent de l’entretien du paysage, du pays, et c’est ce que j’explique à mon fils à qui on dit parfois à l’école, mais de manière péjorative, qu’il est un ‘paysan’.»

Maria Vonnez: «Je viens du monde agricole et j’ai une formation de paysanne. Je suis lucernoise d’origine. Mes parents avaient acheté un domaine près d’ici. Ils m’ont transmis leur passion de l’agriculture et leur foi.
J’ai commencé à travailler jeune comme aide rurale, pour dépanner dans les fermes, quand une maman accouchait ou était accidentée.
Ensuite, j’ai été bénévole en Église, puis j’ai suivi la formation pour devenir assistante pastorale de l’Institut de formation aux ministères (IFM). Quand on m’a proposé le poste d’aumônier du monde agricole, j’ai accepté avec grande joie. J’avais soif de vivre autre chose que de la catéchèse.» LB

Maria Vonnez, aumônier catholique, et Anne Frédérique Jordi, paysanne vaudoise | © Lucienne Bittar
Depuis plusieurs années, Maria Vonnez, à g., accompagne Anne-Frédérique Jordi, à d. | © Lucienne Bittar
2 juin 2024 | 17:00
par Lucienne Bittar
Temps de lecture : env. 7  min.
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