Sénégal: l’Abbaye de Keur Moussa face au changement climatique
«Le problème du manque d’eau est crucial dans cette région du Sénégal», lance le Père Thomas Pikandieu Gomis. Le moine bénédictin nous guide sur les terres sablonneuses de l’Abbaye de Keur Moussa – La maison de Moïse en langue Wolof –, rendue célèbre par l’utilisation liturgique et la fabrication de la kora, une harpe originaire du groupe ethnique mandingue.
Reportage de Jacques Berset, pour cath.ch
A une cinquantaine de kilomètres à l’est de Dakar, capitale du Sénégal, l’abbaye bénédictine du Cœur Immaculé de Marie souffre du changement climatique, «chez nous une réalité palpable!» nous confie le Père Thomas Pikandieu Gomis en nous montrant une parcelle nue où les arachides ont remplacé les kumquats, une petite agrume appelée «orange d’or», gourmandes en eau.
Rendements agricoles réduits
Située dans un climat de type soudano-sahélien, avec un sol constitué de sable fin, les vergers et les potagers sont très dépendants de l’eau et ces dernières années la rareté des précipitations a considérablement réduit les rendements agricoles de l’Abbaye. C’est pourtant l’une des sources de financement pour la bonne trentaine de moines qui y vivent et proviennent du Sénégal, du Cameroun, du Gabon, du Bénin, des deux Congo, des deux Guinée – Conakry et Bissau –, du Burkina Faso et de France.

Fidèles à la devise bénédictine «Ora et labora» («Prie et travaille»), les moines, aidés d’une poignée d’employés salariés et de dizaines de contractuels musulmans travaillant à la journée, exploitent des vergers d’agrumes et des jardins potagers, transforment des fruits (séchage et jus de fruits) et récoltent du miel.
L’eau est devenue saumâtre
«On a eu des problèmes avec l’eau, qui était devenue saumâtre et n’était plus utilisable à l’arrosage. On a fait plusieurs forages, mais notre nouveau forage n’a pas le rendement escompté… Pour la boisson, on achète de l’eau minérale. Des chrétiens de Dakar, d’Europe, se sont mobilisés pour nous aider, notamment l’Abbaye de Clervaux, au Luxembourg. Pour arroser les cultures, on doit acheter de l’eau – très chère! – à la Société des Eaux. On a dû ralentir la production d’agrumes, ce qui se répercute sur notre secteur agro-alimentaire», déplore le Père Thomas.
Depuis quatre ans, la production de fromages de chèvre si appréciés – on venait de Dakar pour s’en procurer! – est arrêtée. «Ce sont les paysans peulhs qui nous livraient le lait, mais ils y ajoutaient de l’eau, alors on a cessé de leur en acheter. Mais on va recommencer la production cet automne, car nous avons désormais notre propre troupeau de chèvres», assure le Frère Jean-Paul NDour qui nous montre la nouvelle chèvrerie et nous fait visiter le nouveau pompage dont le débit est trop faible.
Outre le secteur agro-alimentaire, l’Abbaye a développé le Centre Saint-Martin, où les moines pratiquent la médecine traditionnelle qu’ils appellent aussi médecine naturelle, à base de plantes médicinales. Pour le Père Thomas, ces produits sont testés et soignent l’asthme, le cholestérol, le diabète, l’hypertension, les hémorroïdes, les problèmes liés à la procréation…

Médecine naturelle
Contrairement à d’autres pays africains, la pratique de cette médecine naturelle n’est pas encore reconnue par l’État sénégalais, mais est soutenue par l’organisation internationale chrétienne ANAMED (Action for Natural Medicine). «C’est un secteur qui nous rapporte de l’argent, tout comme l’hôtellerie et l’accueil des retraitants et des pèlerins. La boutique où nous vendons toutes sortes de produits ainsi que notre production musicale, nous rapporte un peu…» Aujourd’hui, le rayonnement national et international de l’Abbaye, qui a attiré de nombreux chrétiens venus s’installer aux alentours du monastère, favorisant la naissance de nouveaux quartiers, est avant tout garanti par sa production de musique religieuse «métissée» et par sa liturgie «africanisée».
Fruit du Concile Vatican II
En 1964, un an après l’ouverture de la vie conventuelle au monastère de Keur Moussa, et à l’occasion du Concile Vatican II, on notait dans la Constitution conciliaire sur la liturgie que les peuples possèdent des traditions musicales qui tiennent une grande place dans leur vie religieuse et sociale. Elle invitait à accorder à cette musique «l’estime qui lui est due et une place convenable» et incitait les missionnaires à promouvoir les musiques traditionnelles des peuples «tant à l’école que dans les actions sacrées». Les Pères fondateurs de l’Abbaye de Keur Moussa ont sans tarder mis en pratique les recommandations d’ouverture aux traditions locales en introduisant dans la liturgie des instruments de musique africaine comme la kora, le balafon, les tams-tams et les tambours.
Le succès international d’une kora réinventée
C’est en entendant la kora – jouée dans les villages par les «djéli» ou griots (les conservateurs de la mémoire qui préservent l’histoire, les traditions et les valeurs culturelles) – que Dom Dominique Catta, maître de chœur du Monastère de Keur Moussa, l’a adoptée. Le timbre unique de cette harpe-luth de 21 cordes d’Afrique de l’Ouest dotée d’une caisse de résonance composée d’une demi calebasse recouverte d’une peau de bœuf et traversée par une hampe, a inspiré le religieux originaire de Nantes. Il enregistrait la musique traditionnelle dans les villages lors des fêtes musulmanes, trouvant une modalité unique entre le chant grégorien et cette musique, note le Père Thomas. Le Père Catta est le premier compositeur occidental à écrire des pièces pour la kora, seule, en duo avec des instruments occidentaux ou en accompagnement des chants communautaires.

Les moines de Keur Moussa ont admirablement adopté la kora dans leur prière. En 1972, ils ont déposé le brevet d’invention d’une kora à clés, qui reste cependant identique à la kora traditionnelle. Cette innovation a apporté une nette amélioration des qualités musicales de l’instrument. C’est à partir de cette innovation que la kora de Keur Moussa a connu un retentissement international, d’abord dans les communautés religieuses au Sénégal, ensuite dans l’Afrique chrétienne, puis en Europe et dans le monde entier. La kora de Keur Moussa est ainsi présente en France, en Allemagne, en Angleterre, en Belgique, en Suisse, en Suède, en Espagne, en Hollande, en Italie, en Israël, au Japon, au Canada, en Inde ou encore aux Etats-Unis. «Les griots aiment acheter la kora de Keur Moussa», souligne le Père Thomas.
Inculturation liturgique réussie
Dom Olivier-Marie Sarr, Père Abbé de Keur Moussa, confirme l’aura du monastère au plan international: «Beaucoup nous connaissent par nos chants et notre musique, notre inculturation liturgique réussie.» En effet, les moines sont perçus comme des ambassadeurs de la culture mandingue et de la liturgie de Vatican II, «à la croisée des mélopées africaines et du chant grégorien».
«La kora avait déjà ses lettres de noblesse au-delà de l’Afrique de l’Ouest, mais la kora de Keur Moussa, fabriquée par les moines est allée, au-delà du Sénégal, à la conquête du monde. L’instrument est utilisé partout sur les cinq continents et nous en avons déjà exporté plus de 1300! Notre musique touche les cœurs, élève l’âme. Des hôpitaux pédiatriques utilisent même nos CD pour calmer les petits patients…».
«Les religions ne doivent pas nous diviser»
Né à Dakar, dans un quartier musulman où vivaient deux seules familles chrétiennes, ayant fréquenté une école catholique entouré d’élèves musulmans, Dom Olivier-Marie Sarr relève que «nous sommes tous Sénégalais, issus d’une même souche, et les religions ne doivent pas nous diviser. L’Église n’aimerait pas que l’on crée un fossé entre communautés, car certains évoquent la question du voile dans les écoles catholiques pour des raisons idéologiques. Nous avons été éduqués dans le respect mutuel et il n’y a pas encore, au Sénégal, de conflits interreligieux ou interethniques. Les communautés religieuses peuvent s’engager pour pacifier les conflits».
C’est dans ce sens qu’a été organisé à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar les 7 et 8 avril dernier un colloque international sur la diplomatie religieuse (CIDIR), initié notamment par le khalife tidjane de Bambilor Thierno Amadou Ba, figure respectée de paix et de dialogue dans le pays. La diplomatie religieuse est plus qu’une réponse aux crises actuelles: elle est un catalyseur pour la paix, la coopération et le développement durable. «Le Père Olivier a participé au dialogue, et nous pensons que dans les années à venir, le Sénégal aura un grand rôle à jouer dans ce domaine. Le khalife de Bambilor est à la pointe du dialogue interreligieux, il va volontairement à la rencontre des autres.» Dans les autres familles religieuses, on est toujours très respectueux, mais un peu plus distants. Le dialogue islamo-chrétien peut-être un frein efficace face au danger de l’extrémisme musulman qui gangrène une partie de l’Afrique.
Au service de la population
Dans son environnement musulman (94% de la population sénégalaise), l’Abbaye de Keur Moussa a un fort impact, mais son rayonnement s’est étendu progressivement avec les années, et pas seulement avec sa musique très appréciée également par les musulmans.
Quand les moines de Solesmes, menant une vie contemplative, c’est-à-dire sans apostolat direct, sont venus à Keur Moussa, dans les années 1960, il n’y avait aucune infrastructure. «Ils ont eu une intuition extraordinaire, ils ont fondé une école primaire en 1964 déjà, ils se sont progressivement investis dans le développement. Ils ont fait un premier forage, fournissant de l’eau aux villageois voisins. Un dispensaire a été initié par Frère Jacques dès l’arrivée des premiers moines fondateurs en 1963 pour répondre aux besoins de la population locale privée de structures sanitaires. Le dispensaire Saint Camille est desservi par 5 religieuses Servantes des Pauvres, des bénédictines apostoliques. Il est ouvert à toute personne souffrante, ayant besoin de soins, dont une majorité musulmane. «Les patients viennent de tout le Sénégal, les voitures les déposent là, les mamans avec leur bébé… Les plus nécessiteux sont soignés gratuitement». La fréquentation du dispensaire est énorme: 150 à 250 malades par jour en moyenne, avec des pics à 300 en hivernage, c’est-à-dire lors de la saison des pluies de mai à septembre. (cath.ch/jb/bh)

Un monastère contemplatif
MgrMarcel Lefebvre, alors archevêque de Dakar, avait la conviction qu’une Église locale ne parvenait à sa maturité qu’en possédant une présence contemplative. C’est ainsi qu’il s’est rendu à l’abbaye bénédictine de Saint-Pierre de Solesmes, dans la Sarthe, en 1959, pour demander une fondation, confie à cath.ch le Père Thomas Pikandieu Gomis, moine à Keur Moussa. En 1961, Dom Jean Prou, Abbé de Solesmes, se rend à Keur Moussa en compagnie de deux moines, le Père Jean Joseph Marie Guilmard, un ancien officier de marine qui dirigera comme contremaître les travaux du nouveau monastère, et le Père Guy Mesnard, l’économe.
C’est le début de l’aventure de l’abbaye bénédictine du Cœur Immaculé de Marie, construit par les moines sur un terrain d’une quarantaine d’hectares appartenant à l’évêché de Dakar à Keur Moussa, la «Maison de Moïse» en langue wolof. La première pierre a été posée le 25 juin 1962 et le 23 juin 1963, en présence de Léopold Sédar Senghor, alors président de la République du Sénégal, la vie conventuelle fut inaugurée par Dom Jean Prou, Abbé de Solesmes, à l’origine du projet. «Pinguescent speciosa deserti – Et le désert fleurira!», telle fut la devise adoptée par les neuf moines français de l’Abbaye sarthoise fondateurs du nouveau monastère dans un milieu essentiellement musulman. Assez rapidement, les moines de Keur Moussa sont rejoints par les moniales de Sainte-Cécile, qui fondent le monastère voisin de Keur-Guilaye. JB