Liban: Avec l’»affaire Khalifé», la liberté d’expression gravement en péril
Le mufti du Mont-Liban dénonce une «campagne contre l’islam»
Beyrouth, 22 octobre 1999 (APIC) Avec l’»affaire Khalifé», qui met en émoi depuis des semaines tout ce que le Liban compte d’intellectuels et d’artistes, c’est la liberté d’expression qui est gravement en péril au Pays des Cèdres. Dans le domaine culturel, le Liban est traditionnellement le pays le plus libéral du monde arabe. Du côté des responsables sunnites, qui sont à l’origine de la plainte contre l’artiste qui a osé chanter un verset du Coran, on dénonce une «campagne contre l’islam». Marcel Khalifé, pour sa part, passera devant le juge le 3 novembre prochain.
Dans une déclaration à la presse libanaise, le mufti du Mont-Liban, cheikh Mohammed Ali Jouzou, a dénoncé jeudi l’action des «plumes gauchistes-communistes qui ont refait leur apparition après une longue absence et qui tentent aujourd’hui de fomenter des dissensions confessionnelles auxquelles nous sommes totalement étrangers».
Rappelant que le mufti de la République libanaise, cheikh Mohammed Rachid Kabbani, s’est contenté de proclamer que la mise en musique des versets coraniques était interdite, il précise que ce dernier n’a intenté aucun procès à Marcel Khalifé. Le mufti du Mont-Liban estime que «l’affaire a été montée en épingle et s’est transformée en une violente attaque contre l’islam».
Le chanteur Marcel Khalifé, poursuivi en justice pour avoir «avili» l’islam, doit comparaître pour la première fois, début novembre, devant la Cour de première instance. Le juge Ghada Bou Karroum doit l’entendre le 3 novembre prochain. Khalifé est accusé d’avoir porté atteinte à l’islam avec sa chanson intitulée «Ô Père, je suis Joseph», écrite par un des plus célèbres poètes nationaux palestiniens, Mahmoud Darwiche. La phrase incriminée, provenant d’un verset du chapitre Youssef du Coran, est celle-ci : «J’ai vu onze astres et le soleil et la lune se prosternant devant moi».
Vague de protestation au Liban
Le mufti de la République, cheikh Mohammed Rachid Kabbani, est derrière les poursuites judiciaires engagées contre Khalifé, qui risque six mois à trois ans de prison. Les poursuites judiciaires, engagées le 2 octobre par le juge d’instruction Abdel Rahman Chéhab, font suite à une plainte de Dar al-Fatwa, la plus haute instance sunnite au Liban. Prenant le contre-pied du cheikh Kabbani, le cheikh chiite Mohammad Hussein Fadlallah, l’un des leaders spirituels du Hezbollah, a pris la défense de Khalifé, estimant que ce poème, relatif à des aspects humanitaires, et comprenant un mot ou un verset du Coran, ne constitue pas une atteinte au livre sacré des musulmans.
L’action en justice contre Marcel Khalifé a soulevé une vague de protestations au Liban et à l’étranger, notamment de la part d’intellectuels arabes. Près de 2’000 personnes ont participé le 5 octobre à Beyrouth à un meeting de solidarité avec le chanteur «sacrilège» et pour protester contre «l’obscurantisme» qui se développe dans le monde arabe.
Censure contre le film «Civilisés» de Randa Sabbag
L’»affaire Khalifé» n’est pas la seule à ternir la réputation de Beyrouth, sacrée cette année «capitale culturelle du monde arabe». Le film «Civilisés» de la cinéaste franco-libanaise Randa Chahal Sabbag a également subi les foudres de la censure de la Sûreté générale libanaise. D’une longueur de 90 minutes, «Civilisés», pourtant primé par l’UNESCO, a été amputé de 47 minutes.
Il s’agit là d’une «étrange décision», proteste la cinéaste: «Il existe dans le monde arabe trois sujets tabous, écrit Chahal Sabbag: le pouvoir, le sexe et la religion. La censure libanaise prend ces trois interdits à la lettre». «Au Liban, il est interdit de montrer un franc-tireur tirer contre un religieux et de montrer comment les miliciens ont échangé les obus et les insultes comme si les 200’000 victimes de la guerre du Liban étaient tombées entre 1975 et 1990 sous les coups d’échanges de fleurs», ironise-t-elle. «Au Liban, poursuit-elle, il est également interdit d’évoquer le sexe car le milicien n’a jamais une pensée sexuelle, normale ou perverse, envers une femme».
La Sûreté générale a imposé la coupe de 47 minutes avant la projection du film sur le circuit commercial. Elle avait autorisé sa projection presque intégrale sauf une séquence où l’on parle de sperme lors du Festival international du cinéma de Beyrouth, tenu ce mois-ci. Le film «Civilisés» fait revivre quelques semaines de l’année 1980 dans le Beyrouth dévasté et déchiré qu’elle a connu et filmé pendant 13 ans à travers des portraits et des anecdotes. Le film, qui a obtenu l’aide du Centre national français de la cinématographie (CNC), a été coproduit par le Français Daniel Toscan du Plantier, Arte, France 2, le Studio Canal+, ainsi que par la Suisse, rapporte le quotidien libanais de langue française «L’Orient-Le Jour». Le film a été projeté cet été à la Mostra de Venise. Randa Chahal Sabbag avait refusé en septembre de partager le prix de l’Unesco avec un cinéaste israélien, ce qui lui avait valu les félicitations du ministre de l’Information «pour son courage».
La Sûreté générale a publié pour sa part un communiqué réfutant l’argumentation de Chahal Sabbag, tout en détaillant de façon très précise – paradoxe de la censure ! – les passages interdits, mettant l’accent explicitement sur les propos orduriers et injurieux que contient le scénario du film. La SG a également relevé tous les passages portant atteinte à la moralité ainsi qu’aux deux religions chrétienne et musulmane. (apic/orj/be)