L’adieu aux cimes d'Anne-Marie Maillard, oblate du Grand-St-Bernard
Habituée aux défis sportifs, Anne-Marie Maillard, 65 ans, en affronte un d’un autre ordre en ce mois d’août 2025: celui d’un changement de vie drastique. Pour la première fois de son existence, cette laïque consacrée associée aux chanoines du Grand-St-Bernard va vivre en plaine et en ville. Entretien à l’heure du bilan, entre appréhensions et reconnaissance.
Vous avez vécu 15 ans à l’hospice du Grand-St-Bernard. Comment vous sentez-vous à l’heure de regagner la plaine, plus précisément Martigny?
Anne-Marie Maillard: Intellectuellement, je savais, en m’engageant à l’hospice du Grand-Saint-Bernard, qu’on ne s’engage pas pour une maison, mais pour une mission à la suite du Christ. Que je serais amenée à descendre, mais je ne pensais pas que ce serait aussi dur.
J’ai vécu toute ma vie en montagne. Je suis née en France et j’ai vécu à Samoëns, en Haute-Savoie, puis j’ai passé cinq ans ici, suivis de six ans à l’hospice du Simplon, puis 15 à nouveau, en effet, au Grand-St-Bernard. L’accueil à l’hospice, la neige, la montagne, les liens avec les alpinistes, les guides de haute montagne de la région, avec les sauveteurs, ça a été ma vie. Je suis un peu formatée «montagne», je n’ai même jamais vécu en ville. Je ne sais pas encore bien ce que je pourrais apporter à une paroisse. Mais je vais prendre quelques mois pour poser tout cela, pour me recentrer sur le Christ, avant de prendre ce nouveau départ.
Il y a 27 ans, votre vie a croisé celle des chanoines de l’hospice du Grand-St-Bernard. Peut-on revenir sur ce point de bascule?
Grâce à un ami responsable de la communication à la Grande Chartreuse, je me suis rendue à l’hospice du Grand-Saint-Bernard pour un week-end biblique. Il était axé autour du retour du fils prodigue, dans l’évangile selon saint Luc.

Quand j’étais enfant, on ne parlait pas trop de religion à la maison et encore moins de théologie. Mes deux parents travaillaient pour l’État français. Le principe de laïcité était bien ancré dans ma vie. Mais mes parents étant aussi d’anciens élèves d’écoles religieuses, et ils m’ont fait faire le circuit habituel de catéchèse.
Devenue adulte, malgré tout ce que j’entreprenais, que je réussissais, je me suis mise à ressentir un manque. J’en ai surtout eu conscience durant ce week-end biblique. J’ai vraiment été touchée par la parole de Dieu. De retour chez moi, j’ai relu en boucle les Évangiles, jusqu’à les savoir presque par cœur. Je suis remontée à l’hospice pour la montée vers Pâques, pour des pèlerinages alpins et d’autres temps. Je suis allée et venue comme cela entre Samoëns et l’hospice. Peu à peu, j’ai repris une vie spirituelle active. J’allais à la messe tout le temps. Je suis revenue à la Source.
«De retour chez moi, j’ai relu en boucle les Évangiles, jusqu’à les savoir presque par cœur.»
Puis j’ai ressenti l’appel à offrir une année de ma vie au Christ, bénévolement, en guise de remerciement. C’était un premier dimanche de l’Avent. Pour la communauté des chanoines engagés à l’époque à l’hospice, c’était évident que j’allais faire cette demande, mais ils m’ont laissée cheminer à mon rythme. J’ai donné mes trois mois de préavis à mon travail, puis suis montée à l’hospice. Aujourd’hui, cela fait 26 ans que je me suis offerte au Seigneur.
Est-ce le lieu qui vous a appelée ou la communauté des chanoines?
Les deux. L’idéal communautaire m’a toujours attirée, mais au fil de temps j’ai compris que cela reste un idéal. Je trouve que nous n’avons pas assez d’échanges, de temps de partage francs pour dire fraternellement nos points de vue. Nous sommes moins nombreux et donc chacun est très occupé, c’est vrai, mais cela dépend aussi de la personnalité des uns et des autres. J’ai connu sept prieurs, donc plusieurs compositions de communautés. Et il y a des fois où je me suis sentie très seule parmi elles, tout comme on peut l’être dans une même famille.
J’imagine que la vie en communauté est particulièrement délicate en hiver, quand la neige isole l’hospice?
Oui, c’est très exigeant de vivre en communauté à 2500 mètres d’altitude, surtout durant les huit mois d’hiver. Quand on se dispute avec quelqu’un, c’est la première personne qu’on va rencontrer dans les escaliers! En ville, vous pouvez prendre votre vélo, faire un tour dans les magasins pour vous changer les idées. D’où l’importance de communiquer et d’être attentif à ce qui se vit. Il faut désamorcer le plus rapidement possible les tensions, sinon ça peut pourrir l’existence de tout le monde. C’est comme être sur un petit bateau. Par contre, nous avons ici la chance d’avoir les offices religieux. Ils m’ont beaucoup aidée.
Vous avez occupé diverses fonctions à l’Hospice, notamment celle d’accompagnatrice des bénévoles chargée de l’accueil et de clavendière (économe) depuis 2016. Mais vous êtes aussi une sportive de fond. Vous avez été responsable des pèlerinages alpins et avez participé à une soixantaine d’entre eux. Vous avez aussi été un élément clé de la météo des neiges. En quoi consistait ce travail?
Il vaut mieux effectivement être sportive quand on vit ici! J’ai toujours baigné dans les sports de montagne. À Samoëns, je pratiquais le ski de randonnée et de compétition, ainsi que le hockey sur glace.
Quand je suis arrivée au Simplon, je me suis de suite intéressée au service de la météo des neiges qui y existait. Tous les matins, le prieur de l’époque, Michel Praplan, mesurait la quantité de neige sur place avec un matériel très simple, une règle plantée au-dessus d’une planche en bois posée à plat. Et il donnait des indications sur la qualité de la neige.
Il m’a initiée à ce travail, puis il m’a envoyée me former auprès de l’Institut pour l’étude de la neige et des avalanches, le SLF. Le SLF centralise à Davos les données et établit les bulletins d’avalanche grâce aux rapports envoyés tous les jours par des observateurs établis un peu partout dans les montagnes suisses. J’ai continué ensuite à me perfectionner. J’ai la même formation que les guides de haute montagne et les agents de services de sécurité dans les stations. Je suis d’ailleurs passée pro en 2010.
Vous avez donc été officiellement chargée de ce bulletin des neiges au col du Grand-St-Bernard?
Oui, ce service n’était plus assuré et j’ai proposé de le remettre en marche. Dès premières chutes de neige à leur fin, entre octobre et fin mai en gros, tous les matins, je partais après le petit-déjeuner faire mes relevés et j’envoyais ensuite mes observations.
Avec le temps, avec l’expérience et les nouveaux outils d’observations plus performants mis à notre disposition, il est devenu plus facile de prévenir les avalanches. Mais nous avons tout de même eu deux graves accidents durant les 15 ans que j’ai passé au Grand-Saint-Bernard. En 2015, une avalanche a enseveli quatre skieurs de randonnée. Trois ans plus tard, une autre a eu lieu. La personne qui avait été emportée a été sauvée, mais l’hélicoptère porté à son secours s’est scratché, sans victimes, heureusement. Ces secours en conditions extrêmes ont renforcé mes liens avec la maison du sauvetage, et je me suis formée pour devenir référente de sauvetage sur le col.
«Tous les matins, je partais après le petit-déjeuner faire mes relevés et j’envoyais ensuite mes observations.»
Le milieu professionnel de la haute montagne est plutôt masculin. En plus, vous êtes rattachée à une congrégation masculine. La compagnie des femmes ne vous a-t-elle pas manqué?
Cela ne m’a posé aucun problème. En plus, il y a des femmes ici, des bénévoles, des salariées et des gens de passage. Je pense, par contre, qu’il est important pour les visiteurs de trouver une touche féminine dans une maison d’accueil comme la nôtre. Il y a des aspects organisationnels qu’une femme est plus à même de gérer. Les chanoines ont visiblement été sensibles à cet aspect.
Il y a trois oblates actuellement rattachée à la Congrégation: Jacqueline Lattion, 11 ans avant moi, Anne-Laure Gausseron, engagée notamment auprès des réfugiés en diaconie et pour tout ce qui touche à l’art dans la région de Martigny, et moi-même.
La Congrégation des chanoines réguliers du Grand-Saint-Bernard dépend directement du Vatican. Ses constitutions ne prévoient pas de membres féminins. Cela peut-il changer?
Il s’agit d’une congrégation masculine et il n’y a pas de raison que cela change. Par contre, les réglementations peuvent évoluer et notre prévôt, Jean-Pierre Voutaz, travaille dessus avec l’aide de son conseil et en s’entourant de divers acteurs professionnels, pour un plus grand bien, tout en respectant l’identité de la congrégation et des personnes qui la composent.
Il y a beaucoup de passage à l’hospice. Avez-vous pu créer des liens?
Énormément. Beaucoup de visiteurs reviennent. L’été, avec les touristes, c’est un peu différent. Les gens viennent principalement pour les chiens ou pour utiliser nos toilettes… et accessoirement pour savoir s’il reste encore des chanoines ici. Et il y a les pèlerinages alpins: marcher à la suite du Christ qui a donné sa vie pour notre humanité, cela crée des liens.

J’aime beaucoup notre devise: Hic Christus adoratur et pascitur, ici, le Christ est adoré et nourri. Elle m’a toujours portée quand j’accueillais les gens.
Un engagement plutôt exigeant…
Oui, je me suis engagée de tout mon cœur pour rejoindre des personnes qui n’iront probablement jamais à l’église, qui n’ont parfois jamais parlé à un religieux. J’ai toujours eu en tête la mission particulière des chanoines du Grand-St-Bernard: se tenir prêt à aller chercher des gens en détresse des deux côtés de la frontière, au risque d’y perdre sa vie. Tout ce que j’ai fait depuis 26 ans, c’est dans ce sens-là. Et je pars le cœur plein de reconnaissance, parce que j’ai noué de belles amitiés et que le Seigneur ne m’a pas lâchée. (cath.ch/lb)
Anne-Marie Maillard, bio express
Anne-Marie Maillard, 65 ans, est née en France et s’est établie, jusqu’à ses 38 ans, à Samoëns, en Haute-Savoie, où elle a travaillé plusieurs années en tant que responsable des animations culturelles et sportives.
En mars 1999, elle quitte son travail et gagne l’Hospice du Grand St-Bernard pour une année de bénévolat. Qu’elle prolonge…
En 2004, dans le cadre de son cheminement de cinq ans pour devenir sœur oblate, elle est envoyée à l’hospice du Simplon après avoir suivi le parcours théologique de deux ans proposé par l’École de la foi, à Fribourg, en synergie avec l’Institut de formation aux ministères (IFM).
Le 28 août 2006, elle devient laïque consacrée, associée à la Congrégation des chanoines du Grand-St-Bernard, dite sœur oblate.
Suite à une décision du 9 mai 2025 du chapitre général de la Congrégation, Anne-Marie Maillard a quitté fin juin l’hospice du Grand-St-Bernard. Elle va rejoindre la communauté de Martigny et devenir agente pastorale laïque dans le secteur. LB
