Les drones qui ont frappé Kharkiv, le 4 juin 2025, ont probablement été fabriqués par de jeunes femmes africaines | ©  EPA/SERGEY KOZLOV
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Comment de jeunes Africaines fabriquent les drones russes envoyés sur l’Ukraine

Depuis des mois, la Russie multiplie les attaques de drones sur l’Ukraine. Or ces armes sont assemblées par de jeunes femmes africaines dans des usines du Tatarstan, en plein cœur de la Russie. Une nouvelle forme d’esclavage moderne.

Alors que s’ouvre en Suisse la septième édition des semaines d’action contre la traite des êtres humains (cf encadré), l’exploitation de femmes africaines par l’industrie de guerre russe défraye la chronique. Attirées par la promesse de formation et de bons salaires, des centaines de jeunes africaines, de 18 à 22 ans, se retrouvent prises au piège au Tatarstan, à 1’000 kilomètres de Moscou. Dans ce qui s’apparente à de l’esclavage, ces femmes sont soumises à un travail pénible et dangereux qu’elles n’ont évidemment pas choisi.

Du rêve au cauchemar

«J’aime la Russie, sa langue et sa culture», déclarait Aminata, 20 ans, à la Deutsche Welle, la radio internationale allemande, il y a quelques mois. Elle a ensuite quitté son pays natal, la Sierra Leone, pour suivre une formation en Russie. Ses frais de voyage ont été pris en charge par le programme «Alabuga Start», du nom d’une zone industrielle située au Tatarstan. Tout était prévu, formation, logement, salaire.

Malgré la neige, l’avenir promis aux jeunes africaines semble radieux | Alabuga Start

Aminata est loin d’être un cas isolé: le programme promet aux candidates issues de pays pauvres, principalement africains, mais aussi d’Asie ou d’Amérique latine, une carrière bien rémunérée. Leurs rêves ont cependant volé en éclats peu après leur arrivée . En fait de formation professionnelle, elles sont contraintes d’assembler, dans des conditions déplorables, des drones Geran 2 qui iront bombarder l’Ukraine. Telle est la conclusion d’un rapport publié en mai 2025 par l’Initiative mondiale contre la criminalité transnationale organisée (GI). En octobre 2024, une enquête d’Asociated Press avait déjà lancé un signal d’alarme.

«Au début tout semblait bien»

«Ils ont fait de nous des ouvrières épuisées, mal payées», raconte à la Deutsche Welle Chinara (prénom modifié), une jeune Nigériane, qui a finalement pu quitter la Russie. Sur place, la majorité d’entre elles refusent de parler, par peur de représailles.

«Au début, tout semblait bien. On nous avait promis des postes en logistique, service, restauration, ou même de conductrice de grue», raconte-t-elle. Elle ajoute : «C’était une opportunité rare pour des filles africaines d’accéder à ces métiers. Mais une fois arrivées, tout a changé. Ils ont trouvé des excuses.» Certaines ont été affectées à des usines de montage de drones, d’autres à la supervision de la production, d’autres encore au nettoyage ou à la restauration. 

Le site d’Alabuga vante «la meilleure zone économique spéciale en Europe»

Journées de travail harassantes, locaux insalubres, surveillance constante par des caméras à reconnaissance faciale, logement en dortoir, interdiction de sortie du périmètre, confiscation des téléphones portables ou remplacement des cartes sim internationales par des cartes locales, le quotidien des jeunes femmes s’apparente à celui des camps de travail.  

Des témoignages rapportent également des cas de harcèlement et de racisme. Les frais d’hébergement, billets d’avion, soins médicaux et cours de russe sont déduits de leur salaire.

En octobre 2024, Ravina Shamdasani, porte-parole du Haut-commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme à Genève, a estimé que le programme d’Alabuga «pourrait potentiellement répondre aux critères de la traite d’êtres humains».  

Remplacer les hommes appelés au front

Les auteurs de l’étude ont analysé des données et des échanges de messages, et mené environ 60 entretiens entre décembre 2024 et mars 2025. Selon Julia Stanyard, chercheuse au sein de l’ONG, grâce à ces petites mains, principalement venues d’Ouganda, du Mali, du Cameroun, de Sierra Leone, du Botswana, du Zimbabwe et du Nigeria ou encore du Soudan du Sud, Moscou a développé très rapidement ses capacités de production. En se tournant vers ces jeunes femmes africaines, la Russie a pu faire face au manque de main-d’œuvre, enregistré depuis l’invasion de l’Ukraine, et intensifier ses frappes ces derniers mois. «Beaucoup d’hommes ont été recrutés dans l’armée russe. Ce projet d’embauche des femmes africaines vise à remplacer cette main-d’œuvre qu’ils ont perdu», affime Julia Stanyard.

Recrutées par les réseaux sociaux

Le recrutement des jeunes africaines passe par les réseaux sociaux | capture d’écran Telegram

Le recrutement de ces Africaines se fait surtout en ligne, via des réseaux sociaux. Des influenceurs, par exemple sur TikTok ou Instagram, font la promotion du programme. Les organisations locales parfois y contribuent aussi. Il s’agit notamment des «ONG politiquement alignées sur la Russie«. Le site alabugatruth a identifié une vingtaine de jeunes recruteurs russes actifs sur les réseaux sociaux et qui se rendraient régulièrement en Afrique.  

Des emplois malsains et dangereux

Les jeunes Africaines «travaillent de longues heures directement dans la production, l’assemblage de drones, sous surveillance constante», déplore Julia Stanyard. Elles sont en contact avec les «produits chimiques très toxiques». À cela s’ajoute, la question de la sécurité. Les usines où elles travaillent sont une cible pour l’armée ukrainienne qui a déjà démontré sa capacité de frapper jusqu’au coeur du territoire russe. Selon wikipedia, le 2 avril 2024, une frappe de drones ukrainiens a fait plusieurs victimes et endommagé les dortoirs de l’École polytechnique d’Alabuga. De nouvelles attaque ont eu lieu le 23 avril, les 25-26 mai et 15 juin 2025.

Réveil des Etats africains

A partir de 2025, plusieurs Etats africains ont néanmoins commencé à réagir. Des militants des droits humains, des médias et des responsables politiques au Malawi, au Togo, au Nigéria, au Zimbabwe ou en Zambie ont dénoncé le programme qualifiant Alabuga Start de «piège moderne».

En Afrique du Sud, la controverse autour d’«Alabuga Start» s’est intensifiée fin août 2025. Les autorités sud-africaines ont émis des avertissements concernant les «offres d’emploi» liées au programme.

Le 25 août 2025, l’ambassade de Russie à Pretoria a publié une prise de position rejetant les accusations d’exploitation et niant tout lien avec la traite des êtres humains. Dans les jours suivants, plusieurs influenceuses ont retiré des contenus promotionnels et présenté des excuses, tandis que plusieurs comptes ont été bannis de TikTok pour leur participation à la promotion du programme.

Dans le pays voisin, le Botswana, le programme de formation est désormais dans le viseur de la justice: Interpol enquête pour déterminer si Alabuga Start est impliqué dans un trafic d’êtres humains.

Le vernis commence à se fissurer

«Le vernis d’Alabuga commence à se fissurer», estime Julia Stanyard. Mais «beaucoup de gouvernements considèrent la formation professionnelle à l’étranger comme une bonne chose.» Des représentants d’Alabuga continuent d’ailleurs à rencontrer des diplomates africains pour promouvoir activement leur programme. (cath.ch/mp)

Un centre de l’économie de guerre russe

Alabuga est considéré comme un centre névralgique de l’économie de guerre russe. On y fabrique entre autres les drones de type Geran-2, (pour géranium !) dérivés du modèle iranien Shahed-136, utilisés massivement pour attaquer l’Ukraine. Selon certaines estimations, Alabuga fabriquerait entre 200 et 400 drones par mois.
La zone économique spéciale (ZES) d’Alabuga a été créée en 2006 pour attirer entreprises et investissements au Tatarstan. À la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022, la zone a perdu nombre de ses investisseurs étrangers, et les autorités ont réorienté leur production vers le secteur militaire.
Face à la pénurie de main-d’œuvre, les autorités locales ont lancé en 2022 le programme ›Alabuga Start’, destiné à recruter des jeunes travailleuses à l’étranger avec pour objectif d’en accueillir 8’500 en 2025.  
Bien que la ZES se présente comme une entreprise privée, elle entretient des liens étroits avec l’État russe: le ministère de la Défense finance et achète les drones, et la ZES appartient à la République du Tatarstan. Pour les observateurs, Alabuga illustre ainsi parfaitement l’entrelacement des sphères économique, étatique et criminelle en Russie. MP

7e édition des semaines d’action contre la traite des êtres humains
Placée sous le signe de la «traite invisible», la septième édition des semaines d’action contre la traite des êtres humains se déroulera du 22 septembre au 25 octobre 2025 dans toute la Suisse. Près de 40 événements dans onze cantons feront la lumière sur une réalité souvent cachée. La traite à des fins d’exploitation sexuelle ou d’exploitation de la force de travail est une réalité aussi en Suisse. Les semaines d’action sont coordonnées par l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) avec le soutien de l’Office fédéral de la police (fedpol). Le programme complet est disponible sous https://www.18-octobre.ch.

Les drones qui ont frappé Kharkiv, le 4 juin 2025, ont probablement été fabriqués par de jeunes femmes africaines | © EPA/SERGEY KOZLOV
22 septembre 2025 | 17:00
par Maurice Page
Temps de lecture : env. 6  min.
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