Alexandre Ineichen: La confiance passe par la transparence et la responsabilité
Alexandre Ineichen est le nouveau Père-Abbé de l’Abbaye de Saint-Maurice. Le chanoine, actuel recteur du collège de l’abbaye, revient pour cath.ch sur son élection, sa vision de la gouvernance et les défis qui l’attendent pour redorer l’image de la communauté, passablement écornée par les affaires d’abus.
Propos recueillis par Maurice Page, photos: Bernard Hallet
La bénédiction abbatiale n’aura pas lieu avant l’année prochaine, annonce Alexandre Ineichen qui a reçu cath.ch le 6 novembre 2025. «Il faut distinguer deux choses: la prise de fonction et la bénédiction abbatiale», indique-t-il. La prise de fonction se fait de manière interne sans cérémonie officielle. Elle se passera prochainement afin qu’il puisse prendre en mains les affaires courantes. «La bénédiction abbatiale aura lieu au début de l’année prochaine. A priori il n’y aura pas de changement pour les autres postes de responsabilité au sein de l’Abbaye.»
Vous figuriez comme le favori de cette élection. La communauté n’avait-elle pas réellement de choix?
Alexandre Ineichen: Au contraire, la communauté avait un triple choix: renoncer à une élection et demander à Rome un administrateur apostolique; élire un chanoine d’une des communautés sœurs de la Confédération des chanoines réguliers de saint Augustin; et enfin choisir une personne interne. Cela a été discuté en chapitre et le troisième choix a été retenu. Je pense que le renouvellement de la confiance et de l’unité devait venir de l’intérieur.
Cela n’était pas une surprise.
C’est, pour moi, tout de même un changement de vie puisque je quitte la direction du collège pour la direction de l’Abbaye. Je n’avais en aucun cas ‘un plan de carrière’. Je reçois cette charge dans la sérénité, fort de la confiance accordée par mes 25 confrères et confirmée par le pape.

La confiance à l’interne et à l’extérieur est à reconstruire
La confiance passe par la transparence et la responsabilité, même si je suis conscient qu’une transparence absolue est illusoire. La communauté a décidé de se doter d’une commission de conseil de gouvernance, formé de personnes externes pour accompagner l’Abbé et le Conseil abbatial dans la gouvernance. Ce Conseil sera présidé par Mari-Carmen Avila, déléguée pour la prévention du diocèse de Lausanne, Genève et Fribourg. Je pense qu’il est bon d’avoir ainsi une sorte de ‘contre-pouvoir’ afin de pouvoir décider dans la concertation. Le choix d’une femme, experte des questions d’abus, me paraît très adéquat.
«Je pense qu’il est bon d’avoir ainsi une sorte de ‘contre-pouvoir’ afin de pouvoir décider dans la concertation.»
L’Abbé n’est-il pas ainsi mis ainsi sur la touche?
Non, le gouvernement reste celui de l’Abbé. C’est lui qui prend les décisions. Nos constitutions ne sont pas changées. Comme recteur du collège, j’ai toujours considéré qu’il était bon de travailler à plusieurs et de ne pas prendre les décisions tout seul. Je reconnais que c’est ce qui a manqué jusqu’à présent.
L’Abbaye a été fortement ébranlée par le rapport sur les abus sexuels commis en son sein. Craignez-vous que d’autres choses sortent encore?
Je pense que le rapport Aubert qui porte sur une période de 70 ans est assez exhaustif, même s’il faut considérer que le risque zéro n’existe pas. Il s’agit maintenant de gérer la suite. Il y a eu des condamnations pénales et quelques jugements ecclésiastiques sont encore pendants. Je suis favorable à une justice sévère vis-vis des auteurs d’abus et à des peines justes, mais toujours dans le respect des droits de la défense. Il faut toujours respecter la proportionnalité et veiller, quand c’est possible, à la réintégration la plus humaine possible dans la communauté des confrères qui ont failli. Mais cela dépend vraiment de chaque personne.

La lecture du rapport sur les abus laisse à penser que de nombreux chanoines ont préféré ne pas voir, ne pas savoir…
Oui. A mes yeux, il faut se remettre dans le contexte social de l’époque qui voulait qu’on ne parle pas de ces choses-là et que l’on s’arrange entre nous. Je crois qu’il s’agissait plutôt de naïveté et d’incompétence face à de telles situations. La culture du secret s’imposait.
En fait, j’estime que les problèmes doivent être partagés le plus rapidement possible pour avoir les divers points de vue. Vouloir régler les affaires entre le seul Abbé est l’auteur de l’abus ne suffit plus. Les abus de tous ordres ne peuvent pas être résolus tout seul. Un dialogue instaure la confiance. Chacun doit pouvoir s’exprimer. C’est le bon sens du mot Abbé, c’est-dire Père, qui a été parfois perverti au sens du pater familias romain porteur d’une autorité absolue sur toute sa famille pouvant décider de tout sans consultation.
«En fait, j’estime que les problèmes doivent être partagés le plus rapidement possible pour avoir les divers points de vue.»
De l’extérieur on perçoit peu l’Abbaye comme une communauté.
Nous sommes des chanoines et pas des moines. Nous vivons toujours une tension entre la vie monastique et la vie apostolique. Elle est fondatrice. Mais il est vrai que nous devons renforcer la vie communautaire, y compris avec les confrères en poste à l’extérieur et dans les paroisses.
Je pense que nous ne devrions plus avoir de ministères où le confrère est tout seul. C’est aussi un moyen de prévention. A deux on peut s’épauler dans les moments de difficulté. C’est d’ailleurs ce que fait Jésus lorsqu’il envoie ses disciples en mission deux par deux. C’est aussi ce que dit la règle de saint Augustin.
La mission est celle de l’Abbaye et pas de tel ou tel chanoine individuel. Il faut un juste équilibre de vie commune. Cela implique aussi plus de lieux et de moments de rencontre au-delà du chapitre et des rencontres institutionnelles.
«Nous vivons toujours une tension entre la vie monastique et la vie apostolique. Elle est fondatrice.»
L’autre aspect est celui de la prière liturgique.
Oui bien sûr, une des missions de l’Abbaye est la continuité de la louange sur le tombeau des martyrs et la pastorale autour de la basilique. Beaucoup de choses existent, certaines sont à revitaliser, d’autres peut être à supprimer car elles ne correspondent plus aux attentes des fidèles. Le pèlerinage reste important, notamment sur la Via Francigena. Il y a là probablement un accueil à développer.
L’Abbaye a eu un peu de relève ces dernières années, mais la communauté est tout de même vieillissante.
Je reste dans la confiance de la promesse de Jésus d’être tous les jours avec nous jusqu’à la fin des temps. Le recrutement ne dépend pas d’abord de nous, mais de Dieu qui appelle. La question des vocations consacrées ne se pose pas seulement à l’Abbaye, mais dans toute l’Eglise en Occident.
La communauté entière doit être accueillante et formatrice afin de montrer aux jeunes la richesse et la beauté de la vie religieuse. Il faut de toute façon résister à la tentation d’être moins exigeants pour les candidats qui se présentent. Pour moi, ce qui importe le plus ce sont les qualités humaines et la capacité à accepter des charges et des responsabilités.
L’image de l’Abbaye vers l’extérieur a été fortement atteinte. Comment la restaurer?
Notre premier message est de vivre authentiquement notre vie religieuse dans toutes nos activités, dans et hors de l’Abbaye. Cela ne passe pas par une campagne de publicité ou de marketing mais par l’exemple vécu. A part cela il y a évidemment toutes les activités liées au pèlerinage et au patrimoine. Le meilleur moyen de restaurer l’image, c’est d’agir concrètement là où il le faut.
«Notre premier message est de vivre authentiquement notre vie religieuse dans toutes nos activités, dans et hors de l’Abbaye.»
L’Abbaye est aussi une petite entreprise.
Dans ce domaine, la première chose est le professionnalisme. Les communautés nouvelles ont souvent montré comment la simple bonne volonté ne suffit pas pour éviter les dérives. Il faut répondre aux règles et aux normes sociales. La deuxième chose est le respect de nos quelque 50 employés, au plan humain dans un esprit évangélique.
Vous allez quitter la charge de recteur. Vous serez remplacé par un laïc. C’est une page qui se tourne pour le collège?
Oui, mais il faut rappeler que St-Maurice a toujours été un collège d’Etat, fondé par la diète valaisanne en 1806 en accord avec l’Abbaye. Il est depuis 2020 entièrement repris par l’Etat, y compris les bâtiments et le personnel. Nous ne sommes plus que deux chanoines à y travailler. J’ai donné ma démission mais je reste à disposition. C’est un changement assez naturel. (cath.ch/mp)






