Détail d'une partition de chant grégorien du XIe siècle | Domaine public
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Xavier Accart: «En chantant du grégorien, on goûte à une sorte d’éternité»

Le chant grégorien porte à la prière, mais fascine bien au-delà des murs des églises. Pourquoi touche-t-il les cœurs aussi universellement? À quelle expérience spirituelle conduit ce chant sacré? Auteur de L’Ame du grégorien (Ed. du Cerf), le journaliste Xavier Accart apporte son éclairage.

Matthias Wirz – Adaptation: Carole Pirker

Plus qu’un style musical, le grégorien est une expérience. Telle est la conviction de Xavier Accart (voir encadré). Dans ce livre d’entretien avec Louis-Marie Vigne (voir encadré), fondateur du Chœur grégorien de Paris et spécialiste de ce répertoire, le journaliste et essayiste nous plonge dans l’univers du chant grégorien, un univers, souligne-t-il, qu’il faut pratiquer pour comprendre.

Dans ce livre, il nous dévoile la spiritualité de ce chant liturgique. Chanté à l’unisson et sans accompagnement instrumental, ce chant sacré est inspiré de la tradition romaine et lié au texte latin. Et si ses mélodies sont irriguées par les mots de la Bible, elles touchent un public bien plus vaste que les fidèles des églises…

Comment comprendre cet attrait pour ce chant lié à la liturgie catholique?
Xavier Accart: c’est vrai que lorsqu’on pense grégorien, on pense tout de suite à la messe. Or le grégorien est né de la psalmodie, c’est-à-dire de la récitation des psaumes, une pratique à la base de la vie des moines qui manduquent les psaumes à longueur de journée.

Xavier Accart | © Ed. du Cerf

Vous parlez de manducation. Que signifie mastiquer la Parole de Dieu?
La répéter, en fait. C’était une image qu’utilisaient les moines du Moyen-Âge à l’époque où est né le grégorien. Ils utilisaient l’image de la vache qui rumine. C’est comme ça qu’on est pénétré, imbibé et transformé par la parole inspirée, car cette parole a des propriétés particulières. Dans sa Constitution sur la parole de Dieu Dei Verbum, le Concile Vatican II dit d’ailleurs que «la force et la puissance que recèle la Parole de Dieu sont si grandes qu’elles constituent pour les enfants de l’Église la force de leur foi, la nourriture de leur âme, la source pure et permanente de leur vie spirituelle». On en fait l’expérience en chantant du grégorien.

Cela dit, on a quand même l’impression que c’est très répétitif…
C’est justement la psalmodie! La notion de répétition est essentielle. Elle permet une sorte d’imprégnation de la Parole de Dieu afin qu’elle touche notre cœur profond.

Dans le chant grégorien, vous parlez de mélismes. De quoi s’agit-il?
Ce sont des méditations sur une syllabe. Prenons la syllabe Alléluia, un mot d’origine hébraïque qui signifiant «Louez Yah» (Yahweh), «Louez Dieu». Lorsqu’on arrive à ce nom de Dieu, on est un peu débordé par l’émotion sacrée ou par la présence de Dieu. On est porté à aller au-delà du langage humain. On appelle cela le Jubilus. Saint-Augustin en parle longuement dans ses sermons. Il dit qu’on va au-delà des bornes des syllabes, parce que notre joie se dilate, en quelque sorte. Et c’est vrai: quand on chante le grégorien, on fait cette très belle expérience de mélisme.

Vous parlez de saint Augustin, donc du IVᵉ siècle, mais le grégorien est né après. À quand remonte-t-il exactement?
Il naît au VIIIᵉ siècle. À Rome, dans la liturgie de l’Église, le latin a remplacé la langue grecque. Des répertoires locaux se sont alors constitués, mais quand Pépin le Bref (714 – 768), puis Charlemagne (742 – 814) arrivent au pouvoir, ils ont le souci d’établir leur légitimité, avec le désir que les traditions liturgiques de Rome s’imposent partout, pour unifier leur Empire sur les plans culturel et spirituel. Quand le pape demande de l’aide aux Francs, il arrive avec un certain nombre de ces chantres. Une sorte de synthèse va alors s’opérer entre ces chantres romains et les chantres gallicans de Gaule. C’est de cette synthèse que va naître un chant hybride, romano-franc, qui est le chant grégorien.

Et ce chant va alors se diffuser partout…
Oui, en particulier dans les monastères, à travers l’évangélisation de l’Est de l’Europe, de la Bohême et de la Pologne. Ce chant va s’étendre jusqu’à revenir au Xᵉ siècle, à Rome. On pensera ensuite que c’est un chant complètement romain, mais il est quand même né en France. Et puis en 1614-1615, une édition vaticane de tous les chants grégoriens verra le jour. Malheureusement, elle est établie sur des bases faussées, ce qui va ruiner le chant grégorien, au point qu’il se retrouve complètement dévasté après la Révolution française.

«On pensera ensuite que c’est un chant complètement romain, mais il est quand même né en France.»

Et finalement, qui va sauver le chant grégorien?
Prosper Guéranger, un moine bénédictin français, fondateur et premier abbé de l’abbaye Saint-Pierre de Solesmes, dans la Sarthe (Loire). Il va s’attacher à ressusciter ce chant, en travaillant avec des scientifiques et des musiciens, jusqu’à ce qu’il redevienne une tradition vivante qui nourrit la vie des communautés.

Ce chant s’appelle grégorien. Qui est le Grégoire auquel ce chant fait référence?
C’est un grand pape réformateur de la liturgie (540 – 604). Donc c’est bien antérieur au chant grégorien. En fait, on a appelé ce chant «grégorien» parce qu’il est aussi illustre que le pape saint Grégoire, qui a laissé son nom dans l’histoire de l’Église. Mais le chant grégorien est postérieur à ce pape.

Dans les années 80, le compositeur Olivier Messiaen disait qu’il n’existe qu’un seul chant liturgique, le plain-chant, le grégorien…
En effet, on peut chanter beaucoup d’autres chants pour animer les célébrations, mais Olivier Messiaen disait que seul le grégorien possède à la fois la pureté, la joie et la légèreté nécessaires à l’envol de l’âme vers la vérité. C’était un grand compliment de la part de ce compositeur, qui avait le sens de cette subtilité du chant.

«On a appelé ce chant «grégorien» parce qu’il est aussi illustre que le pape saint Grégoire. Mais le chant grégorien est postérieur à ce pape.»

Mais à l’écoute, on a l’impression que le grégorien a une esthétique un peu dépassée. N’est-ce pas une musique d’un autre temps?
Je ne pense pas. Ce chant ne se démode pas. Les interprétations peuvent varier. Les moines ne vont pas le chanter de la même façon que des laïcs. Le chant grégorien donne un cadre qui permet de vivre très intensément la liturgie. Le concile Vatican II, dans son premier grand texte qui est la Constitution sur la sainte Liturgie Sacrosanctum Concilium, affirme: «L’Eglise reconnaît dans le chant grégorien est le chant propre de la liturgie romaine. Il doit donc occuper la première place dans les actions liturgiques». Le Concile Vatican II a donc pleinement reconnu l’actualité de ce chant. Au sein du chœur grégorien de Paris, qu’a fondé Louis-Marie Vigne, on voit d’ailleurs énormément de jeunes enthousiastes qui viennent chanter le grégorien.

Un passeur du chant grégorien
Louis-Marie Vigne (1953-2022) était l’un des plus grands connaisseurs du chant grégorien en France. Organiste de formation, il a découvert ce chant à l’abbaye de Solesmes, haut-lieu du grégorien. C’est dans cette communauté de moines bénédictins située dans la Sarthe (Loire), qu’il a rencontré en 1972 le maître de chœur de l’abbaye. Il fondera en 1974 Le Chœur Grégorien de Paris, dont les premiers membres se sont formé à Solesmes. Il a instruit des générations de musiciens au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris. CP

Parce que l’écouter, ce n’est pas pareil que de le chanter?
Absolument, car pour vraiment faire une expérience du grégorien, il faut le chanter et le laisser résonner en soi. Louis-Marie Vigne, ce grand maître du chant grégorien que j’ai interviewé dans mon livre, allait donner des cours de méditation grégorienne à la Fédération française de yoga. Ces professeurs de yoga n’étaient dans leur grande majorité pas catholiques, mais ils étaient très intéressés par le son, par cette espèce d’attention sans tension qui est le propre du chant grégorien et qui touche bien au-delà. Cette tradition permet des rencontres très profondes, par sa nature et sa vérité anthropologique.

Mais pourquoi ces chants parlent aujourd’hui encore à tant de personnes?
Selon moi, en raison de cette vérité anthropologique. Lorsqu’il était venu en France en 2008, Benoît XVI avait donné un discours très marquant à ce sujet. Le chant grégorien avait été selon lui conçu à une époque où les gens avaient encore le sens de la musique des sphères. Il disait que le grégorien était «un chant en présence des anges, et que les anges sont précisément les auteurs de l’harmonie du cosmos. Et donc que ce chant répondait aux lois constitutives de l’harmonie musicale de la Création, les formes essentielles de la musique émise par le Créateur dans le monde et en l’homme». 

Vous adhérez à son propos?
Oui, je crois qu’il y a quelque chose de très vrai: tout homme, même s’il n’est pas chrétien, va être touché par ce chant, parce qu’il va rejoindre le cœur profond, par ses caractéristiques propres. Il contient une sorte de vérité humaine, parce que l’homme est créé à l’image de Dieu et qu’il est dans ce cosmos, qui lui aussi est créé à l’image de Dieu. Il y a une sorte de vérité harmonique, anthropologique qui fait que tout homme est touché par ce chant.

«Tout homme, même s’il n’est pas chrétien, va être touché par ce chant parce qu’il va rejoindre le cœur profond, par ses caractéristiques propres.»

Vous diriez que c’est un chant universel qui parvient à relier les cultures?
Oui, tout à fait. D’ailleurs, il y avait un imam qui venait en grand secret chanter au Chœur grégorien de Paris, parce qu’il aimait énormément ces chants. Je sais que le Chœur grégorien avait aussi des relations en Israël avec des musicologues, qui, bien que juifs, étaient passionnés par le chant grégorien. Il y a eu des tournées au Japon où il y a eu des rencontres avec des moines bouddhistes qui eux chantaient leurs sutras (textes de l’hindouisme et du bouddhisme, rédigés sous forme d’aphorismes ou de maximes concises en sanskrit, ndlr) et alternaient avec du chant grégorien. Ce chant est vraiment un lieu de rencontre au plus profond.

Découvrez l’entretien avec des extraits musicaux dans l’émission radio «Babel»,
en podcast sur rts.ch/religion/babel, ou via l’App Play RTS, sur smartphone.

Vous avez-vous-même été membre du chœur grégorien de Paris. Quelle expérience spirituelle vous a permis de faire le chant grégorien?
Le plus marquant est peut-être cette expérience du mélisme. C’est une sorte de méditation sonore sur une voyelle. Quand le cœur est débordant et qu’il ne peut plus dire ce qu’il ressent par des mots humains, il a une sorte de babillement émerveillé. Et dans cette méditation, il y a une expérience de la modification de la conscience du temps. On sort du temps mesuré, il y a quelque chose qui s’ouvre, qui se dilate en soi. Et là, on goûte une sorte de petite goutte d’éternité, une sorte de liberté extraordinaire. C’est vraiment au cœur de l’expérience du grégorien.

Le temps est démesuré dans le grégorien. Est-ce en ce sens-là qu’il s’agit d’une musique intemporelle?
En tout cas, c’est une musique à la fois très ancienne et très actuelle. La musique occidentale a commencé à être mesurée, c’est à dire à avoir un appui rythmique régulier, assez tardivement, au XIIIe siècle. Mais finalement, le grégorien est une réponse à cette recherche d’un chant libre en fait, qui sort de ce carcan de la mesure, de l’appui rythmique régulier. Et d’ailleurs, au XXᵉ siècle, beaucoup de musiciens ont essayé de rompre avec cette tradition d’un appui rythmique régulier, qu’on trouve par exemple dans le dans le chant choral et avec toutes ces expérimentations, donc des musiciens contemporains. Le grégorien est une réponse à cette recherche d’un chant libre, qui sort de ce carcan de la mesure, de l’appui rythmique régulier.

Vous avez dit tout à l’heure que pour bien apprécier le chant grégorien, il fallait le chanter, en faire l’expérience. Est-ce finalement un chant d’initié?
Non, on peut quand même l’apprécier. Je suis longtemps allé dans des abbayes bénédictines, à être bercé par le grégorien, avant de le pratiquer et ça me portait énormément dans ma prière. Mais c’est vrai que quand j’ai commencé à le chanter, j’ai découvert vraiment une autre dimension du chant grégorien. Mais cette initiation peut être très simple, c’est-à-dire qu’il y a beaucoup de répertoires dans le grégorien. Il y a un répertoire pour le peuple, pour le prêtre, pour les chantres, pour le cœur. Donc, il y a des pièces très simples qu’on peut reprendre vraiment sans effort et qui permettent d’avoir déjà une expérience du grégorien. C’est une initiation qui n’est donc pas très élitiste. (cath.ch/cp/bh)

L’âme du grégorien. Entretiens avec Louis-Marie Vigne, Xavier Accart, Ed. du Cerf, 2025.

Un journaliste engagé
Né en 1971, Xavier Accart est journaliste, écrivain et historien des idées. Diplômé de l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, il a passé son doctorat à la section des Sciences religieuses de l’École pratique des hautes études, à Paris. Depuis 2011, il est rédacteur en chef du mensuel Prier et anime depuis 2012 une émission hebdomadaire sur Radio Notre-Dame. Comme auteur, il a notamment publié Comprendre et vivre la liturgie (Presses de la Renaissance, 2009), Le Dormant d’Ephèse (Ed. Tallandier, 2019), L’Art de la prière (Ed. de l’Emmanuel, 2022) et Tro Breiz, ma Bretagne intérieure (Ed. Salvator, 2023). CP

Détail d'une partition de chant grégorien du XIe siècle | Domaine public
23 décembre 2025 | 17:00
par Rédaction
Temps de lecture : env. 10  min.
chant (8), chant grégorien (4), choeur (7), Prière (209)
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