Corse: L’âme du pays à travers la «Madonuccia» et «San Ghjisè»

La Corse profonde est aussi religieuse

Par Pierre Rottet, de l’APIC

Terre de tradition, terre catholique aussi, la Corse entend continuer à défendre les valeurs qui sont les siennes. Riches de leur patrimoine chrétien, d’une histoire mouvementée qui a cimenté l’identité profonde de cette île, les Corses vivent aujourd’hui politiquement dans l’attente des Accords de Matignon (projet de statut sur la Corse), ou plutôt de ce qu’il en sortira. La violence de ces dernières années pourrait n’être qu’un mauvais souvenir. A moins que ces mêmes accords n’accouchent du vide. Et ne déçoivent, une fois de plus. L’APIC publie le premier des trois volets sur la Corse, consacré à deux des principales fêtes religieuses célébrées dans l’Ile de Beauté, l’une à Ajaccio, l’autre à Bastia.

La Corse n’a pas attendu le calendrier pour décréter le printemps en ce dimanche de la mi-mars. Ajaccio non plus, et encore moins les citadins attablés aux terrasses. Le pastis accompagne les commentaires, qui sur la fête de la Miséricorde, patronne de la Corse, qui sur le second tour des municipales. Il y a de quoi. Le maire sortant pourrait bien mordre la poussière, au profit de la gauche, soutenue par Charles Napoléon, de la lignée de qui l’on sait. Du frère de l’empereur plus précisément. Drôle d’histoire, pour l’ancienne cité impériale, déjà abondamment fleurie à cette époque. Drôle d’histoire… racontée dans cette langue corse, chantante et généreuse, chaude et passionnée, transmise oralement aux jeunes générations contre vents et marées. Avec l’obstination propre des gens du terroir.

La fête de la «Madonuccia»

Depuis la veille, la ville fête sa protectrice. De la Place des Palmiers qui borde la mer, la foule se presse derrière les membres des confréries en grande tenue, le clergé, les élus et les Ajacciens, qui marchent lentement et dignement sur les pas protecteurs de la «Madonuccia», la gardienne détentrice d’une foi éternelle. A l’instar des processionnaires, les badauds ont le visage attentif, recueilli, le regard porté vers la statue de la Vierge soutenue à bout de bras. Par les fenêtres ouvertes décorées de bougies et de fleurs, sortent des chants polyphoniques. Ils semblent venir tout droit des entrailles de la terre, creuset d’une culture millénaire, garante d’un héritage: celui du pays Corse.

Pour la 160e fois, depuis le 8 mars 1841, date de la première célébration de la patronne de la cité, Notre-Dame de la Miséricorde, la population ajacienne répète les mêmes gestes, emprunte les mêmes rues ou presque, avant de s’en retourner à la cathédrale. Car en Corse, à Ajaccio ou comme ailleurs en pays catholique, on prête à la Vierge le pouvoir de protéger des calamités. De la peste, par exemple.

«Marie est honorée dans bon nombre de régions du monde, et en Corse, plus qu’ailleurs. Ici, la Mère de la Corse est invoquée sous plusieurs vocables: Madre Universale, Stella de u Mare, Asunta Gloriosa…, commente Mgr André Lacrampe, évêque d’Ajaccio pour la Corse.

La vénération à la «Madonuccia» remonte au 18 mars 1536. L’histoire commence à Savone, une petite ville proche de la grande Gênes à laquelle est alors rattachée la Corse. Ce jour-là, dit-on, la Vierge est apparue au modeste cultivateur Antonio Botta. Un capitaine ajaccien, de retour au pays, a placé l’effigie de cette apparition au-dessus de la porte de sa maison de campagne. Un siècle plus tard, en 1656, la menace de la peste terrifie Ajaccio. Il n’en faut pas davantage pour que la ville implore la protection de «Notre Dame de la miséricorde». Les édiles d’alors, les «Magnifiques Anciens», ainsi nommés à l’époque, font le vœu de lui consacrer la ville à perpétuité si elle est épargnée de la peste. Ce qui fut fait.

Depuis lors, chaque année, la municipalité, par la voix des «Magnifiques Anciens» – les autorités -, renouvelle l’engagement pris.

La faute à Napoléon

Le serment du maire Marc Marcangeli fait à la «Madonuccia» ne lui a été d’aucun secours pour rester en place. Battu. Dans la Micheline qui traverse la Corse de bout en bout, d’Ajaccio à Bastia à travers les montagnes et le maquis, les commentaires vont bon train. «La faute à Napoléon», lance un étudiant. Visiblement, il s’en moque, de ces élections passées. Lui et des dizaines d’autres vont rejoindre l’université de Corte, à mi parcours entre les deux villes, à l’intersection de la voie qui mène à Calvi. Une équipe de TV française filme le décor qui défile sous nos yeux. Son reportage sera assurément plus court que le trajet pour rejoindre Bastia: 4 heures… pour moins de 150 kms. Loin des TGV du pays continental, mis à la disposition des gens pressés.

San Ghjisè, le protecteur

Dans l’église du quartier Saint-Joseph, au cœur du vieux Bastia qui domine la ville, la mer et la Sardaigne non loin, le maire de la ville, réélu, lui, malgré son opposition déclarée aux Accords de Matignon, occupe une place privilégiée au premier rang de l’assistance. Visiblement, il n’a guère mis en pratique sa conception citoyenne de l’égalité, héritée du jacobinisme français. Avec la place privilégiée qu’il occupe. En ce lundi, Bastia s’est donné rendez-vous pour fêter saint Joseph, San Ghjisè, «protecteur» de la ville depuis 1632.

Les anciens l’invoquaient pour «faire une belle mort»: «San Ghjisè, à l’angunia, mi assisti cù Ghjesù è Maria». Pas une seule des 550 églises ou chapelles de Corse n’a oublié de lui réserver un petit endroit. Pourtant, les hagiographes ne lui ont guère laissé une place de choix. Ce charpentier, fiancé à la jeune Marie, apprend qu’elle est enceinte. «Il est même fort probable qu’il aurait envisagé d’annuler leur mariage si un ange ne l’avait averti que l’enfant était l’œuvre du Saint Esprit». Mauvais début pour une biographie, commente Thérèse Mazzoni, spécialistes des traditions à Bastia.

D’ailleurs, Joseph disparaît des Evangiles dès l’enfance de Jésus. Les théologiens du Moyen Age, somme toute embarrassés et soucieux de crédibiliser la virginité perpétuelle de Marie, vont laisser entendre que son époux était vieux. Très vieux. Il faudra attendre le quinzième siècle pour qu’il fasse son entrée dans le calendrier julien des saints, et 1870 pour que Pie IX ne le déclare patron de l’Eglise universelle.

Un saint patron de 320 kilos

Dans cette véritable cité dans la ville, l’odeur des panzarotti, ces délicieux beignets que seules les femmes du quartier savent vraiment réussir, s’échappe de chaque maison. Tradition oblige, les familles en deuil n’en ont pas confectionnés. Aussi les premiers panzarotti cuits leur seront-ils destinés. Après plusieurs messes, dont celle des charpentiers, entièrement en corse, l’imposante procession s’ébranle.

Une quinzaine d’hommes, parfois forts mais à coup sûr courageux, s’apprêtent à lutter une heure durant avec les 320 kilos de leur saint patron. Descendre les marches de l’église constitue une première épreuve. Un premier échauffement. Entre les relents omniprésents des panzarotti, les cierges allumés et les bombes à fil des plus jeunes, la procession escalade le quartier de Saint-Joseph, fanfare en tête, suivie de Mgr Lacrampe accompagné par l’archevêque de Monaco, Mgr Barsi, l’invité de cette année, et enfin du flot humain, coloré par les «manteletta» des nombreuses confréries présentes.

Comme pour le bassin méditerrannéen, de Séville à Cordoba, du Sud de l’Italie à la Sardaigne, la Corse peut compter sur d’importantes confréries: une soixantaine, réparties dans l’ensemble de l’île, soit quelque 1’200 à 1’500 hommes et femmes. Ces mouvements de laïcs, ces associations de fidèles, ont une longue histoire. Les plus anciennes confréries datent du Moyen Age. A l’époque, elles avaient une double fonction: caritative et spirituelle. Et si certaines ont aujourd’hui encore une préoccupation caritative, nombre d’entre elles se donnent pour «mission» de participer aux offices religieux, à l’animation des prières et des chants religieux, en plus de celle de conserver la dimension culturelle de la Corse, de défendre la culture et les arts.

Soufflant, suant, les mains crispées sur le bois des portants de la statue, les épaules écrasées par le poids, les confrères de Saint-Joseph montent sans sourciller jusqu’au «rocher», qui culmine au-dessus de Bastia. Au passage, l’un des 25’000 maghrébins de l’île, un vieux Marocain, résume en un mot ce spectacle: «C’est beau». Notre foi, commente enfin un ébéniste corse, est attachée à la religion. Comme elle est attachée à notre culture. A notre histoire. (apic/pr)

13 avril 2001 | 00:00
par webmaster@kath.ch
Temps de lecture : env. 6  min.
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