Plaintes collectives contre les banques qui ont financé l’apartheid ?

Afrique du Sud: La Suisse, qui a soutenu le régime d’apartheid, doit indemniser les victimes

Jacques Berset, APIC

Fribourg, 23 mars 2001 (APIC) La Suisse, dont les milieux économiques et financiers ont soutenu le régime d’apartheid en Afrique du Sud, est une nouvelle fois sur le banc des accusés. Elle a l’obligation morale et légale d’indemniser les victimes, lance Neville Gabriel, secrétaire pour la Justice économique de la Conférence des évêques catholiques d’Afrique du Sud à Pretoria. Des plaintes collectives pourraient viser les banques suisses qui ont financé l’apartheid et les entreprises qui ont fait de gros profits grâce au système d’oppression de la majorité noire qui a duré jusqu’en 1994.

Invité en Suisse dans le cadre de la campagne œcuménique de carême qui a pour thème «Civiliser l’argent», le militant sud-africain annonce que des recherches sont en cours pour accumuler les preuves en vue d’éventuels procès. La Coalition Jubilé 2000 – Afrique du Sud, dont Neville Gabriel était jusqu’à récemment le secrétaire général, réclame l’annulation de la «dette odieuse» contractée par le régime d’apartheid et l’indemnisation des victimes de ce système qui n’a pu survivre si longtemps, à ses yeux, que grâce à l’aide de l’Occident, en particulier des banques suisses. «Cette dette est illégitime du point de vue moral, politique, économique et historique!»

«Nous avons identifié la question de la justice économique comme le défi majeur auquel doit faire face la nouvelle Afrique du Sud», a-t-il confié à l’APIC lors de son passage à Fribourg. De nombreuses entreprises et banques en Allemagne, en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis, mais particulièrement en Suisse – parce que le gouvernement suisse n’a jamais soutenu les campagnes de sanctions économiques – ont profité du régime d’oppression pour faire d’énormes profits. «Ce taux élevé de profit a été obtenu à cause du système en place, qui a permis le travail forcé de communautés entières contraintes de quitter leurs terres pour travailler dans les mines ou les industries. Ces profits extorqués grâce à la répression doivent être rétrocédés aux victimes sous forme de réparation. Si c’est nécessaire, nous irons devant les tribunaux!».

La Coalition Jubilé 2000 – Afrique du Sud, qui rassemble les principales Eglises chrétiennes du pays, d’autres communautés religieuses, comme des milieux juifs, hindous et musulmans, la puissante Fédération des syndicats COSATU, et SANGOCO, un rassemblement de 4’000 ONG sud-africaines – est le fer de lance de cette action. Elle bénéficie du soutien d’ONG et d’Eglises au niveau international.

Réparations à l’ordre du jour de la Conférence de l’ONU sur le racisme à Durban

Au début de cette année, la Coalition Jubilé 2000, qui a déjà entamé des recherches et accumulé du matériel de preuves, a consulté des bureaux d’avocats pour étudier la possibilité d’aller en devant les tribunaux. «Il est absolument clair pour eux que le cas est solide», affirme le militant sud-africain. L’Afrique du Sud accueillera en septembre prochain à Durban la Conférence de l’ONU sur le racisme. «L’un des thèmes les plus importants qui sera abordé à cette occasion sera la question des réparations. Cela émerge déjà très fortement dans les réunions de préparation», confirme Neville Gabriel.

Avant de lancer des plaintes collectives – «nous avons des chances de réussir, car d’autres plaintes ont abouti en Allemagne pour le travail forcé, en Suisse pour l’or nazi et les fonds en déshérence», relève N. Gabriel – la Coalition veut d’abord lancer le débat dans le public, dans le but d’obtenir un accord. Les banques ont été invitées à débattre publiquement de la question, mais elles se dérobent, préférant des discussions privées. L’accès à leurs archives reste interdit aux chercheurs qui voudraient explorer en détail leur part de responsabilité. «Nous estimons qu’une affaire d’une telle importance pour l’Afrique du Sud et toute l’humanité doit être débattue en public.»

Indemniser les travailleurs forcés de l’apartheid

«Les banques privées suisses – en particulier l’UBS, mais également des banques britanniques et américaines, mais aussi allemandes comme la Dresdner Bank – ont profité de système répressif, à l’instar d’entreprises comme Everite Holdings Ltd, dont les ouvriers qui vivaient dans les bantoustans, de véritables camps de concentration durant l’apartheid, souffrent maintenant d’asbestose après avoir travaillé dans les mines d’amiante.» Quand le régime d’apartheid, quasiment en faillite au milieu des années 80, était très affaibli, les banques auraient pu mettre des conditions au rééchelonnement de la dette sud-africaine.

Les Eglises, les opposants de l’ANC en exil, toutes les forces progressistes, demandaient aux banques de profiter de cette opportunité. Mais de 1985 à 1989, une commission dirigée par l’ancien chef de la Banque Nationale Suisse, Fritz Leutwyler, a permis un rééchelonnement de la dette très favorable au régime d’apartheid. Sous la houlette de F. Leutwyler, 14 grandes banques d’Allemagne, de Suisse, du Royaume-Uni, des Etats-Unis et de France – représentant 30 grandes banques et 230 petites banques de crédit – ont négocié trois accords séparés avec le gouvernement sud-africain d’alors. Ce dernier, considéré comme un paria, a accueilli comme une «divine surprise» cette intervention suisse qui l’a ainsi sauvé de la banqueroute.

Le gouvernement sud-africain a utilisé ce répit pour financer la répression interne contre la majorité noire ainsi que ses menées guerrières et ses opérations de déstabilisation des pays voisins dits «de la ligne de front». Les dommages causés par le régime d’apartheid à l’ensemble des pays d’Afrique australe peuvent être estimés entre 78 et 115 milliards de dollars, affirme le religieux rédemptoriste Neville Gabriel. Le Mozambique, l’Angola, le Zimbabwe, le Botswana, la Zambie ou la Tanzanie pourraient à juste titre réclamer de lourdes compensations. «Ceux qui ont refinancé la dette de l’apartheid en sont responsables», insiste l’ancien secrétaire général de la Coalition Jubilé 2000.

«Les entreprises suisses savaient mieux que ceux qui souffraient»

Pendant que les mouvements populaires, la population, les Eglises d’Afrique du Sud réclamaient des sanctions, des entreprises suisses prétendaient mieux savoir que ceux qui souffraient et s’opposaient aux sanctions, déplore le secrétaire pour la Justice économique de la Conférence des évêques catholiques d’Afrique du Sud. «Nous leur demandons maintenant des comptes, et pas seulement moralement, car nous voulons une indemnisation pour les travailleurs forcés. Concernant la dette de l’apartheid, les banques répondent qu’elles n’ont rien fait de faux, seulement ce que leur permettaient les autorités politiques de l’époque, alors que l’ONU avait déjà condamné le système de discrimination raciale depuis des décennies. L’apartheid a été qualifié de ’crime contre l’humanité’ en 1973 déjà!»

Les problèmes sociaux se sont aggravés depuis la fin de l’apartheid

Aujourd’hui, l’Afrique du Sud connaît encore davantage de problèmes en ce qui concerne la pauvreté et l’inégalité entre riches et pauvres. Le chômage, qui frappe en particulier les jeunes, atteint aujourd’hui 40%, soit près du double de ce que le pays connaissait à l’époque du régime d’apartheid. Dans certaines parties du pays, le chômage touche même 60% de la population active. Ces huit dernières années, le pays a perdu plus d’un million de places de travail, alors que la population augmente.

Comment l’expliquer ? Le nouveau gouvernement sud-africain, qui substitué le régime d’apartheid en 1994, a hérité d’immenses problèmes sociaux: instruction publique, services sanitaires et sociaux destinés à la majorité noire déficients, habitations sociales trop rares, manque d’infrastructures de base comme l’eau et l’électricité. A la chute du système d’apartheid, le gouvernement de Nelson Mandela a été mis immédiatement dans l’obligation d’investir des sommes gigantesques pour améliorer les conditions de vie de la majorité noire.

De fortes pressions internationales pour imposer l’»Etat minimal»

Mais en même temps, le gouvernement a été soumis à de très fortes pressions de la part des milieux économiques et financiers tant à l’intérieur de l’Afrique du Sud qu’à l’extérieur. Le pays a rapidement été soumis aux pressions du Fonds Monétaire International (FMI) et de la Banque Mondiale, dans le but de «globaliser» son économie, c’est-à-dire alléger ou ôter tout contrôle sur les mouvements des capitaux. «Cela a provoqué une grande vulnérabilité de notre économie, devenue instable.»

Les pressions visent également à diminuer la taille des pouvoirs publics – avec la réduction du nombre de fonctionnaires – et à réduire les dépenses dans le domaine de la santé, du social et de l’éducation. «En raison de ces pressions, notre gouvernement n’est plus en mesure de faire face à l’héritage de l’apartheid, car il doit encore tenir compte de la dette illégitime du gouvernement de l’apartheid», constate, amer, l’ancien secrétaire de la Coalition Jubilé 2000.

La «dette odieuse» de l’apartheid paralyse le développement

Avec ses finances obérées, le nouveau gouvernement ne peut pas investir assez en matière sociale pour combler le fossé socio-économique laissé par le précédent régime. Le service de la «dette odieuse» de l’apartheid paralyse le développement du pays et empêche de répondre aux détresses sociales de la majorité de la population noire, qui vit toujours en-dessous du seuil de pauvreté. Les intérêts de cette dette – 25,6 milliards de dollars fin 1993 lors de l’arrivée au pouvoir du gouvernement de transition – représentaient le 22,2% du budget de l’Afrique du Sud en 1999. Seul le poste de l’éducation, avec 22,4%, était alors supérieur au service de la dette. D’autre part, le gouvernement doit développer des politiques économiques libérales destinées à attirer des investisseurs étrangers… pour obtenir des devises destinées au paiement de la dette. «Le problème clef pour tout développement futur de l’Afrique du Sud, est à nos yeux la dette héritée de l’apartheid, dont une partie significative a été refinancée par le biais de nouveaux prêts. Pour nous, il est clair que les victimes de l’apartheid ne doivent pas rembourser cette dette, car il n’y a aucune raison que les victimes paient encore une fois pour leurs propres souffrances.» (apic/be)

23 mars 2001 | 00:00
par webmaster@kath.ch
Temps de lecture : env. 7  min.
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