Suisse: Jean-Philippe Rapp analyse le rapport Nord-Sud en matière de communication
Actualité: Partager la communication: telle est l’invitation lancée par l’Action de Carême et Pain pour le prochain à l’occasion de la Campagne de Carême qui débute le Mercredi des Cendres 13 février. Les organismes catholique et protestant
«Quantité d’information ne rime pas avec qualité»
Bernard Bovigny, de l’agence APIC
Genève, 30 janvier 2002 (APIC) Le fossé entre le Nord et le Sud au niveau des moyens de communication s’agrandit et n’est pas en voie de régression, estime Jean-Philippe Rapp. Le journaliste TV se dit déçu face à l’évolution actuelle des médias, où quantité d’information ne rime pas avec qualité. Il réclame davantage de vigilance pour éviter la confusion entre information et opération publicitaire.
Journaliste depuis 30 ans à la Télévision Suisse Romande (TSR) et collaborateur de l’Institut universitaire d’étude du développement à Genève, Jean-Philippe Rapp considère avec impuissance le fossé qui s’accentue entre les pays du Nord et du Sud dans le domaine de la communication. «Les disparités entre régions ne sont pas en voie de régression», lance le lauréat du Prix catholique de la communication 1994. «Le fossé s’agrandit car nous ne nous développons pas tous à la même vitesse. Il existe d’ailleurs aussi à l’intérieur de notre société entre les nantis et les laissés pour compte».
APIC: La notion de «grand village mondial», qui se réfère à l’expansion des moyens de communication, constitue donc une illusion lorsque l’on sait que 80% de la population mondiale ne disposent pas d’une ligne téléphonique .
J.-Ph. Rapp: C’est vrai. D’autant que le développement d’un pays passe par le téléphone. Mais au niveau de la télévision, je remarque tout de même une évolution depuis 15 ou 20 ans. A l’époque, le matériel de production audio- visuelle était inaccessible pour les pays du Sud: trop cher, trop sophistiqué, pas adapté. Les reportages réalisés par des équipes africaines étaient hors circuit professionnel, car ils ne correspondaient pas à nos critères de qualité technique. Le coût des appareils a chuté et ces mêmes pays disposent d’un équipement performant. Mais ce sont maintenant les finances qui ne suivent pas. Le budget annuel d’une télévision nationale comme celle du Burkina-Faso équivaut à celui de nos émissions «Temps Présent». Autre phénomène qui a transformé le visage des médias: le développement de la télévision câblée et du satellite permet d’accéder à un plus grand nombre de chaînes.
APIC: Nos pages d’information ne touchent pratiquement que l’Europe, les Etats-Unis et le Moyen-Orient. Inquiétant non?
J.-Ph. Rapp: J’y vois deux phénomènes. D’abord, je constate que malgré l’évolution technique, nous ne couvrons pas l’ensemble de la planète. Il y a là-derrière des problèmes économiques. Si le Niger, par exemple, est victime d’un coup d’état, il n’est pas sûr que je dispose d’images sur cet événement. Et en TV, s’il n’y a pas d’image, il n’y a pas d’information.
Ensuite, nous sommes confrontés à l’éternelle question de l’empathie. Notre civilisation est déformée par certaines grilles de lecture. L’information passera toujours mieux si elle suit un certain courant de pensée. Mais inversons une fois les rôles pour mettre en évidence nos schémas. Imaginons, par exemple, que les autorités palestiniennes se mettent à bombarder Israël et à y raser des maisons dans les villages. Cela provoquerait une véritable levée de boucliers de la communauté internationale. Mais lorsque cela concerne le gouvernement israélien, on invoque le droit de défense. Ce phénomène d’empathie et de courant de pensée perturbe l’information.
APIC: Les médias consacrent davantage de plages d’information sur les frasques du président des Etats-Unis ou celles d’autres célébrités que sur d’autres événements internationaux essentiels .
J.-Ph. Rapp: C’est vrai, et cela me préoccupe. Les frasques du président Clinton, qui ont mobilisé les médias durant plusieurs semaines, ne revêtent en réalité aucun intérêt pour le public. Quant aux événements internationaux, je constate que l’intérêt des médias dépend parfois de facteurs totalement inattendus. Il a fallu passer par l’Afghanistan pour porter notre attention sur l’affrontement entre l’Inde et le Pakistan au sujet du Cachemire. Or, le conflit existe depuis plusieurs décennies déjà.
Je remarque également, et c’est là un phénomène assez normal, que l’information est marquée par des zones culturelles. En Espagne, la TV parle davantage de l’Amérique latine que chez nous. De même la Belgique avec le Congo ou l’Angleterre avec l’Inde.
APIC: Le modèle de vie prôné par nos médias, par les feuilletons et les films notamment, se rapproche des «valeurs» de la société américaine .
J.-Ph. Rapp: La TV est obligée d’acheter des émissions car elle ne peut pas tout produire. Et les séries américaines sont bon marché. Elles ont tellement été diffusées ailleurs qu’elles sont souvent bien amorties lorsqu’elles arrivent chez nous. Mais des productions européennes percent sur notre marché, et c’est une bonne chose. Nous avons intérêt, du point de vue social, à rester sur nos terres.
APIC: Lors d’un récent colloque, à Rabat, des représentants de pays musulmans ont déploré l’image négative de l’islam véhiculée par les médias occidentaux. Cette image, affirment-ils, s’est même dégradée depuis les attentats du 11 septembre. Partagez-vous ce jugement?
J.-Ph. Rapp: Totalement. Le rôle de la communication devrait être de mieux comprendre l’autre. Or, depuis le 11 septembre, nous assistons à une croisade, de part et d’autre, du bien contre le mal. De ces attentats, nous aurions dû tirer comme leçon une mauvaise connaissance de l’islam de la part de notre société occidentale, et la nécessité de mieux se comprendre et se connaître. C’est en devenant plus intelligents qu’on résoudra les conflits, pas en se montrant plus forts.
APIC: Pratiquement chaque ménage en Suisse disposant d’un appareil TV a accès à une quarantaine de chaînes. Mais quantité ne signifie pas forcément qualité de l’information .
J.-Ph. Rapp: Oui, et cela constitue pour moi une grande déception. La technique nous procure un immense choix de chaînes, mais nous assistons en réalité à une politique d’information unifiée. Dans ce paysage, les chaînes thématiques (musique, culture, .) propose une certaine alternative, mais elles forment des «ghettos». Une chaîne généraliste, et je milite pour cela, doit être capable de parler de tout.
Je relève également que les émissions africaines n’ont pas davantage d’occasions d’apparaître dans nos grilles. Une des difficultés réside dans le fait qu’une TV ne remplit son rôle que lorsqu’elle s’adresse à un public réceptif, et qui se réfère à un modèle de société. Mais je constate également que les particularismes, losqu’ils fonctionnent bien, permettent d’entrer dans un langage universel. Des thèmes comme la mort, le mode de vie, la relation au temps, . touchent tout un chacun. Et il est dommage que ces thèmes, lorsqu’ils sont produits dans les pays du Sud, ne soient pas repris sur nos chaînes.
APIC: Un dessin du calendrier de Carême de Mix et Remix montre un présentateur TV annonçant: «Et maintenant, avant de retrouver nos publicités, une petite page d’information». Que vous inspire cette illustration?
J.-Ph. Rapp (sourire immédiat en découvrant le dessin): C’est génial . Il faut garder une extrême attention à la confusion entre publicité et information. Notre «fond de commerce» de journaliste, c’est la confiance que les gens nous accordent. Or, la TV a de plus en plus tendance à gruger le téléspectateur. Lors de l’émission «Star académie» diffusée sur TF1, au terme de laquelle la vainqueur a été élevée au rang de vedette de la chanson, on a fait croire au public qu’il participait à l’éclosion d’une star. En réalité, ce n’était qu’une immense opération publicitaire.
APIC: Que penser de l’éclosion fulgurante de Jenifer, la vainqueur de ce concours, ou de Loana, qui a remporté le trophée de «Loft Story» sur la chaîne française privée M6?
J.-Ph. Rapp: Ce sont des personnes qui ont des valeurs certaines, mais on ne les met pas dans le bon terreau. Si je navigue dans le flou et que qu’on vient me proposer de devenir une star, je serai tenté de l’accepter. Même si chacun est libre face à une telle proposition, je maintiens que la TV a une responsabilité face à ces personnes dont le succès fulgurant est tout à fait fictif. Si j’achète une voiture d’occasion et qu’elle ne fonctionne pas bien, la responsabilité en revient au vendeur. (apic/bb)