Argentine: Le pays au bord de l’explosion sociale et de l’effondrement économique
Le «meilleur élève» du FMI soudain devenu un «cancre» ?
Jacques Berset, APIC
Buenos Aires/Porto Alegre, 23 avril 2002 (APIC) L’Argentine, il y a peu de temps encore, était présentée comme le «meilleur élève» du Fonds Monétaire International (FMI). Sa politique néolibérale alignée sur les dogmes du «consensus de Washington» (1) a fait faillite. L’Argentine, troisième économie d’Amérique latine, est aujourd’hui est au bord d’une explosion sociale dévastatrice et d’un effondrement économique déstabilisateur pour tout le continent. Témoignage.
Les partis traditionnels argentins – péroniste et radical – sont devenus des cadavres politiques, mais refuser tout leadership sous prétexte «qu’ils sont tous corrompus» peut devenir très vite dangereux, nous confie l’Uruguayen Washington Uranga, professeur de communication à l’Université de Buenos Aires et rédacteur au quotidien de Buenos Aires «Pagina 12». Le chaos social, l’anarchie guettent, les politiciens sont totalement discrédités.
Quelle alternative pour un peuple désabusé qui a perdu confiance dans un système démocratique qui a mis à genoux le pays ? L’Argentine ploie sous une dette extérieure officielle de 132 milliards de dollars, et qui pourrait même se monter à 154 milliards. «L’élève modèle du FMI» a permis que le 90% de ses banques et le 40% de son industrie nationale passent aux mains de capitaux étrangers dans des opérations qui ont largement enrichi l’élite corrompue du pays.
Le gouvernement du président Eduardo Duhalde, soumis à la pression de la rue, qui a faim, ne peut obtenir de nouveaux prêts pour refinancer la dette qu’à condition de se plier aux diktats du FMI. L’institution basée à Washington est pour beaucoup dans le désastre actuel, mais elle s’en lave aujourd’hui les mains, rejetant toute la faute sur les politiciens argentins. Le FMI, qui a suspendu en décembre son plan d’aide de 22 milliards de dollars, devrait attendre au moins la mi-mai avant d’envoyer en Argentine une équipe chargée de négocier un nouveau prêt aux autorités de Buenos Aires. En attendant, le président Duhalde devra d’abord imposer aux 24 provinces du pays la rigueur budgétaire requise par le FMI.
2,5 milliards de dollars d’extrême urgence pour nourrir les pauvres
«Les experts des Nations Unies estiment que l’Argentine a besoin d’une aide extraordinaire de 2,5 milliards de dollars d’extrême urgence pour donner à manger aux pauvres cette année», poursuit Washington Uranga. La fameuse classe moyenne dont s’enorgueillissait le pays – certains Argentins, oubliant le passé créole du pays, prétendaient même vivre dans le seul pays blanc au sud du Canada ! – s’est rapidement paupérisée en 4 ans. Elle est passée ces 3 dernières décennies, selon l’expert de l’ONU Bernardo Kliksberg de 52% à 23% de la population.
La classe moyenne réduite à la soupe populaire
Désormais on peut voir des scènes inédites à Buenos Aires: à 8 heures du soir, sur deux places publiques du centre, des centaines de personnes en files toujours plus nombreuses font la queue avec leur casserole ou des boîtes de conserves pour recevoir la soupe populaire distribuée par les organisations caritatives. «Si tu regardes ces gens, relève le professeur Uranga, ce ne sont pas des mendiants ou des marginaux, mais des gens des classes moyennes qui ont encore des habits décents. Ces personnes, il y a quelque temps, avaient un tout autre niveau de vie!»
Selon les autorités municipales de Buenos Aires, il y a en ce moment des milliers de personnes qui vivent dans la rue. «On n’avait jamais de sans-logis en ville, c’était impensable. Les appartements disponibles existent, mais les gens n’ont plus les moyens de payer le loyer. A la différence du Brésil ou de la Colombie, on n’a pas de grandes favelas, mais un phénomène de paupérisation très visible.»
Un phénomène de «tiers-mondisation»
Chose inimaginable ces dernières années, des secteurs de la population souffrent désormais de la faim. «Aujourd’hui, on ne peut plus sortir les ordures avant le ramassage, car des gens à la recherche de nourriture se précipitent pour éventrer les sacs à poubelle. C’est un phénomène de «tiers- mondisation»: sur une population de près de 37 millions d’habitants, plus de 15 millions vivent en-dessous de la ligne de pauvreté, soit 10 fois plus qu’en 1983. Dans le Grand Buenos Aires, sur 13 millions d’habitants, 48% font désormais partie de la catégorie des pauvres».
Washington Uranga constate qu’il est devenu ces quatre derniers mois beaucoup plus facile de circuler dans Buenos Aires: «Nombre de gens ne sortent plus en voiture. tout simplement parce qu’ils n’ont plus rien pour payer l’essence.»
L’épargne confisquée
A Buenos Aires, on a toujours l’impression d’être en Europe, mais derrière la façade des édifices et des infrastructures, la réalité est brutale: les Argentins – sauf les plus riches, qui ont réussi à faire sortir près de 15 milliards de dollars – ne peuvent récupérer leurs économies en raison des restrictions bancaires connues sous le nom de «corralito». Ces mesures visant à sauver le système financier de l’effondrement en confisquant les avoirs des titulaires de comptes pour les remplacer par des titres d’Etat, empêchent les épargnants de disposer de la totalité de leurs avoirs. Les épargnants frustrés, qui ne reçoivent même plus leurs salaires, font le siège des banques fermées.
Dans les hôpitaux, constate le journaliste de «Pagina12», les bâtiments sont toujours là, mais il faut désormais souvent amener avec soi médicaments, seringues et pansements. Les directeurs de supermarchés, encerclés par les gens affamés, préparent à l’avance des sacs de nourriture à leur intention, pour éviter les pillages de la foule en colère. «La situation est explosive et peut dégénérer à tout instant!» (apic/be)