Israël ne doit pas donner des leçons au gouvernement français

France: L’islamophobie est bien plus grave que l’antisémitisme, pour Daniel Lindenberg

Jean-Claude Noyé, correspondant de l’Apic à Paris

Paris, 3 septembre 2004 (Apic) L’été a été marqué par la mobilisation des responsables politiques israéliens et français face au regain d’actes antisémites, au prix de tensions diplomatiques entre les deux pays. Il faut dire qu’entre le 1er janvier et le 20 août 2004, les autorités françaises ont enregistré 298 actes antisémites, alors qu’il y en avait 108 pour toute l’année dernière.

Qu’est-ce qui explique cette nouvelle hostilité à la communauté juive? La France est-elle un pays antisémite? Comment réagir? Les réponses de l’historien et spécialiste du Moyen-Orient Daniel Lindenberg, qui est davantage préoccupé par l’islamophobie que par ces actes antisémites provoqués par «quelques nazillons déséquilibrés ou décervelés». Né en 1940 de parents juifs polonais, professeur de sciences politiques à l’Université de Paris VIII, conseiller de la revue Esprit, Daniel Lindenberg a publié «Figures d’Israël» (Hachette), «Le confit israélo-palestinien» (DDB) et «Le rappel à l’ordre» (Seuil). Il est également co-auteur de «Antisémitisme: l’intolérable chantage» (Ed. de la Découverte).

Apic: La France a recensé trois fois plus d’actes antisémites entre le 1er janvier et le 20 août 2004 que durant toute l’année dernière. Comment réagissez-vous?

Daniel Lindberg: Je me demande dans quelle mesure cette comptabilité n’est pas surévaluée. On pourrait discuter du caractère antisémite ou non de faits qui relèvent davantage du vandalisme.

Sans parler des fausses affaires antisémites comme le fait divers du RER, l’incendie d’un centre social juif ou même l’agression du rabbin Gabriel Farhi, laquelle demeure obscure. Quoiqu’il en soit, j’admets qu’il y a, de fait, une augmentation des actes antisémites.

Apic: Comment l’expliquez-vous?

D.L: Les causes sont multiples: montée de l’indifférence, déliement du lien social, perte d’influence de l’école qui ne joue plus assez son rôle de formation au respect de la différence ou encore développement des communautarismes. De fait, les tensions intercommunautaires et les répercussions des conflits du Proche-Orient sont les principales responsables de l’actuel antisémitisme.

Mais je n’accepte pas que des représentants de la communauté juive instrumentalisent ce conflit pour mettre en accusation la France et pour stigmatiser la communauté musulmane dans son entier. Cela afin de faire taire toute critique de la politique d’Israël grâce à des syllogismes et des comparaisons abusives, sinon honteuse, qui conduisent par exemple à mettre sur un même plan un jet de pierres sur une synagogue et la nuit de cristal.

Apic: La France est-elle, ainsi que l’a affirmé Ariel Sharon, un pays où sévit un antisémitisme déchaîné?

D.L: Je n’accepte pas que le gouvernement israélien se sente autorisé, au risque d’un incident diplomatique, à donner des leçons au gouvernement français. C’est d’autant moins acceptable que tous les gouvernements français, depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, ont été soucieux de lutter contre toute forme d’antisémitisme. Celui-ci est globalement en recul, ainsi que le reconnaît l’ambassadeur d’Israël en France. Il expliquait cet été sur une radio de l’état hébreu que «tous les sondages font état d’une intégration croissante de la communauté juive de France et que «10% seulement de la population française a des sentiments antisémites».

L’antisémitisme non seulement est moins présent mais il a changé de visage. Celui, virulent, développé par l’extrême droite jusqu’à l’avènement de la deuxième guerre mondiale et de la Shoah est quasiment éradiqué. De même que l’antijudaïsme de l’Eglise. Je vois au contraire nombre de chrétiens s’intéresser au judaïsme et à Israël.

Restent ces actes provoqués par quelques nazillons déséquilibrés ou décervelés. Ou par des individus en mal d’intégration et plus ou moins manipulés par des intégristes musulmans. D’autant plus que dans leur pays d’origine, les clichés antijuifs courent toujours. Mais ne perdons pas de vue que les personnes issues de l’émigration maghrébine et africaine subissent un racisme bien plus répandu et virulent que l’antisémitisme. Sans parler de l’islamophobie qui se développe à toute allure.

Apic: Sur quoi vous appuyez-vous pour affirmer cela?

D.L: Prenez le livre d’Oriana Fallaci, «La rage et l’orgueil»: ce brûlot islamophobe est un succès de librairie en France! Le philosophe juif Alain Finkielkraut a pu écrire (en substance) dans l’Express que ce livre était un coup de pied salutaire dans la fourmilière! Quitte à revenir sur ses propos ensuite.

De fait, nombreux sont ceux qui, dans le milieu juif, entendent mener le combat contre l’islam (comparé abusivement au combat contre le nazisme) et ils jouent sur l’amalgame islam/islamisme.

Depuis les attentats du 11 septembre 2001, des intellectuels juifs mais aussi chrétiens veulent pour un oui, pour un non, ferrailler contre la «judéophobie». Les jeunes juifs sont tentés de développer à leur tour des sentiments haineux vis-à-vis des musulmans. Et si les propos plein de fiel contre les «judéo-croisés» se répandent sur les sites internet islamistes, le même fiel contre l’islam est courant dans des sites internet de juifs radicaux.

Ce que veulent ces gens, c’est corroborer et répandre la thèse, fausse et malsaine, du choc des civilisations. Face à cela, il faut dire et redire que l’islam, comme le judaïsme et comme toutes les grandes religions, est éminemment pluriel et ne saurait être réduit à sa composante la plus fanatique.

Apic: Le ministre israélien en charge des affaires de la diaspora juive, Nathan Chtcharansky, a récemment déclaré: «Le gouvernement français doit comprendre qu’on ne peut dissocier antisionisme et antisémitisme» .

D.L: Une chose est l’antisionisme comme refus d’un certain nationalisme, d’une idéologie selon laquelle tous les juifs devraient, à terme, se rassembler dans la terre qui leur serait promise, la Palestine. On peut ne pas être d’accord, c’est mon cas, de même qu’on peut refuser le nationalisme panarabe. Autre chose est l’antisémitisme comme refus des juifs en tant que juifs, le plus souvent par ignorance ce qu’ils sont dans leur diversité.

Que certains, sous couvert d’antisionisme fassent passer un discours teinté d’antisémitisme, c’est possible et à examiner au cas par cas. Mais de là à faire des procès à Daniel Mermet, le journaliste de France Inter parce qu’il a donné la parole à des antisionistes, ou même, pour les mêmes raisons, au philosophe Edgar Morin, pourtant juif, je trouve cela scandaleux.

C’est toujours le fait de la Licra (Ligue contre le racisme et l’antisémitisme) et de quelques avocats, qui, dès lors qu’on ouvre la bouche pour critiquer le gouvernement d’Israël, pratiquent ce qu’ils appellent l’acharnement judiciaire. Force est de constater qu’il y a deux poids, deux mesures. Ce que l’on entend et lit sur l’islam est terrible et ne fait pourtant pas l’objet des mêmes poursuites. Récemment un psychiatre écrivait dans «Le Monde» qu’il détestait l’islam et qu’il revendiquait le droit à pouvoir le dire bien haut. Personne n’imagine un instant qu’on puisse dire ou écrire publiquement la même chose du judaïsme.

Apic: Pourquoi?

D.L: Non pas du fait d’un soi-disant lobby juif dans les médias – cliché antisémite au même titre que le cliché du juif qui a fait main basse sur la finance – mais du fait de l’histoire même de la France.

Ce pays a, effectivement, été un pays très antisémite. Et de l’affaire Dreyfus à l’action du gouvernement de Vichy dans la Shoah, c’est tout un passé que ni les politiques, ni les médias ne veulent voir ressurgir. D’où cette vigilance, dont je me félicite, bien sûr, tout en appelant à une même vigilance pour empêcher le développement de l’islamophobie et du racisme anti-arabe.

Apic: Sur quel terrain faut-il agir?

D.L: L’école est certes un lieu privilégié mais le travail pédagogique ne porte ses fruits qu’à long terme. Dans l’immédiat, je crois que les médias devraient davantage faire leur travail d’information-formation, et éviter autant que faire se peut de se livrer- au nom de l’audimat – à une surchauffe médiatique sur de fausses affaires comme l’incident du RER ou l’incendie du centre social juif à Paris. Surchauffe dans laquelle, mécaniquement, les politiques sont obligés de s’engouffrer.

Et plutôt que de braquer toujours les projecteurs sur la violence et la désespérance, pourquoi les médias ne montreraient-ils pas davantage les actions positives menées ici et là? Je range parmi celles-ci, bien évidemment, l’action des responsables des diverses communautés religieuses pour inviter au calme et au respect de l’autre.

Apic: Quelle est votre position sur le conflit israélo-palestinien?

D.L: Je suis pour la co-existence pacifique de deux Etats: l’Etat israélien et l’Etat palestinien. Et je soutiens les accords de paix de Genève. (apic/jcn/bb)

3 septembre 2004 | 00:00
par webmaster@kath.ch
Temps de lecture : env. 6  min.
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