Les enjeux politiques de l’Afrique passent par la démocratie

Rencontre avec le président du Sénégal, Abdoulaye Wade

Dakar, 17 avril 2005 (Apic) Il est un des rares chefs d’Etat africains qui, au lieu de modifier la Constitution pour prolonger son propre mandat, l’a réduit de 7 à 5 ans. Lui? d’Abdoulaye Wade, 78 ans, président du Sénégal depuis mars 2000.

Après 20 ans de présidence Abdou Diouf (1981-2000), Wade a porté à la victoire l’alliance de l’opposition. Au Sénégal, musulmans – qui sont majoritaires – et chrétiens vivent pacifiquement. Peut-il s’agir d’un exemple pour le reste de l’Afrique? Le président Wade répond aux questions de l’Agence Misna à Rome.

«Je ne sais pas s’il s’agit d’un modèle pour le continent. Notre cohabitation tranquille peut s’expliquer par la compréhension mutuelle qui a toujours existé entre les deux composantes». (Au Sénégal 95% de la population est musulmane, les 5% restants sont chrétiens (en grande partie catholiques, ndlr).

«Dans une même famille cohabitent des traditions religieuses différentes, mais cette diversité n’est pas perçue comme elle le devrait. En tant que président, je ne suis pas intéressé à connaître les convictions religieuses d’un ministre. Le Sénégal a été gouverné pendant 20 ans par Senghor, qui était chrétien et a bénéficié de l’appui des musulmans. La société est laïque au Sénégal, elle est divisée en 4 ou 5 degrés de confréries, sans oppositions entre elles et sans divisions entre sunnites et chiites. C’est pour cela que je considère que le Sénégal est le pays le plus adapté pour accueillir la Conférence sur le dialogue islamo-chrétien que nous préparons pour 2007 et pour laquelle nous avons déjà organisé il y a quelques jours une rencontre préparatoire».

Q.: Il semble que votre pays connaisse une bonne conjoncture économique?

Président Wade: En 2004 le taux officiel de croissance a été de 6,3%, l’inflation est presque inexistante et lors du dernier sommet de la Communauté monétaire de l’Africaine occidentale, il a été dit que notre développement est même «insolent».Et pourtant notre pays est pauvre, car nous n’avons pas de pétrole. De plus notre gestion économique a été louée il y a trois semaines par le Fonds monétaire international (FMI) aussi. Au lieu de réduire les dépenses, nous avons augmenté les fonds alloués pour l’instruction jusqu’à 40%. Comment? Simplement en considérant les bourses d’études pour les étudiants non plus comme des dépenses sociales mais comme des investissements, contre l’avis de la Banque Mondiale. Et tandis que le Fonds demande de réduire les salaires des fonctionnaires publics, nous les avons augmenté. Un exemple suivi de façon spontanée par le secteur privé aussi.

Q.: Mais votre administration souffre pourtant de ce mal diffus à tout le continent (et pas seulement), qui s’appelle corruption. Vous avez suggéré il y a quelques jours un changement de mentalité pour une «culture du contrôle et de la rigueur».

Président Wade: Nous avons hérité ce mal de l’administration coloniale, sur le modèle de celle française. Durant la période coloniale les personnes n’avaient pas la sensation de travailler pour leur propre pays, mais se sentaient obligées de travailler pour les Français. La corruption existe partout dans le monde, mais elle est plus grave pour les pauvres car elle afflige surtout leurs économies: nous essayons à présent de combattre ces pratiques. Nous avons créé une commission de lutte contre la corruption qui implique la société civile et le secteur privé.

La presse aussi nous aide beaucoup dans cette bataille. Mais le vrai problème est qu’il y a encore trop de fonctionnaires publics. Dakar a été la capitale de l’Afrique française: ils sont aujourd’hui 65’000, un chiffre énorme. Il faut moderniser l’Etat et restructurer l’administration, en retouchant l’organigramme. Les employés qui ne sont pas utiles doivent passer dans le secteur privé, en exploitant le moment positif que vit notre économie. Lors d’une récente rencontre, les commerçants de Dakar m’ont demandé de payer des impôts car «nous savons à quoi ils servent»; la capital a connu des améliorations et le Sénégal est un chantier ouvert.

Q.: Vous avez également «construit» une base qui semble pour l’heure solide pour la paix dans la région méridionale indépendantiste de la Casamance….

Président Wade: Le chemin n’est pas encore terminé mais il a atteint un point irréversible, de non retour. Des énormes progrès ont été réalisés, même s’il y a encore des rebelles armés: nous leur avons dit que nous ne les frapperons pas. En Casamance sont également présents des combattants qui ne sont pas des rebelles mais qui ont pris des armes au Liberia et saccagent souvent villages et magasins. Pour le moment nous avons souscrit la paix avec le principal mouvement actif en Casamance (MFDC) et son chef, l’abbé Augustin Diamancoune Senghor. Mais il y a encore deux ou trois commandants de la guérilla qui ne sont pas encore parvenus à une entente avec le gouvernement car ils étaient absents des colloques. Les portes de la négociation sont encore ouvertes pour eux, ils savent où est mon bureau. Dans cette phase, nous souhaiterions créer des commissions pour la réinsertion sociale, le désarmement et le déminage. Mais ces chefs rebelles ont déclaré ne pas vouloir participer pour le moment. Je ne suis pas pressé: l’essentiel est que le conflit ait cessé. Lorsqu’il n’y a pas la guerre, c’est déjà un début de paix.

Q.: le modèle de dialogue en Casamance peut-il s’appliquer à d’autres scénarios de la région de l’Afrique Occidentale?

Président Wade: Prenons par exemple le cas de la Guinée Bissau. Après le retour jeudi dernier de l’ex-président Nino Viera, qui aurait l’intention de se présenter aux prochaines élections présidentielles, une certaine tension s’est créée. Un autre président souhaite aussi présenter sa candidature, Kumba IaIà. Nous sommes «voisins»: le président de l’Union Africaine (UA) Olusegun Obasanjo (qui est aussi le président de la Nigeria, ndlr) m’a chargé de m’y rendre en mission. Je vais y aller dans les jours à venir pour m’informer: ma position est de ne pas faire de pression sur qui doit ou pas présenter sa candidature. Ils ont des institutions régulières, des tribunaux et une Cour constitutionnelle appelée à examiner les candidatures: ils doivent résoudre le problème entre eux. Dans cette partie de l’Afrique il y a eu de bons progrès réalisés, il suffit de penser à la Liberia et à la Sierra Leone.

Q.: Toute l’Afrique est donc en mesure de guérir elle-même ses propres blessures?

Président Wade: Ce n’est pas facile… Nous n’avons pas de baguette magique mais nous sommes en train d’y parvenir progressivement. Je cite le récent exemple du Togo, où nous avons rapidement adopté une position commune, à savoir qu’il s’agissait sans l’ombre d’un doute d’un coup d’Etat. Je me rappelle il y a quelques mois le cas de la Guinée Bissau: on m’a téléphoné pendant la nuit pour m’annoncer le coup d’Etat, le matin suivant nous avons organisé une mission de 4 chefs de gouvernement de l’Afrique occidentale à Bissau et avons imposé une solution. Nous améliorons constamment notre capacité à affronter ces crises. La France, qui pensait différemment au début, s’est adaptée et a fini par nous suivre. L’Union Européenne a fait de même.

Q.: Le conflit du Darfour, au Soudan, résonne cependant comme un grave échec.

Président Wade: Il faut admettre que là, ça n’a pas marché. Nous avons dit au Conseil de sécurité de l’ONU: «Laissez-nous décider pour chercher une solution africaine»; le Palais de Verre nous a donné deux ou trois semaines, mais la question du Darfour est un problème historique du Soudan. La solution? Envoyer suffisamment de troupes au Darfour pour bloquer les violences armées. Le secrétaire général des Nations Unies, Kofi Annan, est lui aussi d’accord pour envoyer plus de 7’000 casques bleus, a également demandé un effort du Sénégal et nous sommes prêts à répondre avec un contingent de 700 militaires. Le président soudanais Omar el-Béchir ne veut pas ces troupes; et pourtant je crois que dans des cas comme celui-ci la paix doit être imposée.

Q.: Et l’affaire des Grands Lacs.

Président Wade: Dans ce cas-là l’Afrique est parvenue à «calmer le jeu» entre le Rwanda et la République démocratique du Congo. Le président rwandais Paul Kagame est venu au Sénégal au moment où il voulait attaquer les ex-rebelles qui se trouvent au Congo, puis a décidé de renvoyer l’offensive. Au même moment le président de l’UA (Union africaine) Obasanjo l’a rencontré. un travail d’équipe continentale donc. L’Afrique a été divisée par les puissances coloniales et à présent il y a des réalités profondes qui apparaissent au grand jour, des divisions artificielles et ethniques, ou bien des pouvoirs contestés car non démocratiques. Nous avons une mission extrêmement difficile, mais heureusement encourageante aussi: nous devons arriver de façon progressive à rendre stables de vraies démocraties. Nous avons le cas de la Gambie qui a eu des élections crédibles, puis le Mali, le Burundi, le Ghana. Même si lentement, on arrivera bien à une consolidation démocratique, et cela ne peut se passer en deux jours seulement. Dans quelques pays africains où il y a eu des élections acceptables, une démocratie encore hautement instable et fragile s’est installée. Cela risque de déstabiliser une partie de notre continent: mais ce n’est pas grave tant que cela arrive par le vote, c’est pire lorsque l’on a recours à la force. (apic/imedia/pr)

17 avril 2005 | 00:00
par webmaster@kath.ch
Temps de lecture : env. 6  min.
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