Mulhouse: Les protestants alsaciens ont eux aussi fait feu de toute sorcière

L’inquisition s’est acharnée sur les femmes, «créatures du diable»

Par Pierre Rottet, de l’Apic

Mulhouse, 30 juillet 2006 (Apic) Après avoir fait couler le sang jusqu’à la fin du XVIIIe, l’inquisition et les procès pour sorcellerie font encore et toujours couler beaucoup d’encre. De l’Europe à l’Amérique latine, les pires horreurs ont été commises. L’Apic ouvre aujourd’hui le premier de deux volets, consacrés à cette époque peu glorieuse. Recherche, dans un premier temps, des Musées de Mulhouse et de Colmar, où reposent des documents révélateurs de cette époque.

Le second volet reviendra sur le congrès tenu à Lima en avril dernier pour rendre hommage au saint patron de l’épiscopat latino-américain, Toribio de Mogrovejo, dans le cadre du 400e anniversaire de sa mort. Toribio Mogrovejo, avant son arrivée en Amérique latine, fut nommé en 1572 par le roi Philippe II président du tribunal de la terrible inquisition à Grenade, en Andalousie (Espagne), avant d’être envoyé au Pérou. (*)

Au nom de la foi, des crimes ont été commis par centaines de milliers partout en Europe. Et ailleurs en Amérique latine, où les indigènes payèrent au prix fort leur «indiocité». Mais l’inquisition n’impliqua pas seulement la terre catholique. L’Alsace protestante a été l’une des régions les plus touchées par les bûchers. Il faut dire que là, les protestants ont rivalisé dans l’horreur avec les catholiques. Reportage en Alsace.

Plusieurs milliers de victimes en Europe, entre le milieu du XVe siècle et la fin du XVIIIe, 5’000 torches vivantes, en jupon pour la plupart, condamnées pour sorcellerie en moins de deux siècles rien qu’en Alsace: Vous avez dit sorcière? Les comptes-rendus de procès en Alsace reproduits aujourd’hui à Mulhouse dans les Musées l’affirment: Les femmes représentaient les quatre-cinquièmes des accusés.

Dans l’Alsace en partie protestante de la dynastie des Habsbourg des XVe, XVIe et XVIIe siècle (hormis Mulhouse, République libre alliée à la Confédération suisse), on a brûlé des «sorcières», beaucoup de «sorcières». Comme on l’a d’ailleurs fait en Pays protestant vaudois, neuchâtelois, ou ailleurs dans la Suisse alémanique réformée (Cf. «Histoire du christianisme en Suisse»). Histoire de dire que l’inquisition catholique menée avec zèle partout en Europe, notamment, n’était pas la seule à préparer la poix et à couper les fagots pour les bûchers. Loin de demeurer en arrière, les protestants s’emploieront aussi à faire feu de toute sorcière.

Un sorcier pour 10’000 sorcières

Au milieu du XVe, siècle l’Occident s’embrase. Plus encore qu’auparavant. Un incendie monstrueux de chair est allumé: on brûle des hommes, des enfants même, mais surtout des femmes. Des femmes? Pour 10’000 sorcières brûlées, racontait au siècle passé l’historien français Jules Michelet, on «ne comptait qu’un seul ’sorcier’». Une appréciation cependant exagérée, généralement ramenée à la proportion de un pour cent, à en croire les documents rassemblés à Mulhouse.

Nourris par le Moyen Age, attisés sans vergogne par l’inquisition, puis plus tard, dès le début du XVIe siècle, les «exploits» du diable reviennent continuellement. Pour être aussitôt sanctionnés par l’autorité, au grand dam de ceux qui sont sensés les étaler, s’en réclamer. Les réformateurs, eux aussi, ne se priveront pas pour semer la terreur. Un enfant malade? Un bébé décédé? Un animal domestique crevé? Une mauvaise averse ou encore une grêle dévastatrice? Pour les juges, les bourreaux et la vindicte populaire, fertile en imagination, en superstitions, en croyances en des puissances surnaturelles, ces désastres ont une cause: un pacte. Celui passé entre le diable et une sorcière. Une femme seule, jeune si possible, veuve à défaut, marginalisée et pauvre, ou trop belle, qui aurait scellé avec le diable son maître un pacte charnel lors du sabbat. Un pacte fait d’étreintes glaciales et de festins. Avec Satan, l’amant froid comme la glace.

Perçue comme porteuse de maléfices, créature inférieure, aime-t-on alors dire dans les milieux des Eglises, assure-t-on également dans les rangs de l’obscurantisme, formés de prêtres, de pasteurs et de citoyens, la femme fournit à ses censeurs et tortionnaires une «proie» toute trouvée. «C’est une tentatrice». Comme l’écrira en 1485 Henri Institoris dans son funeste «Malleus Maleficarum», dont l’un des derniers rares exemplaires est aujourd’hui conservé à la Bibliothèque municipale de Colmar (édition de 1519). Un petit livre jauni, écrit en latin. Des passages traduits et reproduits sont largement commentés, comme l’est aussi sur un ton outré la biographie de son auteur, Institoris, un dominicain de Sélestat (Alsace), installé comme Grand inquisiteur en Allemagne par le pape Innocent VII, après la trop fameuse publication de sa bulle, «Summis desirantes affectibus», en 1484.

«La pire des hérésies est de ne pas croire à la sorcellerie»

Fort de son titre, de sa puissance aussi, le dominicain de service, aidé dans la rédaction de son «Malleus» par un autre misogyne de l’époque, le théologien de Cologne Jacques Sprunger, n’hésitera pas à écrire à propos des femmes: «Toutes ces choses de sorcellerie proviennent de la passion charnelle, qui est insatiable chez les femmes». Une «opinion» que les tribunaux, en majorité protestants dans l’Alsace d’alors, cultiveront jusqu’en 1682. Date de la publication, par le roi Louis XIV et son ministre Colbert, d’un édit qui mettra légalement fin aux poursuites contre la sorcellerie. L’Alsace ayant auparavant été rattachée à la France.

Composé de trois parties, le «Malleus» porte en exergue cette phrase: «La pire des hérésies est de ne pas croire à la sorcellerie». L’ouvrage invitait à la délation, l’incitait même. Le voeu de l’auteur a été comblé au-delà de toutes espérances. Il valait mieux dénoncer que d’être dénoncé. L’inquisiteur dominicain, non content de placer l’allumette dans les mains des bourreaux catholiques, glissera également la flamme entre les doigts des tortionnaires protestants. Une aubaine. Sa vision du monde, où «le démon s’acharne à conduire le genre humain à sa perte avec l’aide de son alliée, la femme», est suffisamment convaincante pour l’une ou l’autre confession. Avec le raffinement des tourmentés, il explique la manière de torturer et de juger les sorcières. «Seul, assure-t-il, le bûcher, remède final, peut éradiquer le mal»: la femme, visiblement pas l’avenir de l’homme à ses yeux.

Les aveux de la sorcière d’Ensisheim

Annick Don Simoni, assistante de conservation de la Bibliothèque de Mulhouse, a recherché et trouvé les traces de plusieurs procès en sorcellerie. Tous instruits contre des femmes. Ainsi les «aveux» de la sorcière d’Ensisheim: «Mon mariage avec le mauvais esprit a eu lieu dans mon jardin, près du chemin qui va à Reguisheim. Plusieurs femmes y assistaient: mes compagnes en sorcellerie qui ont été brûlées il y a quelques années, et d’autres dames de la bonne société. J’ai participé à une assemblée de sorcières, près du grand tilleul. J’étais assise sur un char qui avançait tout seul, sans chevaux. Il faisait chaud: nous étions gaies et dénudées. Il y avait des amies qui dansaient, buvaient, mangeaient avec moi. Le vent de Satan nous échevelait (…) J’ai défié le ciel et Dieu en agissant sur les éléments. Je n’ai pas craint de me glisser plusieurs fois sous le gibet et j’ai suscité la grêle et l’orage (…) Enfin, j’avoue que j’ai déjà confessé tout cela, il y a douze ans en Suisse, à Einsiedeln, en omettant toutefois de révéler le plus grave: que j’avais renié Dieu et les saints. Je le redis ici».

Voilà ce que reconnut, sous la torture, Ursule Wittenbach, les 4 et 5 septembre 1613 devant les commissaires d’Ensisheim nommés pour instruire le procès. La «sorcière» sera bien vite transformée en torche. Brûlée. Fait marquant, mais pas unique: le mari d’Ursula était procureur, son fils docteur en droit… Personne n’était à l’abri. «Les juges se payaient sur les biens confisqués des condamnées, en majorité pauvres, explique Anna Marcuzzi, conservatrice adjointe chargée de l’animation de la Bibliothèque de Mulhouse. Car les milieux bourgeois ont aussi été touchés. Des femmes de notables ont été accusées et brûlées, ce qui compensait alors largement le manque à gagner avec les pauvres. Les raisons pouvaient être multiples: une vengeance, la jalousie, un homme trompé… ou encore un mari désireux de se séparer de son épouse». Comme le prévôt de Berheim, en 1620, qui se débarrassa ainsi de sa femme, trop volage à son goût.

Particulièrement représentative des mentalités qui entouraient ces procès, la traduction d’une sentence prononcée dans la vallée de Munster en 1596, indigne plus d’un visiteur du Musée de Mulhouse. «Parce qu’elle a volontairement infligé de tels sévices, elle est condamnée par le président du tribunal à passer de vie à trépas par le feu sur la place publique, pour servir d’exemple et d’horreur, pour qu’elle soit réduite en cendres et en poussière. Que Dieu tout puissant lui soit clément et miséricordieux, qu’il lui pardonne ses péchés antérieurs, qu’il lui accorde la paix éternelle et le salut de l’âme. Et que cela serve d’exemple».

La torture interroge, la douleur parle

Dans les «Possessions de Murbach et du Haut-Mundat», pas moins de 71 personnes ont été brûlées en 1615. Un seul homme figure sur la liste retrouvée dans les archives. A Sélestat, des documents font état de 84 personnes suppliciées, dont une femme de 90 ans et une fillette de 12 ans, étranglée «par pitié» avant d’être brûlée en public. «Beaucoup d’autres gosses n’auront pas «cette chance». Nous n’avons aucun chiffre, mais nous savons qu’ils ont été nombreux à mourir sur le bûcher», commentait à l’époque de notre visite à Mulhouse Annick Don Simoni. Les tribunaux, précise-t-elle, n’avaient rien d’ecclésiastique: ils étaient composés de civils, «A Altkirch et Eguisheim, on avait institué de véritables tribunaux, «la Cour des maléfiques», qui ne faisaient que cela, sauf à Mulhouse, où le tribunal se réunissait de cas en cas».

L’accusée n’avait droit à aucun défenseur. Sans doute aussi n’en n’aurait-on pas trouvé un seul. Qui donc se serait chargé de se faire l’avocat du diable pour sauver une «amante de Satan? Aucun témoignage, fut-il le plus fou, le plus invraisemblable, le plus hallucinant, n’était remis en question. On ne doutait pas d’un récit qu’on voulait de toute manière entendre. La torture interrogeait. La douleur parlait. PR

(*) Le second volet sur l’Inquisition sera consacré à l’Amérique latine, et notamment au Musée de l’Inquisition à Lima. Reportage à venir, fin septembre ou début octobre.

(apic/pr)

30 juillet 2006 | 00:00
par webmaster@kath.ch
Temps de lecture : env. 7  min.
Partagez!