Frédéric Antoine, spécialiste des médias, à l’Université catholique de Louvain

Apic Interview

L’Eglise en passe de perdre la bataille de la communication

Jacques Berset, Agence Apic

Annecy, 2 février 2007 (Apic) L’Eglise en Belgique, à l’instar d’autres pays développés, est en passe de perdre la bataille de la communication. C’est du moins ce que pense Frédéric Antoine (1), professeur à l’Université catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve), où il enseigne au Département de Communication.

Membre du Groupe de recherche de l’Observatoire du récit médiatique et professeur à l’Ecole de journalisme de Louvain, Frédéric Antoine est également rédacteur en chef du mensuel catholique «L’Appel», un journal «non institutionnel» et pluraliste qui tire à moins de 15’000 exemplaires. Il collabore ponctuellement avec le quotidien «La Libre Belgique». Le sociologue belge analyse pour l’Apic le développement de l’Eglise en Belgique et la rapide disparition des médias catholiques dans ce pays.

Apic: On assiste en Belgique, depuis un certain nombre d’années, à une disparition progressive des médias catholiques. Que s’est-il donc passé dans ce pays qui fut majoritairement catholique ?

Frédéric Antoine: On a assisté à une laïcisation de la société, d’abord du côté francophone, puis plus récemment du côté flamand. Le système sociopolitique belge reposait sur trois «piliers» (2): le pilier catholique, le pilier socialiste et le pilier libéral.

On naissait ainsi dans un pilier et jusqu’à récemment, on mourait dans le même pilier: c’étaient quasiment trois sociétés vivant en parallèle. Mais au niveau sociopolitique, il fallait bien obtenir des accords entre piliers, car l’Etat ne pouvait pas être géré par une seule composante contre les deux autres, sauf à l’époque du vote censitaire. Depuis que l’on a le système démocratique – un homme, une voix – (3), il a fallu chercher des alliances, car aucun parti ne pouvait avoir la majorité à lui tout seul.

Apic: Le système des «piliers» paraît dépassé dans la société actuelle.

Frédéric Antoine: En Belgique, pour pouvoir gouverner, on doit trouver un système de négociation pour associer au moins deux partis. Mais cela varie selon les thèmes: socialistes et libéraux s’entendent sur la laïcité, tandis que l’on voit des conjonctions entre les piliers catholique et socialiste sur les questions socio-économiques. Le clivage peut-être soit religieux-laïcs, gauche-droite, flamand-wallon.

Mais effectivement, il fallait que les piliers tiennent pour pouvoir gouverner. Ce qui s’est passé depuis une quinzaine d’années – depuis plus longtemps du côté wallon -, c’est l’effritement de ces piliers. La société est devenue pluraliste, multiculturelle.

L’effondrement du système est très marqué dans le milieu catholique, où il y a encore le pilier de l’enseignement libre qui tient. Il faut cependant remarquer que cette filière n’est plus choisie par les parents pour son caractère confessionnel, mais pour la qualité de son enseignement. En effet, on ne retrouve pas nécessairement les mêmes classes sociales dans l’enseignement libre que dans celui de l’Etat. Les milieux plus aisés préfèrent ainsi l’enseignement catholique. C’est aussi vrai de certains milieux musulmans, qui y trouvent la possibilité d’une rencontre sur les questions de religion.

Cette réalité, ils ne la retrouvent pas dans l’enseignement public. Le pilier syndical – surtout du côté flamand, où il est plus fort – tient toujours, ainsi que les mutuelles (assurance-maladie, invalidité, allocations familiales).

Apic: C’est surtout l’aspect religieux qui s’est effondré ?

Frédéric Antoine: Tout le pilier lié à l’adhésion religieuse en tant que telle est fortement remis en question: le fait de se faire baptiser, de suivre une formation pour la première communion, la profession de foi. L’effondrement des piliers a également touché l’identité des partis: du côté francophone, le parti social-chrétien (PSC) s’appelle depuis 2002 «Centre Démocrate Humaniste» (CDH).

Cet abandon de l’identité chrétienne explicite, remplacée par la référence humaniste, montre bien le processus de sécularisation. Du côté flamand, en changeant de nom, le CVP, en devenant le CDNV (Christendemocratisch en Vlaams), a tout de même gardé l’appellation chrétienne.

Tous deux revendiquent cependant leur autonomie par rapport à l’Eglise catholique. Les deux partis ne désirent plus être la voix de l’Eglise et ne veulent plus avoir aucun lien avec la hiérarchie, les évêques. Cette sécularisation se retrouve partout. Ce n’est pas parce qu’on est catholique que l’on met encore ses enfants dans l’enseignement catholique ou que l’on va étudier dans une Université catholique. Ce ne sont plus des arguments de type idéologique, philosophique ou religieux qui déterminent les choix à tous les niveaux.

Apic: Le changement a été très rapide!

Frédéric Antoine: Du côté francophone, le processus a pris plus de temps. Ainsi la Wallonie, qui fut très tôt industrialisée, est socialiste depuis très longtemps. Les catholiques ont raté – mais cela, on le sait depuis le pape Léon XIII – leur rendez-vous avec la classe ouvrière au XIXe siècle. La Wallonie s’est bâtie majoritairement sur un mouvement ouvrier et une base socialiste forts, les catholiques restant minoritaires.

La sécularisation et l’effondrement de l’identité chrétienne chez les Flamands sont beaucoup plus récents. Le processus a également été beaucoup plus rapide. Il s’est produit en l’espace d’une génération, à la fin des années 80, au début des années 90. Les jeunes Flamands d’aujourd’hui ont pris leur distance à l’égard de l’Eglise. Les principaux partis flamands sont aujourd’hui en faveur des lois sur l’avortement, l’euthanasie, la procréation médicalement assistée. C’étaient des questions éthiques qui pendant très longtemps ont été très difficiles à discuter.

Une partie du peuple flamand est désormais en pleine crise; il n’a pu intégrer tous ces changements. Cela explique en partie la place qu’occupe l’extrême-droite en Flandre, qui fait le quart de l’électorat! Beaucoup sont déboussolés par la vitesse avec laquelle la société évolue, et ils cherchent refuge dans le parti du Vlaams Belang (»l’Intérêt flamand»), de Filip Dewinter. (4)

Apic: Le changement n’a le même rythme partout.

Frédéric Antoine: Du côté francophone, comme le processus dure depuis longtemps, les gens sont plus sereins, ils ont plus ou moins amorti le choc. On s’est habitué, du côté catholique, à vivre dans une société pluraliste, ce qui a provoqué une sorte de laïcisation du monde catholique francophone.

S’il y avait en Wallonie un leader charismatique du genre Filip Dewinter, on aurait certainement de ce côté-ci un mouvement d’extrême-droite qui rassemblerait tous les gens perdus, cristallisant toutes les frustrations. Le Front national en Wallonie est heureusement très éparpillé.

En Flandre, pendant très longtemps, tout reposait sur le pouvoir de l’Eglise. Ce sont les curés qui ont créé pour une bonne part l’identité culturelle de cette partie du pays. Dès le début du XXe siècle, ils ont fait comprendre aux Flamands qu’ils n’étaient pas un simple sous-prolétariat, mais qu’ils avaient une culture, une identité culturelle propre. On peut d’ailleurs tirer un parallélisme intéressant avec la situation des francophones au Québec au siècle passé.

Apic: L’Eglise n’est-elle donc pas capable de lutter contre le phénomène de l’extrême-droite ?

Frédéric Antoine: Ce qui, dans les années 30, a arrêté la montée du «rexisme» de Léon Degrelle (5) (l’homologue en Belgique du fascisme au pouvoir à l’époque en Italie, ndr), c’est le coup de crosse du cardinal Van Roey, archevêque de Malines. Aujourd’hui, je ne pense pas que le cardinal Danneels écrirait la même lettre…

La parole de l’Eglise est beaucoup moins claire sur ces sujets, et elle ne dénonce pas clairement le Vlaams Belang. Il est évident qu’une partie de l’électorat de ce parti extrémiste est catholique.On voit ici que la place de l’Eglise dans la société actuelle est bien plus problématique que ce n’était le cas hier. Au sein du Mouvement Ouvrier Chrétien (MOC), le mouvement «Vie féminine» a lui aussi décidé de laisser tomber son étiquette d’appartenance au monde catholique. «Vie féminine» a pris ses distances avec l’Eglise, et défend de façon autonome des valeurs d’égalité, de justice sociale, de solidarité et de démocratie.

Apic: La presse catholique belge a suivi le même chemin?

Frédéric Antoine: La presse idéologique en tant que telle a partout disparu en Belgique. C’est tout autant vrai pour la presse socialiste – qui était très forte – que pour la presse catholique. Tout ce qui relevait d’une presse liée à une idéologie politique définie a disparu. En Wallonie, du côté catholique, on avait une presse de gauche liée au MOC. Mais le journal «La Cité», quand il n’a plus reçu le soutien du puissant mouvement ouvrier chrétien flamand (ACW), a lui aussi disparu. La presse liée à l’ACW en Flandre a finalement subi le même sort: elle été cédée à un grand groupe de presse flamand pour un franc symbolique.

En ce qui concerne la presse quotidienne catholique, marquée plutôt à droite, il y avait du côté francophone «La Libre Belgique», et «Vers l’Avenir» (ce dernier appartenait en bonne partie à l’évêque de Namur et à des familles namuroises). Aujourd’hui, ils se sont déconfessionnalisés. Petit à petit, l’actuel évêque de Namur, Mgr André-Mutien Léonard, a souhaité se défaire de ses participations dans le journal. Il voulait investir ailleurs l’argent récupéré, notamment pour mener des actions dans le secteur des médias, mais cela s’est avéré un flop. Le groupe «Vers l’Avenir», important dans le paysage de la presse régionale en Belgique francophone, est devenu propriété d’un groupe de presse catholique flamand.

Apic: On est passé d’une presse confessionnelle à une presse de débat!

Frédéric Antoine: Le journal anciennement catholique «De Standaard», proche du CVP, portait encore le sigle AVV-VVK (Alles voor Vlaanderen, Vlaanderen voor Kristus – Tout pour la Flandre, la Flandre pour le Christ).

Mais cette mention en forme de croix devait disparaître en 1999, lorsque le quotidien choisissait de rajeunir son lectorat. Cela montre qu’il n’y a plus de presse vraiment catholique en Flandre, en tout cas plus rien d’institutionnel, comme dans la partie wallonne.

Tous ces journaux avaient bien senti que s’ils ne changeaient pas, ils allaient disparaître par non renouvellement du lectorat. C’est pour cela que l’on a gommé toutes les identités pour avoir une presse d’opinion par juxtaposition d’opinions plutôt que par l’affirmation d’une opinion précise. Il s’agit en fait d’une presse qui affirme, comme le dit «La Libre Belgique», que «le débat est ouvert». Il y a des opinions en débat, et c’est au lecteur de se faire sa propre opinion. Les traditionnelles pages «religions» ont disparu depuis longtemps, mais les thèmes religieux réapparaissent sous une forme plus événementielle.

Apic: C’est pour cette raison qu’a disparu l’agence de presse catholique belge CIP.

Frédéric Antoine: C’est le manque d’intérêt grandissant de la presse belge, y compris des médias catholiques, à l’égard de l’information religieuse, qui a condamné l’agence de presse catholique belge CIP fin 2001 (6).

Dans un premier temps, ce sont les journaux catholiques flamands qui ont abandonné les pages de nouvelles religieuses. Ils ont estimé qu’il n’y avait plus besoin d’une agence ni d’un chroniqueur religieux. Puis cela a été le tour du service de langue française. «Vers l’Avenir» et «La Libre Belgique» avaient également fait savoir que n’ayant plus de pages religieuses, ils ne voyaient plus l’utilité de maintenir une agence de presse catholique.

Déplorant la disparition de cet important relais pour la transmission de l’information religieuse, l’Eglise de Belgique a voulu créer une alternative, avec l’agence sur internet CathoBel. Elle disposait lors de sa création de certains moyens financiers, notamment de la part de la Fondation Saint-Paul. Mais quand celle-ci s’est retirée, les journalistes professionnels qui travaillaient à CathoBel ont perdu leur travail. L’agence actuelle ne dispose plus que d’un secrétariat qui distribue des nouvelles produites ailleurs (notamment par Apic, ndr) et des communiqués officiels. Ce n’est plus le même travail d’information religieuse dans la diversité, comme du temps de CIP. JB

(1) L’Apic a rencontré Frédéric Antoine au cours des 11èmes Journées d’Etudes François de Sales, tenues du 25 au 26 janvier à Annecy, à l’initiative de la Fédération Française de la Presse Catholique (FFPC), en partenariat avec les Universités catholiques de Lyon et de Louvain (Belgique) et le diocèse d’Annecy.

(2) Cette organisation verticale, «standenorganisatie» en flamand, «piliarisation» en français, s’est établie selon les fractures confessionnelles et idéologiques, et concerne, outre les partis politiques, tout un réseau de syndicats, de mutuelles et d’associations, sans parler de l’Eglise et de l’école, qui encadraient l’individu de la naissance à la mort. Historiquement, ce système a fait du parti social-chrétien flamand (CVP) et du parti socialiste en Wallonie (PS) quasiment des partis-Etats dans leurs régions respectives.

(3) Suffrage universel à l’échelon national après la 1ère Guerre mondiale pour les hommes et après la 2ème Guerre mondiale pour les femmes.

(4) Son slogan est évocateur: «België barst !», «Belgique, crève !».

(5) Léon Degrelle est un leader d’extrême-droite qui allait être condamné à mort à la Libération pour sa collaboration avec les nazis, mais réfugié en Espagne franquiste, il échappera à la justice belge. Le «rexisme» tire son nom du latin Christus Rex, «Christ est le roi», qui était également le nom d’une maison d’édition catholique conservatrice. Léon Degrelle a servi l’Allemagne comme volontaire, avec à la fin le grade de SS-Oberstrumbannführer.

(6) L’agence de presse d’information religieuse CIP à Bruxelles a été créée au lendemain de la Libération en 1944 par les journaux catholiques de Belgique, avec le soutien des autorités ecclésiastiques et leur partenariat financier. La décision de fermeture fin 2001 a été prise suite à la défection d’un des plus importants médias abonnés, le quotidien «La Libre Belgique». En 1991, l’agence CIP se scinde en deux. La rédaction flamande quitte Bruxelles pour s’installer à Anvers, où elle cessera assez rapidement ses activités, également suite à la défection du grand quotidien catholique flamand, «De Standaard». JB

Encadré

«Le grand malentendu. L’Eglise a-t-elle perdu la culture et les médias?»

Frédéric Antoine est l’auteur de divers ouvrages, dont «Le grand malentendu. L’Eglise a-t-elle perdu la culture et les médias?» Desclée de Brouwer 2003. Dans cet ouvrage, le professeur belge relève que l’Eglise «croit parler le langage du temps présent et participer à ce qui construit la culture d’aujourd’hui. Grâce aux importants efforts qu’elle a développés dans le domaine de la communication, elle s’imagine être au diapason du monde contemporain. Or, il n’en est rien». Frédéric Antoine laisse entendre qu’elle est en passe de perdre toute communication avec une société où dominent de nouvelles valeurs, portées par les médias. Là réside à ses yeux «le grand malentendu» et le risque de voir le fossé entre l’Eglise et la culture s’élargir chaque jour davantage.

Docteur en communication, sociologue, Frédéric Antoine est professeur de journalisme et d’analyse des médias au Département de Communication de l’Université catholique de Louvain (UCL). Membre de l’Observatoire du récit médiatique de l’UCL, chargé de cours à l’Institut des arts de diffusion (école de cinéma et de télévision) à Louvain-la-Neuve, il est également rédacteur en chef du mensuel L’Appel. Ce journal se veut «magazine chrétien de l’événement» et non «magazine de l’événement chrétien». Il est surtout diffusé dans les régions de Namur et de Liège. Son public est en grande majorité issu des paroisses. Certaines paroisses le diffusent largement. (apic/be)

2 février 2007 | 00:00
par webmaster@kath.ch
Temps de lecture : env. 10  min.
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