Engagement social ou enseignement doctrinal?

Pérou: Deux conceptions pastorales s’affrontent dans les Andes

Hildegard Willer*, pour l’Apic / Traduction: Bernard Bovigny

Lima, 5 février 2007 (Apic) Pastorale engagée socialement et politiquement, et tenant compte de l’inculturation ou enseignement doctrinal? A 4’000 mètres d’altitude, dans les Andes péruviennes, deux conceptions de l’évangélisation s’affrontent depuis plusieurs années. La récente nomination de deux évêques a provoqué des protestations parmi les croyants et collaborateurs de l’Eglise. Et aussi chez les missionnaires suisses, qui oeuvrent dans cette région depuis plusieurs décennies.

Une petite ville sur les bords du Lac Titicaca, un dimanche de novembre 2006. La Cathédrale de Juli est occupée jusqu’au dernier banc pour la messe célébrée par Mgr José María Ortega. Des hommes et des femmes aux traits de visage indiens écoutent attentivement les paroles de l’évêque. Plusieurs femmes sont vêtues de leur traditionnelle jupe indigène, la pollera, et portent un enfant sur le dos, comme il est de coutume chez les indiens Aymara. L’évêque Ortega termine sa prédication par des indications sur les conditions en vue de la réception du sacrement de l’eucharistie. Sont exclus d’emblée celles et ceux qui ne sont pas mariés religieusement ou vivent en état de péché.

Pour les fidèles de Juli, ces paroles sont nouvelles. Cette petite ville, tout comme celle d’Ayaviri, distante de quelques heures de bus, et Puno, le chef-lieu de département, ont constitué encore récemment le dernier bastion d’une Eglise progressiste, inspirée par la théologie de la libération. Cette région est appelée «l’Eglise du Sud des Andes», et rassemble prélatures et diocèses du Sud du Pérou, qui collaborent entre eux par l’établissement de plans pastoraux, de concepts de formation continue et la responsabilité commune d’un institut de pastorale.

Une vingtaine de missionnaires suisses

Des missionnaires suisses se sont fortement impliqués dans cette Eglise du Sud des Andes. Huit prêtres suisses Fidei donum (»liés à leur diocèse d’origine») et 15 missionnaires laïques des organisations E-Changer, Interteam et Mission de Bethléem Immensee ont oeuvré depuis les années 1970 à Puno et dans la prélature d’Ayaviri.

Les années 1980 ont été marquées par l’extension de la guerre civile entre le groupe terroriste «Sentier Lumineux» et l’armée péruvienne. Et lorsque les populations indiennes étaient déchirées entre les deux fronts, les prélatures du Sud des Andes étaient pionnières dans le travail sur les droits humains de l’Eglise.

Les «vicariats de solidarité» fondés à l’époque, tout comme l’étroite collaboration exercée entre les prélatures ont contribué au fait que le nombre de victimes de la guerre civile a été relativement peu élevé dans le département de Puno. Cela apparaît du moins dans le rapport officiel de la Commission de Vérité, qui a enquêté sur les violations des droits humains durant la guerre civile de 1980 à 2000 au Pérou.

Démission de cinq professeurs du séminaire

Pour les nouveaux évêques de Juli et Ayaviri, Mgr José María Ortega et Mgr Kay Martin Schmalhausen, les activités de l’Eglise ont été trop idéologiques. Leurs prédécesseurs, expliquent-ils à l’agence de presse catholique Aciprensa, ont trop mis l’accent sur les questions sociales et négligé l’évangélisation. Ils entendent maintenant faire reculer cette baisse de la foi et de la morale. Une des premières mesures a été le remplacement du directeur du séminaire communautaire «Notre-Dame de Guadalupe» à Chucuito et l’expulsion des femmes enseignantes et des cinq étudiantes qui y résidaient.

Les protestations ne se sont pas fait attendre. Cinq professeurs du diocèse voisin de Puno ont cessé leur enseignement au séminaire et ont expliqué les motifs de leur décision dans une lettre ouverte.

Le prêtre Fidei-Donum Markus Degen, d’Oberwil dans le canton de Bâle-Campagne, en activité depuis près de 40 ans dans le diocèse de Puno, fait partie de ces cinq professeurs. «Le point de départ de notre activité ecclésiale, explique-t-il, c’est le peuple des Andes, un peuple pauvre, un peuple croyant, animé d’une culture très particulière et pratiquant un syncrétisme unique. Nous nous sommes efforcés de l’accompagner avec respect et de lui transmettre le joyeux message du Dieu aimant, bon et miséricordieux». Les nouveaux évêques de Juli et Ayaviri auraient fait comprendre qu’ils ne sont pas d’accord avec cette spiritualité.

Egalement dans les communautés religieuses, la protestation se fait entendre. Lors d’une messe de solidarité avec l’Eglise du Sud des Andes fort bien fréquentée, des religieuses et religieux ont témoigné devant la communauté de leurs 40 ans d’engagement pastoral. Les religieuses sont particulièrement touchées par les dernières mesures. Leurs novices ne peuvent plus étudier la théologie au séminaire. Leur engagement pour la dignité humaine a été jugé lacunaire du point de vue évangélisation.

Soeur Lucrecia Aliaga, présidente de la Conférence péruvienne des religieuses et religieux, soutient la protestation de ses consoeurs: «Je vois une nouvelle vague restauratrice dans l’Eglise péruvienne, où la culture n’a plus d’importance, et où seule compte la doctrine».

En réaction à la théologie de la libération

Les acteurs principaux de cette restauration sont le mouvement Opus Dei et son pendant péruvien «Sodalitium Vitae Cristiane». Les évêques Ortega et Schmalhausen en font partie. «Sodalitium Vitae Cristianae» a été fondé dans les années 1970 par le laïc péruvien Luis Figari en réaction à la théologie de la libération de Gustavo Gutiérrez. Aujourd’hui, «Sodalitium» est une prélature personnelle du pape, tout comme l’Opus Dei. Elle a mis en place deux évêques au Pérou et prône l’image d’une Eglise hiérarchique, soucieuse de sa doctrine, en utilisant habilement les moyens de communication modernes. Dans les médias péruviens, ce mouvement est souvent accusé de fidéliser ses membres avec des méthodes sectaires et d’éloigner les jeunes de leur famille.

La destruction des initiatives pastorales marquées par la théologie de la libération dans les Andes du Sud constitue-t-il une politique délibérée du Saint-Siège? «La nomination des deux évêques a eu lieu durant la phase de transition entre Jean Paul II et Benoît XVI», explique Cecilia Tovar, spécialiste des Eglises à l’institut laïque «Bartolome de Las Casas» à Lima. «Ce sont davantage les paroles du nonce et de l’archevêque de Lima, lequel appartient à l’Opus Dei, qui ont été déterminantes». Le fait qu’il ne s’agisse pas d’une politique voulue par le Saint-Siège semble confirmé par le fait que le Vatican ait officiellement déclaré, début septembre 2006, que ses conflits d’opinion avec le fondateur de la théologie de la libération, le Péruvien Gustavo Gutiérrez, étaient résolus.

Le fait que des religieuses, religieux, prêtres et laïcs protestent ouvertement est nouveau dans les rapports intra-ecclésiaux au Pérou. «Lorsque tu as atteint un certain âge, tu n’as plus peur», explique Soeur Lucrecia Aliaga. «Nous sommes adultes, aussi dans la foi».

Résistance passive

Les simples croyants de Juli et Ayaviri semblent par contre adopter jusqu’à maintenant une attitude de résistance passive. La même qu’ils exerçaient durant les siècles marqués par la domination colonialiste. Ils n’ont pu conserver leur identité culturelle qu’en participant extérieurement aux liturgies catholiques, et en continuant de pratiquer chez eux les anciens rites et le chamanisme.

Les pratiquants à Juli, malgré les mises en garde de l’évêque, s’avancent tous pour recevoir la communion. Ce qui semble prouver que les contradictions entre la doctrine officielle de l’Eglise et la vie pratique des les Andes ne pose pas vraiment problème pour une bonne partie des habitants.

Encadré:

Missionnaire laïque genevoise renvoyée

Le Genevoise Brigitte Chevalley travaillait depuis 25 ans comme missionnaire laïque à la prélature d’Ayaviri. Elle était conseillère en pastorale des jeunes et, depuis 1986, responsable de paroisse dans le village d’Ajoyani. «Durant la guerre civile entre le Sentier lumineux et l’armée, j’ai collaboré avec la section des droits humains à la prélature. La police a perquisitionné deux fois ma maison, car je m’étais solidarisée avec les paysans, tout comme les autres collaborateurs de l’Eglise à Surandino», raconte Brigitte Chevalley.

Ses 25 ans d’engagement pour le respect des droits humains ne semblent pas signifier grand-chose pour le nouvel évêque, Mgr Kay Martin Schmalhausen. Il a annoncé à cette collaboratrice de longue date qu’elle ne pourrait rester au service de la prélature que jusqu’à fin juin 2007. Brigitte Chevalley décide donc de quitter son poste le 1er janvier. Lors de la célébration d’action de grâces pour ses 25 ans d’engagement, une catéchiste d’Ajoyani a exprimé ses sentiments en ces termes: «Brigitte nous a accompagnés à Ajoyani durant 20 ans. Elle est demeurée à nos côtés lors des affrontements violents entre terroristes et forces de l’ordre. Nous ne connaissons pas la raison pour laquelle l’évêque a voulu le départ de notre soeur Brigitte. Nous n’avons reçu aucune réponse à nos questions. S’il veut nous envoyer une autre soeur, que ce soit une qui parle le quechua, comme Brigitte».

Quelques mois auparavant, l’évêque Schmalhausen avait annoncé au prêtre français Francisco Fritsch, de Strasbourg, qu’il n’avait plus besoin de ses services dans la prélature. Ce missionnaire a travaillé 33 ans à Ayaviri. Auparavant, il avait été expulsé du Chili par le dictateur Pinochet. En reconnaissance de son engagement, la Fédération péruvienne pour les droits humains lui a décerné son prix annuel en décembre 2006.

* Hildegard Willer travaille au Pérou comme coordinatrice de la Mission de Bethléem Immensee et comme journaliste libre.

(apic/hw/job/bb)

5 février 2007 | 00:00
par webmaster@kath.ch
Temps de lecture : env. 6  min.
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