Rencontre avec Mgr Jean Benjamin Sleiman, archevêque latin de Bagdad
Apic Interview
Les chrétiens qui n’ont pas fui vivent la terreur au quotidien
Jacques Berset, agence Apic
Fribourg, 2 novembre 2007 (Apic) Dans certains quartiers de Bagdad, ainsi qu’à Bassora et à Mossoul, les chrétiens qui n’ont pas fui vivent la terreur au quotidien: ils sont la cible de menaces, de vols, d’enlèvements, de meurtres. Témoignage de Mgr Jean Benjamin Sleiman, archevêque latin de Bagdad (*), de passage à Fribourg.
Aujourd’hui, sur les 700’000 chrétiens (3% de la population irakienne) qui vivaient entre Tigre et Euphrate avant l’invasion américaine de mars 2003, près de la moitié – sinon plus! – se sont réfugiés près de Mossoul – dans la Plaine de Ninive – , dans la région du Kurdistan, ou ont cherché leur salut en Jordanie, en Syrie, au Liban, voire plus loin encore.
Bassora est quasiment vidée de sa petite minorité chrétienne. L’évêque chaldéen de la métropole chiite du Sud, Mgr Djibraïl Kassab, a rejoint la diaspora irakienne dispersée dans le monde. Il est depuis un an évêque de Saint-Thomas l’Apôtre, à Sydney, en Australie! Dans la ville aux mains des fondamentalistes, des magasins chrétiens ont été attaqués, ceux qui vendent de l’alcool contraints de fermer, des femmes non voilées ont été agressées.
Apic: Vous avait été nommé à la tête de la petite communauté latine d’Irak, qui compte moins de 3’000 âmes.
Mgr Sleiman: Je ne suis pas uniquement au service des latins, car l’Eglise latine en Irak n’est pas que pour eux. Elle rend service à tout le monde, à la manière de Pierre l’Apôtre. La majorité des fidèles viennent d’autres Eglises. La catéchèse est donnée sans distinction de confession, c’est la mission de l’Eglise latine. Malgré les schismes du passé, il y a aujourd’hui beaucoup de fraternité entre chrétiens. On peut parler d’un oecuménisme vécu, même s’il se fait davantage sentir à la base, plus au niveau du peuple que de la hiérarchie.
Apic: A Bagdad, si vous êtes protégé dans le quartier populaire d’Al-Wahda, à Karrada, près du centre-ville, vous vivez dans une situation tout de même dangereuse!
Mgr Sleiman: Même dans le quartier chrétien, il y a des enlèvements, des voitures piégées, des obus de mortier qui tombent. On ne peut plus se promener librement, on passe souvent par les jardins, plus par la rue! Malheureusement, des églises chaldéennes ont été fermées à Bagdad, des fondamentalistes ont enlevé les croix des églises dans certains endroits. La croix les perturbe profondément!
Je crois cependant que l’on ne comprendrait rien si on devait toujours distinguer foi et religion, c’est une problématique très occidentale! Cela ne peut pas s’appliquer à cette région du monde. Islam et politique, est-ce vraiment séparable ? La religion a toujours été présente – dès le début – dans les luttes pour le pouvoir. Pour les musulmans, le politique est un fondement de la religion, ce n’est pas un aspect que l’on peut ignorer.
Il faut également comprendre que les musulmans ne vivent bien que dans un Etat musulman et sous une autorité musulmane. La question de la laïcité est occidentale, elle ne fait pas partie de la vision de la majorité des musulmans. L’expérience de la démocratie n’a pas eu lieu dans le monde islamique, où la plupart du temps l’on n’a eu que des successions de califes.
Apic: La nouvelle Constitution irakienne, datant de 2005, n’est pas celle d’un Etat laïc!
Mgr Sleiman: On a repris par la fenêtre ce que l’on avait fait entrer par la porte. Cette Constitution, les gens de la rue ne l’ont pas lue, le texte n’était pas disponible pour eux. Ils en ont pris connaissance seulement après. Il y aurait beaucoup à dire sur cet exercice «démocratique». C’est pourtant une première dans une Constitution d’un pays arabe, à l’exception du Liban: on parle de liberté de conscience, et c’est là une très belle ouverture! Ainsi, on pourrait théoriquement choisir une autre religion que la sienne, être à la limite apostat. Mais on a chapeauté tout cet édifice par l’article 2, qui dit que toute loi qui contredirait la charia – la loi islamique – doit être considérée comme nulle.
Cela veut dire que les chrétiens sont à nouveau soumis à la «dhimmitude», au statut de «protégés», ce qui n’était pas le cas sous Saddam Hussein, du moins dans les lois. L’état civil a toujours été plus ou moins celui de la charia, reformulé de façon moderne. Mais en Irak, la Constitution dispose que la religion de l’Etat est l’islam. Et maintenant, contrairement aux textes anciens, la charia est non seulement «une des sources de la loi», elle devient dans la Constitution «la source de la loi». Elle a de plus le pouvoir d’abroger tout ce qui n’est pas en accord avec elle. Ainsi, l’égalité des femmes, en droit, est perdue.
Les droits tels que définis sont plus ceux des croyants que les «droits de l’homme». Il y a donc beaucoup de contradictions, et ce sont les cours de justice qui vont en juger. Et ces tribunaux sont des tribunaux islamiques.
Apic: La nouvelle Constitution fait également la part belle aux régions.
Mgr Sleiman: Il faut également relever qu’en réaction à la dictature qui était aux commandes, l’Etat central a été très affaibli dans la nouvelle Constitution. Les régions – kurdes, chiites, sunnites – sont devenues plus fortes. Mais comment va-t-on trouver des solutions pour des régions mixtes, comme Kirkouk, une ville pétrolière revendiquée par les Kurdes, mais où vivent également des Arabes, qu’ils soient chiites ou sunnites, et une forte communauté turkmène, soutenue par la Turquie.
Personnellement, je souhaite un Irak unifié où les droits de l’homme seraient la charte fondamentale. On ne voit pourtant pas cela aujourd’hui dans la réalité. L’idée de l’Etat nation appartient au siècle passé, on doit plutôt défendre les droits de la personne. Il ne faut pas oublier que l’Irak est structuré anthropologiquement de façon tribale. C’est une grosse difficulté pour les droits de l’homme, car ces derniers présupposent un homme libre. Et dans la société irakienne, la communauté l’emporte sur l’individu. Elle le protège, qu’il soit dans le juste ou dans le faux, qu’il ait tort ou qu’il ait raison. La contrepartie, c’est que l’individu soit loyal envers la tribu.
Apic: Pour en revenir au sort des chrétiens, la petite minorité chaldéenne de Bassora est en voie de disparition, les chrétiens fuient Bagdad.
Mgr Sleiman: En effet, il ne reste plus qu’une poignée de chrétiens à Bassora et il n’y a plus d’évêque dans cette ville. Les chrétiens de Dora, un quartier mixte à dominante sunnite de Bagdad, ont dû quitter leur maison sans pouvoir rien emporter, les églises sont fermées, le séminaire à Dora ainsi que les églises assyriennes ont été évacués. Des familles ont été recasées ailleurs à Bagdad, d’autres ont fui vers le Nord, ou à l’étranger. Mais ce n’est pas facile de partir, certains ne peuvent pas faire le pas ou sont trop pauvres pour s’en aller.
Combien de chrétiens sont-ils restés en Irak, personne ne le sait: on estime que la moitié au moins sont partis. Mais ce ne sont que des estimations, car les gens ne disent pas qu’ils vont quitter. Souvent, on les surprend en train de partir. On voit bien que les paroisses se dépeuplent. Mais quand arrivent les grandes fêtes, les églises sont pleines. Certaines familles ne viennent plus à l’église par crainte des attentats visant les lieux de culte. Il y a eu trois vagues d’attentats contre les églises: le 1er août 2004, puis en octobre et en novembre de la même année.
Apic: Depuis, la situation ne s’est pas améliorée!
Mgr Sleiman: Non, car il y a eu des enlèvements de prêtres, qui ont été battus et torturés à Bagdad. Des prêtres ont été assassinés à Mossoul: un jeune prêtre chaldéen, le Père Raghid Ganni, 35 ans, et trois sous-diacres ont été abattus à Mossoul en juin dernier. Les terroristes avaient même piégé la voiture où se trouvaient les cadavres.
Précédemment, ils avaient égorgé dans cette ville le Père Paulos Iskendar, prêtre de l’Eglise orthodoxe syriaque et père de deux enfants, et assassiné un pasteur. Et c’est sans parler des enlèvements, comme celui de l’évêque syriaque catholique de Mossoul, Mgr Georges Casmoussa, kidnappé puis libéré en janvier 2005. Récemment deux de ses prêtres, les Pères Pius Zuhair Afas et Mazen Ishoa, ont également été enlevés par un groupe réclamant une rançon. N’oublions pas que de nombreux laïcs ont subi le même sort!
Apic: Voyez-vous une sortie de crise en Irak ?
Mgr Sleiman: Si on veut aider l’Irak, il faut soutenir la promotion des droits de l’homme. Je ne connais pas le vrai projet politique qu’ont les Américains en Irak. Ils peuvent bien faire la guerre tout seuls, ils en ont les moyens, mais ils ne pourront jamais faire la paix à eux seuls. A mon avis, ils ne pourront pas reconstruire l’Irak tout seuls. Nous devons travailler avec les autres, avec les pays voisins, accepter qu’ils aient aussi leur mot à dire.
Si nous ne voulons pas retourner à l’époque de Saddam, nous déplorons que l’Irak aujourd’hui est très atomisé: on rencontre dans le pays des dizaines de «Saddam», l’Etat est inexistant. Si un individu s’adresse à la police dans la rue, elle lui répond qu’elle ne peut rien pour lui. La famille d’une personne kidnappée doit se débrouiller toute seule, c’est le règne de ceux qui possèdent des armes. Pour le simple citoyen, il n’y a plus ni justice ni sécurité.
Pour «détribaliser» ce pays, plusieurs générations seront certainement nécessaires, mais il faut bien commencer aujourd’hui. Nous plaidons pour un Etat qui reste unifié, sinon cela créera d’autres problèmes, à l’intérieur du pays, et avec les pays voisins. Nous devons finalement insister sur la citoyenneté et affirmer que chaque Irakien a les droits de tous les autres Irakiens, quelle que soit son appartenance religieuse ou ethnique: l’Etat est là pour toutes les communautés, sans exceptions! JB
(*) Religieux maronite libanais, Mgr Jean Benjamin Sleiman, archevêque latin de Bagdad depuis 2001, appartient à l’ordre des carme déchaux (OCD). Il est né à Ghalboun, dans le diocèse maronite de Jbeil, au Liban, il y a 61 ans, et travaillait à Rome avant d’être nommé à Bagdad. Il a été ordonné évêque à Beyrouth en janvier 2001. Il était cette semaine à Fribourg, à l’Institut Philanthropos, et a célébré une messe festive à la basilique Notre-Dame à Fribourg, à l’invitation de l’Adoration perpétuelle.
(**) Depuis l’été 2004, on compte près d’une vingtaine d’églises visées par des attentats. 5 églises ont été entièrement détruites et l’évêché des chaldéens de Bassora, dans le sud d’Irak, n’existe plus.
Une photo de Mgr Sleiman peut-être commandée à l’Agence Apic. Tél. 026 426 48 01 (apic/be)