Rencontre avec le sociologue sénégalais Thierno Ba, coordinateur du programme Bamtaare

Apic Interview

Avec les plus pauvres, là où les ONG ne vont pas

Jacques Berset, agence Apic

Lausanne/Dakar, 14 février 2008 (Apic) Vêtu de son costume traditionnel, les yeux vifs, un brin ironique, le Sénégalais Thierno Aliou Ba n’y va pas par quatre chemins: la plupart des ONG actives dans le développement dans son pays se concentrent dans les villes et leurs périphéries. Elles sont absentes des régions isolées, là où il n’y a plus de routes goudronnées et où les chemins risquent de se perdre dans les sables du Fouta et du Ferlo.

Thierno – qui veut dire «maître» – est issu de l’ethnie des poulars, les peuls de la région du Fleuve Sénégal. Docteur en science et agro-sociologue, il s’engage dans les endroits les plus reculés du Sénégal en tant que coordinateur de «Bamtaare», une organisation partenaire de Action de Carême qui travaille avec une cinquantaine de petits villages laissés en marge du développement. Thierno Aliou Ba est l’hôte de la campagne de carême de cette année qui a pour slogan «Pour que le droit à l’alimentation ne reste pas un voeu pieux». Il est présent en Suisse romande jusqu’au 19 février.

Apic: Vous venez de la vallée du Fleuve Sénégal, où vivent des populations peules nomades ?

TAB: Je suis du Fouta, la région Nord du pays, dans une zone où vivent des agriculteurs, des éleveurs et des pêcheurs. Ceux qui sont au bord du fleuve s’adonnent à la pêche, ceux qui sont entre la zone inondable et la zone sèche produisent des cultures vivrières.

Ce fleuve a deux lits: le lit mineur – pendant la saison sèche, qui dure de sept à neuf mois – et le lit majeur pendant la saison des pluies. A cette période, l’eau s’étend jusqu’à 25 km dans la profondeur des terres. L’eau monte alors dans les nappes phréatiques, il y a de l’herbe pour les animaux, et les agriculteurs pouvaient s’adonner aux cultures de décrue.

Apic: C’était avant les barrages sur le Fleuve Sénégal ?

TAB: On disait à l’époque que cette vallée était le grenier du Sénégal. Avec la sécheresse de 1973, tout cela a disparu. Il n’y a pas eu de pluies ni de crues du fleuve. C’est à cette époque que le gouvernement a eu l’idée de construire des barrages, qui ont été réalisés dans les années 80, comme celui de Diama, à 27 km en amont de Saint-Louis. Là, le pont-barrage coupe le fleuve de la mer, pour que l’eau de mer ne se mélange plus avec celle du fleuve. L’eau salée remontait le fleuve jusqu’à 100 à 150 km, et salinisait les terres. Plus en amont, on a construit le barrage de Manantali, qui a deux objectifs principaux: fournir de l’électricité et développer l’irrigation dans les pays riverains du fleuve Sénégal. Ils sont regroupés au sein de l’Organisation pour la mise en valeur du Fleuve Sénégal (OMVS): la Mauritanie, le Mali et le Sénégal.

Apic: Maintenant que l’eau est maîtrisée, tout va bien ?

TAB: Maintenant, avec ce barrage, il y a de l’eau, certes, mais aussi un robinet. Quand les trois gouvernements veulent fournir l’eau, ils ouvrent le robinet et l’eau arrive dans le fleuve. Quand le fleuve arrive à un certain niveau, ils le ferment. Désormais, seules les personnes qui ont les moyens d’avoir des motopompes et de payer le gasoil peuvent pomper l’eau.

Ceux qui attendaient que l’eau déborde jusqu’à 20 ou 25 kilomètres du lit du fleuve n’ont plus rien. S’il y a des stations de pompages, il faut alors payer l’eau. Avant les barrages, l’eau était don de Dieu, mais désormais elle est privatisée. S’il y a moins de pertes d’eau, avant les éleveurs avaient de l’herbe et les agriculteurs pouvaient cultiver sans engrais, puisque l’eau amenait des limons. Actuellement les arbres meurent parce que la nappe phréatique n’est plus alimentée, sans compter les effets négatifs sur la ponte des poissons, car les frayères disparaissent.

Le barrage de Manantali a des conséquences écologiques, agropastorales, sociales, culturelles négatives sur plus de 80% des paysans, des éleveurs, des pêcheurs. Mon village se trouvait à 10km du fleuve et l’eau venait jusque chez nous. Cela fait dix ans que nous n’avons plus d’eau: cela provoque une désertification et une baisse des cultures. On a assisté à la disparition des cultures de décrue. Maintenant, il faut amener l’eau par pompage, il faut aménager les parcelles, amener des engrais, des pesticides, des semences sélectionnées. Ce «nouvel agriculteur» récolte peut-être un peu plus que l’agriculteur traditionnel, mais il a désormais des charges importantes, qui peuvent être supérieures à ce qu’il obtient de sa production. Les paysans dans ces circonstances s’endettent.

Certes, les barrages permettent à la navigation de remonter jusqu’à Bamako, au Mali, ce qui donne enfin un accès à la mer à ce pays.

Apic: Il est désormais possible de faire des cultures irriguées.

TAB: Ces barrages, financés par des pays européens (dont la Suisse), le Fonds Monétaire International, la Banque mondiale, produisent également de l’électricité, ce qui permet des cultures irriguées. Or ces cultures demandent énormément d’eau. Le riz par ex. demande beaucoup plus d’eau que le mil. De plus le Sénégal ne cultive que 300’000 tonnes de riz sur un besoin d’un million de tonnes. Celui que nous cultivons sur place, paradoxalement, coûte beaucoup plus cher que celui que nous importons de Thaïlande.

Les investissements internationaux arrangent certainement les entreprises agroindustrielles, comme la Compagnie Sucrière Sénégalaise (CSS) à Richard-Toll (le champ de Richard, en langue wolof), le long du fleuve. Cette entreprise animée par un Français produit du sucre, mais encore une fois, le paradoxe est que ce sucre est plus cher que celui que l’on peut avoir de la Mauritanie voisine. Alors la contrebande est florissante! On a certes fait des études d’impact, mais ce qui n’a pas marché, c’est le passage d’une agriculture traditionnelle à une agriculture industrielle moderne.

Apic: L’Etat sénégalais, pourtant, ne se soucie pas tellement des agriculteurs.

TAB: Si les agriculteurs, les éleveurs et les pêcheurs constituent plus de 70% de la population sénégalaise, l’Etat effectivement ne s’en soucie guère. Les problèmes des villes ont la priorité, au détriment de la campagne, car c’est là, dans les villes, que s’exerce la pression politique de la population. La campagne sénégalaise se sent aujourd’hui abandonnée.

La politique actuelle de l’Etat concerne «les grands travaux du chef de l’Etat»: l’amélioration des transports et des infrastructures, notamment la construction de routes, de ponts, un nouvel aéroport international. Malheureusement, tout se concentre à Dakar. L’option du gouvernement est de rendre la capitale plus vivable, mais la campagne pâtit de ce choix de priorités et se sent laissée pour compte.

Apic: Beaucoup de Sénégalais cherchent leur salut dans l’émigration.

TAB: Dans ce secteur, on a reçu d’Espagne des quotas de travailleurs migrants. Chaque région du Sénégal en a reçu un. On a donc donné de l’espoir à une population, à des jeunes. Mais il faut au préalable disposer d’un passeport. Pour celui qui n’a que le revenu de base – quelque 5’000 francs CFA par an -, le coût d’un passeport représente quatre ans de salaire. Comme les gens veulent voyager, ils vont vendre leurs moutons ou leurs chèvres. Il faut se rendre à Dakar, et faire la queue durant des jours, passer la nuit devant le service des passeports. Sans avoir l’assurance d’obtenir un visa!

Dans une région par ex., sur 6’000 demandes, il n’y a que 50 places disponibles. On donne ainsi de faux espoirs aux jeunes, et cela peut être dangereux pour le pays. Dans chaque région, chacun aspire à partir, mais il y a moins de 1% de chances d’obtenir le visa. Sans compter les influences politiques et le favoritisme dont certains bénéficient. Les 99% qui ont fait d’importantes dépenses pour obtenir un passeport, pour venir à Dakar de l’intérieur du pays, risquent d’être très frustrés.

Apic: L’émigration n’est donc pas la solution.

TAB: Il faut trouver une stratégie pour que les gens puissent rester sur place, pour que ceux qui peuvent partir puissent le faire avec une profession reconnue, et qu’ils puissent revenir le cas échéant. L’avenir repose sur la mise en place de petits projets de développement au niveau des villages. Il faut donner aux jeunes de l’espoir, pour éviter qu’ils partent en mer dans de petites pirogues de fortune, de manière illégale et au risque de leur vie, dans l’espoir d’atteindre un jour l’Espagne. Avec la mondialisation, nos jeunes voient le monde à la télévision, ils ont accès à internet, mais ils n’ont pas la possibilité de passer les frontières.

De nombreuses personnes perdent la vie dans cette aventure. Ce sont peut-être des milliers qui meurent en mer chaque année. Mais cela ne décourage pas les candidats à l’émigration, car ceux qui sont passés en Espagne envoient un peu d’argent au pays. Au Sénégal, cela représente beaucoup! Alors dire que la vie est difficile en Europe, cela n’a pas d’impact.

Le gouvernement sénégalais a conclu des accords avec le gouvernement espagnol pour donner des moyens matériels importants: des avions, des motos, des voitures et des bateaux surveillent les côtes. Pour empêcher les pirogues de passer. Malgré tous ces moyens, le flux ne semble pas se tarir. Ceux qui sont attrapés sont renvoyés au pays, et ils ne peuvent plus bénéficier des visas réguliers, car ils sont fichés et exclus du quota des visas. Et pourtant, c’est grâce à leur courage et à leur audace qu’il y a eu cet accord avec l’Espagne! Sans parler qu’ils se sont lourdement endettés auprès des passeurs.

Apic: Vous travaillez avec les villageois abandonnés du Fouta et du Ferlo.

TAB: Le modèle de développement au Sénégal privilégie la ville, excluant la majorité des gens dans les campagnes. Il y a le modèle urbain et le modèle rural, mais c’est l’urbain qui fait beaucoup plus de pressions. Même si certains politiciens viennent des villages, la vie politique est d’abord à Dakar, car c’est là que se trouvent l’Assemblée nationale, le gouvernement, la justice. Tout est concentré dans la capitale, et les ruraux, surtout dans les petits villages, sont laissés pour compte.

Dans les 11 régions, ce sont encore les villes qui sont privilégiées en ce qui concerne l’éducation et la santé. L’ensemble des efforts en dehors de Dakar – qui rassemble 4 millions d’habitants sur les 10 que compte le pays – sont concentrés dans les capitales régionales. Il y a une majorité de laissés pour compte dans les petits villages, où il n’y a pas d’eau courante, de dispensaires ou d’écoles.

Dans les petits villages arides du Fouta et du Ferlo où nous travaillons avec «Bamtaare», il arrive que des gens ne soient même pas enregistrés: ils n’ont ni certificat de naissance ni certificat d’électeurs. Certains ne s’en aperçoivent que lorsqu’ils veulent se rendre en pèlerinage à La Mecque.

Ces localités ne sont même pas inscrites sur les cartes, car elles sont inconnues des cartographes. Si on dit, dans les ONG et dans la société civile, que l’on veut aider les plus pauvres, les plus démunis, ce sont ces gens que l’on doit aider en priorité. Lutter contre la pauvreté, c’est accéder à ces gens dispersés dont l’existence n’est même pas connue des officiels!

Ces villageois en détresse – qui ne parlent pas le français, qui est la langue officielle et administrative – peuvent s’adresser à «Bamtaare». L’ONG aide à mettre sur pied des caisses de solidarité pour subvenir à leurs besoins vitaux. Ils ne doivent ainsi plus s’endetter auprès des usuriers et des marchands. Les plus démunis sont soutenus par la communauté et tirent parti des prestations de la caisse.

L’organisation soutient aussi le reboisement pour protéger l’environnement et les terres arables. Grâce aux céréales produites sur les champs communautaires, les habitants de certains villages peuvent mieux maîtriser la période de «soudure», où les stocks sont quasi épuisés et les nouvelles récoltes ne sont pas encore moissonnées. L’Action de Carême nous soutient en fournissant des indemnités pour que les animateurs de «Baamtare» puissent travailler dans ces zones arides. JB

Des photos de Thierno Aliou Ba, fournies par l’Action de Carême, sont disponibles auprès de l’Apic: tél. 026 426 48 01.

Thierno Aliou Ba sera présent dimanche soir 17 février à 20h à Rue (canton de Fribourg) à l’invitation de l’ACAR, l’Action Chrétienne Agricole Romande (salle du Trieur, en face de l’Hôtel de Ville. (apic/be)

14 février 2008 | 00:00
par webmaster@kath.ch
Temps de lecture : env. 8  min.
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