Philippe Golay

Les autres

Comme les noms propres, les mots ont une histoire. Altre? «le reste». L’altre? «le deuxième, le suivant». Les aultres? «le prochain»… Il suffit de consulter un dictionnaire de la langue française – ici, Le Robert – pour découvrir l’histoire d’un mot issu du latin alter, fin Xe siècle. Le plaisir de la découverte augmentera en recherchant autre dans le dictionnaire alphabétique et analogique du même éditeur : 145 extraits d’ouvrages exposent l’usage du nom, de l’adjectif et du pronom. Pour les lecteurs préférant Larousse, se procurer son Thésaurus – Des idées aux mots Des mots aux idées. Il propose six renvois relatifs au nom et à l’adjectif autre (entrées : altérité, différence, étranger, dissemblance).

 

Recherche inutile, avancent d’aucuns, car nous avons en mémoire le propos de Sartre «… pas besoin de gril, L’Enfer, c’est les autres» (Huis-clos, scène V). Ou celui de Rimbaud: «Je est un autre»  (extrait d’une lettre à Georges Izambard, in Les lettres manuscrites). Mais encore le «Si tu veux qu’on t’épargne, épargne aussi les autres» de La Fontaine (L’oiseleur, l’autour et l’alouette, fable 15 du 6e livre).

 

Questions
Les nôtres qui nous sont proches, les vôtres que vous aimez, font-ils partie des «autres»? Mais au juste, en quoi les autres sont-ils distincts, différents, pas les mêmes? Distinguer du reste (altre) un groupe désigné, est-ce peu ou prou l’extraire de la communauté, de la société?
Sujet de conversation, parfois objet de dédain, «les autres» indisposeraient. Ce qui expliquerait, voire justifierait leur mise à l’écart, paraît-il. Parfois tenus à distance, car jugés indignes d’appartenir aux cercles des élus, des détenteurs du savoir, des gens de bonne façon, «les autres» représentent un monde à part aux yeux de façonneurs d’hommes et de femmes convaincus de la nécessité d’élites détachées du commun des mortels pour faire, enfin, un monde propre en ordre. Mais de quoi s’agit-il?

 

Qui sont «mes» autres?

Ceux que je reconnais comme étant simplement différents de moi, ou en moins bon état de santé physique, mentale, sociale, économique? Les mal vêtus, logés, nourris? Les sans travail ni famille, ni amis? Les pauvres diables, comme l’on disait autrefois des alcooliques et plus généralement des paumés? Les dotés d’un foutu caractère ou les complètement foutus? Ceux qui font pitié, les blessés en tout genre, en deux mots ceux que Caritas et d’autres milieux sociaux aident, prennent en charge? «Mes autres» que je soutiens en versant dix francs par an à telle bonne œuvre, dix à telle autre, dix à telle paroisse, répartissant mes versements de façon à ce que l’argent ou les soutiens matériels qu’il facilite parviennent vraiment aux destinataires?

 

«Mes» autres à moi, des gens que je rencontre une fois, deux peut-être, dont j’admire l’engagement en vue de mettre fin à un état de détresse? Ou des braves, ainsi nommés parce qu’ils gardent presque toujours la tête un peu hors de l’eau, sans rien demander d’autre qu’un regard attestant qu’ils existent? Tous des pauvres quelque part, les miens, les vôtres, les nôtres qui demeurent des humains comme tout le monde, ainsi qu’on nous l’apprenait au cathé? Ce doit être ça, peut-être…

 

«Mes» autres, au fond, c’est peut-être tout le monde: voyous, pas voyous; amis fidèles, infidèles; humains vraiment, inhumains souvent; croyants, incroyants; tantôt potes, tantôt poux; cracks maintenant, loques tout à l’heure. Tout le monde, parce qu’on nous a dit «Aime ton prochain comme toi-même». Mais quand on ne s’aime pas, qui sont «mes» autres?

 

Le premier des autres?
Dans l’histoire de la personne humaine, c’est peut-être bien le co-bâtisseur d’une famille. A l’appui de cela, un extrait de L’amour aux yeux ouverts (1): «Aimez-vous, mes bien-aimés, en aimant bien les autres, en essayant de mieux aimer, chaque jour, de mieux aimer les autres. Sachant que tous les actes d’amour que vous faites pour l’autre, ou pour les autres, en me tenant la main, sont autant d’étincelles que, sur la Terre, vous faites jaillir de mon CÅ“ur Divin.»

La spiritualité permet à l’homme et la femme de cheminer tantôt individuellement, tantôt ensemble, vers cet épanouissement, cette plénitude que par nature recherche tout être. Dans les dernières lignes de son ouvrage, Clément Renirkens confie au lecteur que «aimer les Autres, c’est vouloir pour eux ce qu’il y a de meilleur».

Vos autres?
Vous connaissez la réponse.

Tous les autres?   
Les vôtres, les nôtres, les tiens, les siens, les miens, les leurs ont des choses à dire.
A propos des autres, des propos d’autres, d’autres propos. Les uniques parlent aux uniques, c’est ainsi sur terre. Dire n’a de sens que si… Vous me recevez bien?

 

Sondage réalisé par Phil’obs en juin et juillet 2011

– adultes, un enfant, agglomération lausannoise
«»¢Â Â   Ceux qui ne sont pas mon bourrillon (nombril).
«»¢Â Â   Ceux qui n’ont pas ma subjectivité.
«»¢Â Â   Avant tout mes propres semblables.
«»¢Â Â   Le plus que soi-même, c’est les autres qui l’amènent.
«»¢Â Â   Silence poli ou embarrassé d’un couple (un octogénaire et une septuagénaire).
«»¢Â Â   Ni la famille, ni les amis.
«»¢Â Â   Ceux qu’on ne connaît pas, la masse, un groupe de personnes assez mal défini.
«»¢Â Â   Ceux qui ne nous ressemblent pas, sont différents, avec parfois ce sentiment qu’ils ne sont pas aussi bons que nous !
«»¢Â Â   Ceux qui n’appartiennent pas à notre entourage familial, professionnel, confessionnel.
«»¢Â Â   Ceux dont on pense qu’ils ne sont pas du bon bord.
«»¢Â Â   Chacun est un microcosmos dans le macrocosmos. Les autres? Tout ce qui est au-dehors de l’ego: conjoint, copain, cousin, voisin… L’humain! Mais aussi les animaux, les oiseaux, les insectes, les fleurs, les arbres, les étoiles. Alléluia!
«»¢Â Â   Tous ceux que je vois, à qui je pense.
«»¢Â Â   Ben mes copains, Johan puis Théo, Matis
«»¢Â Â   Tous ceux qui sont «en dehors» du cercle de la famille et des amis.

– une famille (parents, trois jeunes adultes) agglomération lausannoise
«»¢Â Â   Ces gens qui nous guident, que l’on aime ou pas, que l’on rencontre et/ou que l’on ne verra plus jamais.
«»¢Â Â   »Les autres» s’apparente à la différence de soi-même, aux personnes qui font partie de notre société, notre monde, et qui ont en chacune ce petit quelque chose d’original ou non qui fait qu’elles sont plus ou moins importantes pour nous, suivant notre chemin de vie.
«»¢Â Â Â  Mes proches, notre famille, ceux qui partagent notre quotidien. Ceux pour qui on a de l’affection.
«»¢Â Â   Ceux que l’on salue en promenade, sur la route, au centre commercial. Nos voisins, ceux pour qui nous avons de l’attention, de la politesse… mais sans plus.
«»¢Â Â   Tous ceux qui ne sont pas moi.
«»¢Â Â   Une projection ou un refus de soi.
«»¢Â Â   En l’autre, chacun a besoin de sentir une pensée commune qui nous relie et nous rassure.
«»¢Â Â   Des points de vues, des opinions qui convergent, nous propulsent vers l’avant et contribuent à renforcer nos liens.
«»¢Â Â   L’autre devient notre refus lorsqu’il ne correspond pas ou plus à nos aspirations personnelles. Nous ne pouvons plus nous projeter en lui. L’image qu’il nous renvoie est trouble, inexistante ou si forte que l’autre peut devenir notre ennemi.

– regagnant son domicile, un passant à proximité d’une église, sur les hauts de Lausanne
«»¢Â Â   Les autres ? Eh bien quelqu’un comme cette personne… Je viens de lire sur le panneau d’information paroissiale, près de l’entrée, le texte «Jardins de l’été». En juillet et août, une fois par semaine, le lundi soir, quelqu’un ouvre sa porte pour un moment passé au jardin, sur le balcon ou simplement à la maison. Pour que la belle saison soit aussi synonyme de rencontres et partage, et cela d’une manière Å“cuménique. Vous trouverez un papillon avec les dates, lieux et heures des rencontres sur le présentoir de l’église.

– le passant ci-dessus, poursuivant son chemin
«»¢Â Â   L’autre ? Un être humain. En sus parfois, à  bien le regarder vivre, à bien l’écouter, une parcelle de ciel.

 

Les autres? Le vrac!

Il y a de tout, assurent des retraités soucieux d’ordre dans leurs propos. Par exemple

 

Les sans

grade, attrait, voiture, faconde, moyens, personnalité, voix, cœur, nom connu, volonté, intérêt…
Les gens
simples, dont on ne parle pas, que l’on ne regarde pas, n’écoute pas, ne suit pas, qui ne disent rien, dont on ne sait rien. Ceux qui n’ont pas de personnalité, un regard vague dans les transports publics ainsi qu’à la poste, dans les magasins, dans les salles d’attente…
Ajouter les gens qui ne se distinguent en rien du commun des mortels, ne nous disent rien, passent tout droit, ne sont pas quelqu’un, n’ont rien à raconter, n’impressionnent pas…
Les n’importe qui, tels
ceux qui ne vivent pas comme moi; les comme tout le monde; les adeptes d’une autre religion que la mienne; ceux qui ne parlent pas ma langue; les inconnus; les ignorés; les silencieux; les semblablement habillés; les sans intérêt; les piétons; les rien de particulier en eux ni sur eux; ceux qui font la file devant le cinéma ou ailleurs; les doucereux; les quelconques…
Les et les
sains et malsains; dominés et despotes; impies et dévots; considérés et méprisés; paillards et chastes; effacés et présents; honnêtes et crapules; précieux et simples; courageux et dégonflés; les approbateurs et les désapprobateurs.
Mais encore
les ternes; les donateurs; les machinaux; les bénévoles; les font comme tout le monde; les discrets; les pleins d’eux-mêmes; les soignants le corps ou le cÅ“ur, l’esprit, l’âme; les sales tronches; les donneurs de sang et ceux de leçons; les corrupteurs et les éthiciens; les membres de milieux d’entraide et ceux de cercles exécrables; les individus actifs et les flemmards; les bâtisseurs et les destructeurs.

 

Les «quelqu’un» ?
Homme ou femme de valeur, personne remarquable, de forte personnalité. Est quelqu’un celui, celle qui apporte quelque chose de grand, d’étonnant au plan – c’est selon – littéraire, spirituel, scientifique, social, culturel, économique, médical, notamment. D’aucuns ajoutent artistique, politique, sportif, militaire, religieux…
«C’est quelqu’un«, car il émane de sa personne quelque chose de fort, voire de sublime.

Parmi «les autres», quelqu’un au singulier ou pluriel ? Une ou des personnalités marquantes, voire attachantes ?

Des autres, dans la simplicité
Diffuseurs de chaleur humaine; compréhensifs; respectueux; prenant le temps d’écouter autrui; attachants par leur bonheur de vivre; surprenants du fait de leur fidélité aux décisions prises ensemble…

Des portés à la paix; des libérés de grognes et de rancoeurs; des disposés à agir jusqu’au bout; des patients au fil des heures; des engagés en solitaire ou en groupe; des ouverts à différentes visions des choses plutôt qu’une seule…

Mais aussi des guides par tous les temps du corps, du cÅ“ur, de l’esprit, de l’âme; des sur-le-champ disponibles; des ouverts au partage; des prêts à l’entraide discrète; des soutiens quand il en manque; des respectueux de la diversité des êtres; des attentifs aux nécessités; des apportants leurs connaissances, leur aide sans hésiter; des encourageants par leur sourire; des prêtants leur concours sans avoir été sollicités…

Des intervenants en faveur de démunis en tel ou tout domaine; des appelants à l’union, la paix; des engageants leur personne au-delà des entraves; des ouvreurs de pistes spirituelles; des silencieux offrant leur sourire aux inquiets, leur appui aux entravés; des conscients de leurs insuffisances rassemblant toutes leurs capacités pour aider autrui à sortir de l’ornière physique ou mentale…

Des lecteurs d’ouvrages, de journaux, offrant leur voix pour en donner le contenu aux personnes dont l’âge, la maladie, un handicap, une marginalisation rend impossible l’accès aux textes; des épris de discrétion venant en aide aux tourmentés; des se sachant faibles rassemblant cependant leurs forces pour nourrir d’un geste, d’un regard les confrontés au désarroi, à une misère.

Des autres tout simplement, immensément humains.

 

«Les autres», finalement
Proches ou éloignés, ils sont autant de présences uniques, constitutives de cet autrui, de ce prochain dont les dictionnaires exposent sa nature. L’autre, toujours, un semblable? La liste des synonymes de ce mot comprend l’égal, le frère, le pair, le parent, notamment.
Créature humaine, vivant parmi les vivants, tout homme, toute femme, tout adulte en devenir peut tendre à demeurer humblement l’un de ceux que l’on nomme «les vrais autres», sur qui l’on dit pouvoir compter. Cela tout en sachant, ne manquent pas d’ajouter quelques sages parvenus à l’antécime de l’expérience terrestre, qu’aux dispositions bénéfiques qu’il porte en lui et parfois offre à autrui, l’être puise de temps à autre dans le sac des aptitudes maléfiques: l’acrimonie, l’outrage, l’aigreur, l’infamie, la hargne, la malhonnêteté, la méchanceté, la moquerie, la cruauté, l’insulte, la dureté, l’insinuation, la malignité, la critique sans fin, la malveillance, l’accusation, la noirceur, l’agression, la rosserie, l’offense, la vilenie, l’attaque, la crasse, la calomnie, la malfaisance, la médisance, la perfidie, le dénigrement, la perversité, la teigne…

Qui dresse la liste des siennes qualités humaines s’impose, une fois au moins dans sa vie, l’énumération des souffrances qu’il inflige parfois, voire souvent.

Faire partie des autres. Totalement.

Phil’obs, avec l’agence pro info

 

(1) de Cl. Renirkens. Information: Foyer Dents du Midi, rte de Gryon 22, 1880 Bex

2 août 2011 | 08:38
par Philippe Golay
Temps de lecture : env. 9  min.
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