«Luigi Sturzo et le canton du Tessin. La terre qui lui a donné une voix défiant le fascisme (1929-1947)»

Fribourg: Redécouverte de don Luigi Sturzo, grâce au livre de l’historien Lorenzo Planzi

Fribourg, 10 mars 2011 (Apic) S’appuyant sur des sources historiques inédites, Lorenzo Planzi – jeune historien tessinois – retrace la rencontre entre don Luigi Sturzo et le canton du Tessin, durant les années 1929 à 1947. A travers les journaux locaux, don Sturzo combat le fascisme en place en Italie à cette époque, et développe les fondements de la démocratie chrétienne. Interview de l’auteur, dans les bureaux de l’agence Apic, à Fribourg (Suisse).

Apic: Qui est don Luigi Sturzo?

Lorenzo Planzi: Luigi Sturzo est un prêtre sicilien, né en 1871, dans une famille aristocratique. Il étudie au séminaire de Caltagirone, sa ville natale, et de Noto, en Sicile. Ordonné prêtre en 1894, on l’envoie à Rome, pour étudier la théologie et la philosophie, ainsi que la sociologie et le droit, à l’Université Grégorienne. Durant ses études, il découvre la doctrine sociale de l’Eglise; particulièrement l’encyclique «Rerum novarum» de Léon XIII (1891), qui le fascine.

Ses études achevées, il retourne à Caltagirone en 1898, comme professeur au séminaire. C’est alors qu’il débute son engagement social et politique, comme vice-maire de Caltagirone, de 1905 à 1920. Il élabore sa conception de la démocratie chrétienne, qu’il partage dans des journaux siciliens. Il entend reconduire les catholiques à la vie politique.

En 1918, il fonde le «Parti populaire italien», précurseur de la démocratique chrétienne. Le parti connaît un succès rapide. Mais il est de suite confronté à l’avancée du fascisme en Italie; idéologie à laquelle don Sturzo s’oppose farouchement. En 1924, sa vie est menacée. Le Vatican l’invite à partir à l’étranger. Commence une longue période d’exil, qui durera 22 ans. Il vivra d’abord à Londres, en Angleterre, jusqu’en 1940; date à laquelle il partira pour New York, aux Etats-Unis, jusqu’en 1946.

En 1946, il rentre en Italie, où il se retire dans un couvent, à Rome. Agé et malade, il s’éclipse de la vie politique du pays. Il est nommé sénateur à vie, en 1952, par le président de la République, Luigi Einaudi. Don Luigi Sturzo meurt en 1959, à 88 ans. Son procès de béatification est ouvert le 3 mai 2002.

Don Sturzo découvre la Suisse: une rencontre décisive

Apic: La rencontre avec don Giuseppe Daldini remonte-t-elle au séjour de don Sturzo en Suisse, en été 1933?

Lorenzo Planzi: Don Sturzo séjourne à Lausanne et à Genève. Il y rencontre un avocat milanais, Giovanni Battista Migliori, qui le met en contact épistolaire avec don Daldini. Ce dernier opère en tant que ’clandestin’; c’est-à-dire que depuis Frasco (au Tessin), il transmet la correspondance de don Sturzo à Me Migliori, qui l’apporte en Italie lors de ses voyages en train.

Apic: Comment se sont établis les contacts avec don Francesco Alberti, du journal «Popolo e Libertà» (quotidien du Parti conservateur démocratique tessinois), et avec don Luigi Del-Pietro, de «Il Lavoro» (feuille des chrétiens-sociaux tessinois)?

Lorenzo Planzi: La rencontre s’est faite par le biais du quotidien fribourgeois «La Liberté». Don Alberti et don Del-Pietro dirigeaient les journaux «Popolo e Libertà» et «Il Lavoro». Don Alberti découvre les articles de don Sturzo dans «La Liberté». Il en traduit plusieurs en italien, qu’il publie dans «Popolo e Libertà». Mais en 1936, la sympathie de certains journalises de «La Liberté» avec Mussolini interrompt le cycle des publications. Don Alberti reprend alors le relais. C’est ainsi que débute l’amitié entre ces prêtres. De son côté, don Del-Pietro entretiendra une correspondance avec don Sturzo.

Si le journal «Popolo e Libertà» et la feuille «Il Lavoro» connaissent un tirage réduit, localisé essentiellement au Tessin, des copies parviennent toutefois en Italie. Précisons que leur diffusion était formellement interdite à l’époque fasciste.

Apic: Vous évoquez des sources historiques inédites: lesquelles? Comment y avez-vous eu accès?

Lorenzo Planzi: Au sujet de la correspondance de don Sturzo avec la Suisse, j’ai consulté les archives de l’évêché de Lugano, de l’Etat du Tessin, et celles de l’organisation chrétienne sociale. J’ai également pu consulter les 250 lettres des archives de l’Institut Luigi Sturzo, mises à ma disposition par le Professeur Fabrizio Panzera.

A l’avenir, j’ai à cœur de me rendre à l’abbaye d’Einsiedeln, pour retrouver et consulter la correspondance échangée avec Raphaël Häne et le Père Abbé Ignatius Staub.

Apic: Comment expliquez-vous que l’on découvre la figure de don Sturzo seulement aujourd’hui? Qu’est-ce qui, historiquement, justifie un si long silence?

Lorenzo Planzi: La figure de don Sturzo a été oubliée au Tessin. On n’en n’a plus parlé depuis la collaboration (les années 40). L’explication est, selon moi, que le prêtre sicilien a vécu dans le silence, après la seconde Guerre mondiale. De plus, sa sensibilité politique n’attire pas forcément les politiciens contemporains. Pourtant, son parcours humain est exceptionnel. Il témoigne d’une personnalité à multiples facettes, comme prêtre engagé, journaliste, écrivain, et homme politique.

Apic: Don Sturzo: un prêtre politicien ou un politicien prêtre, fondateur du «Partito popolare italiano»?

Lorenzo Planzi: Don Sturzo est les deux: un prêtre et un politicien. Mais au fond de son âme, il est avant tout prêtre. Nous le voyons bien lors de son exil en Angleterre et aux Etats-Unis. Afin de rester fidèle à Rome et à l’Eglise, il obéit et s’expatrie. Précisons encore que don Sturzo célébrait chaque jour la messe, et qu’il disait fidèlement la prière des heures.

Comme prêtre politicien, il a exercé une influence sur la nouvelle démocratie chrétienne. Des liens étroits se sont établis avec des personnalités comme Alcide De Gasperi (homme politique italien, qui fonde la démocratie chrétienne après la seconde Guerre mondiale. Il est considéré comme l’un des pères de l’Europe, aux côtés de Robert Schuman et Konrad Adenauer) et Giuseppe Dossetti (prêtre, avocat et homme politique italien).

Apic: Comment a-t-il poursuivi son combat durant les années d’exil, outre ses contributions dans les journaux tessinois?

Lorenzo Planzi: L’exil ’forcé’ de 1924 lui a permis de mieux combattre le fascisme. D’une part, il était plus libre d’exprimer sa pensée. D’autre part, il pouvait se déplacer plus facilement pour donner des conférences, comme il le faisait régulièrement à Paris. La publication de ses livres, les conférences, les articles dans la presse et sa nombreuse correspondance étaient ses armes.

Apic: Selon vous, comment justifier que dans toute l’Europe, seuls les journaux tessinois accordent la parole à don Sturzo à la fin des années 30? Ces journaux ont-ils subi des pressions afin d’interrompre leur correspondance?

Lorenzo Planzi: Relevons le rôle de premier plan de la presse tessinoise: elle seule diffuse les articles originaux en italiens. Et à partir de 1937-1938, elle est l’unique presse en Europe à donner encore la parole à don Sturzo dans ses colonnes. Saluons son courage. Une rencontre décisive a lieu, à Paris en 1937, entre don Sturzo, don Alberti et don Gatti. Elle est certainement fondatrice de la ’syntonie’ des idéaux partagés.

Certes, la diplomatie fasciste et Mussolini ont demandé, à plusieurs reprises, d’arrêter cette collaboration. Ils sont intervenus à travers deux canaux: le conseiller fédéral Giuseppe Motta, et le nonce apostolique en Suisse Mgr Filippo Bernardini. L’insuccès rencontré a provoqué l’ire de Mussolini et des fascistes.

Apic: Peut-on dire que don Sturzo et certains intellectuels tessinois menaient un même combat: celui de la démocratie chrétienne?

Lorenzo Planzi: Oui, car les intellectuels tessinois s’inspiraient tous des idéaux de la démocratie chrétienne mise en place par don Sturzo. Il devient un exemple et un modèle pour de nombreux journalistes et prêtres. D’ailleurs, don Sturzo a orienté la ligne rédactionnelle de «Popolo e Libertà» et de «Il Lavoro». A son contact, ces journaux ont développé l’aspect de l’éducation, qu’elle soit aussi bien civique, sociale, ecclésiale et humaine.

La pensée politique de don Sturzo se situe entre le libéralisme et le socialisme. Il a réussi à réconcilier les catholiques italiens avec la vie politique. Aujourd’hui, il a encore des fils spirituels, en la personne de Pier Ferdinando Casini (homme politique italien contemporain, député à la Camera dei deputati depuis 1983).

Apic: Don Sturzo a-t-il été en relation avec d’autres régions linguistiques de Suisse, durant son séjour de trois mois durant l’été 1933 dans notre pays?

Lorenzo Planzi: A Fribourg, le prêtre sicilien a rencontré l’Abbé Jules Bondallaz (professeur d’histoire au collège Saint-Michel) et l’Abbé Jean Quartenoud (rédacteur en chef du journal fribourgeois «La Liberté», prévôt de la cathédrale et professeur). A Genève, il s’est lié d’amitié avec Guglielmo Ferrero (alors professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Genève). A Einsiedeln, don Sturzo a entretenu une correspondance émouvante avec Raphaël Häne et le Père Abbé Ignatius Staub, sur le futur de l’Europe et les avancées du nazisme.

Un regard contemporain

Apic: Comment s’est opéré votre rencontre avec don Sturzo? Et que retirez-vous de cette étude, comme citoyen tessinois et comme chrétien engagé?

Lorenzo Planzi: Déjà à l’époque du collège, don Sturzo suscitait mon intérêt. A l’Université de Fribourg, j’ai fait un séminaire sur la résistance au fascisme. Le professeur d’histoire contemporaine, Francis Python, m’a invité à poursuivre l’étude.

Comme historien, j’y ai découvert de nouvelles sources et une méthodologie. Comme citoyen, j’ai fait la connaissance avec un homme qui a le courage de défendre ses opinions politiques et ses idéaux. De plus, j’ai pu réfléchir aux notions très actuelles de liberté, de paix et de démocratie. Enfin, comme chrétien, la figure de don Sturzo m’a permis de comprendre, que même durant les périodes difficiles de la vie, la foi a toujours sa place; elle peut même être renforcée.

Apic: Que penserait don Sturzo, selon vous, de la construction européenne? Et de sa difficulté à reconnaître l’héritage chrétien?

Lorenzo Planzi: Don Sturzo a toujours défendu une politique laïque. Sa vision de la démocratie chrétienne s’inspire de la doctrine sociale de l’Eglise. Autrement, il a toujours prôné une séparation entre l’Eglise et l’Etat.

Je pense qu’il ne verrait pas d’un bon œil une politique qui ne s’appuie pas sur son histoire et son héritage, et qui ’de facto’ refuse les principes chrétiens.

Encadré

Lorenzo Planzi

Lorenzo Planzi a obtenu un Master of Arts bilingue en Sciences historiques à l’Université de Fribourg, en 2009. Le présent ouvrage est son travail de mémoire de master. Depuis octobre 2009, il est assistant de recherche FNS dans le cadre d’un projet dirigé par le professeur Francis Python, sur «Crises et mutations religieuses dans le catholicisme romand, 1945-1990, en perspective comparative (Savoie, Bretagne, Québec)». L’auteur collabore régulièrement comme rédacteur au quotidien tessinois «Giornale del Popolo» et de l’hebdomadaire «Popolo e Libertà». (apic/ggc)

10 mars 2011 | 17:37
par webmaster@kath.ch
Temps de lecture : env. 7  min.
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