
Biéler à la Fondation Pierre Gianadda à Martigny
Les femmes, toutes
Debout, toutes celles du village sont là, devant la chapelle, pour la distribution de pain et de vin à Pâques.Toutes? Probablement. Mais l’espace manque. Alors Ernest Biéler peint les femmes de dos ou de côté, mais n’offre qu’une douzaine de visages dans cette œuvre – parmi quelques 120 exposées à Martigny – réalisée sur 5’744 cm2, vers 1901. Ajouter la face de chacune des deux fillettes, au premier plan. Quant au bébé dans les bras de sa mère (en haut, sur la partie gauche, tout près du grand-père de l’enfant, pense un visiteur observant la scène en aïeul attentif), même une bonne loupe ne permet pas de discerner s’il s’agit d’une fille ou d’un garçon. Deux hommes distribuent le pain. Un seul le vin, dont le rouge – unique présence de cette couleur sur ce tableau – couvre un cm2.
Quitter l’œuvre 29, la retrouver page 90 du catalogue de l’exposition. Ou l’extraire momentanément de la mémoire du visiteur que l’on a été un jour d’hiver en 2012.
L’affiche de l’exposition
Trois jeunes filles marchent de concert sur un sol de terre, de pierres et de maigre végétation. Au deuxième plan, les demeures d’un village. Au troisième, une chaîne de montagnes bleues se détachant sur un ciel légèrement orangé. Trois jeunes filles dont le vêtement attire dans un premier temps l’attention, vite déplacée sur les visages annonçant leur nature propre, le temps passé, le présent, et ce «qui sait, demain peut-être…» que les jeunes accompagnent d’un point d’interrogation ou d’exclamation, souvent de trois points de suspension.
Presque toutes les femmes représentées par Biéler ont des yeux, un nez, une bouche, à y bien regarder saisissants. Quel message les jeunes filles de l’affiche et de l’œuvre 87 destinent-elles depuis bientôt un siècle à qui voit, entre dans cette aquarelle (1228 cm2) sur papier marouflé sur carton? Un message fort, à en juger par la présence dans cette scène de trois des cinq sens, quatre même, avec le toucher (une main donnée au personnage central par chacune de ses amies).
Toutes
les femmes transmettent des messages d’ordre social et souvent culturel. Œuvre 6: devant l’église de Saint-Germain à Savièse, en 1886, une mère se penche pour remettre un chapelet à sa fillette assise au soleil sur le sol. Œuvre 33: des Saviésannes un dimanche d’hiver en 1904; deux jeunes filles suivent quatre sœurs aînées ou mères déjà. Le visiteur se sent tout près du groupe, tant il est attiré, captivé voire fasciné par la position et la beauté – chacune si naturelle – des visages. Ce qu’elles offrent à qui s’arrête longuement devant elles tient peut-être en quatre mots: nature humaine au naturel.
Œuvre 83: une bergère parmi ses moutons dans un paysage hivernal saviézan? Humble grâce. Œuvre 99: une jeune fille prénommée Catherine, des Haudères, en 1924. (Un visiteur s’attarde devant elle, murmure: ma propre fille, quand elle avait cet âge-là, les traits du visage dans leur simplicité, leur pureté…). Œuvre 116: la leçon de tricot donnée en 1939. Une question surgit: qui d’une mère ou d’une grand-mère enseigne le tricotage à une enfant de quatre, cinq ans? Silencieuse leçon que celle-là, au début de la seconde guerre mondiale.
Les notes
que prend le chroniqueur en parcourant l’exposition ont trait, aussi, à de fabuleux visages d’hommes. À des paysages à découvrir de loin, tels ces couchers du soleil, particulièrement celui sur la vallée d’Hérens. La place manque ici pour en donner un signe. Trait, également, aux interrogations venues au fil des découvertes. Ainsi devant l’œuvre 46 «Filles allant à la messe»: que se disent-elles en marchant, chaussures basses aux pieds, dans la neige? Oeuvre 54 «Un beau dimanche à Savièse»: d’où part ce splendide mouvement de groupe assis sur l’herbe? Trait, toujours, cette fois aux silencieuses, telle cette femme (œuvre 89 «Sortie du raccard») impressionnante dans son engagement à la fois mental et physique, et cette «Ramasseuse de feuilles» (œuvre 61) totalement donnée à la tâche… Quel message glissent-elles au public s’arrêtant devant elles?
Les yeux, le nez, la bouche
encore et toujours saisissants. Ils interpellent. Dans les scènes d’activités économiques et sociales comme dans celles de rares loisirs. A travers ses œuvres, Ernest Biéler interroge doucement le visiteur: – Avez-vous perçu dans toutes ces scènes ce que la nécessité, la raison, le cœur dictent à ces femmes, ces jeunes filles? On se surprend à demander à l’artiste qu’il veuille bien livrer au visiteur le secret que toutes ces femmes partagent.
Un ange passe
et, contrairement à ce qui se produit d’ordinaire, s’attarde. Le visiteur le regarde, totalement ébahi pour la première fois de sa vie. Voici qu’une partie du visage de l’ange se met en mouvement. N’en croyant pas ses yeux, le visiteur lit sur ses lèvres c h e r c h e r v i e.
Chercher
du côté de la vie, a-t-il voulu dire? Deux, trois, cinq secondes s’écoulent. Puis, envahi subitement par l’Esprit, le visiteur comprend. Alors, sans hésitation aucune, les mots se succèdent: Du pain et du vin… Pâques… Le matin de Pâques… Ce que dit l’Histoire… Une femme est arrivée la première au tombeau… Oui, les femmes, toutes – le plus souvent lors d’un tête à tête – livrent non point un secret, mais un message: croire en la vie.
PhilGo
L’une d’elles,
debout au centre de l’exposition Biéler, confie au chroniqueur ce qu’elle ressent.
Le thème de chacune des œuvres, d’un grand réalisme, a été vécu intensément par le peintre. Il agit d’abord «de l’intérieur», pour percevoir ce qu’il va représenter, ce qu’il va faire transparaître sur les visages, dans les mouvements. D’une précision, d’une finesse – toutes deux exceptionnelles – et ceci sans rien figer, Ernest Biéler captive le visiteur. Se laisser habiter par ces scènes vivantes que sont entre autres les œuvres 2 (Le Bain des chevaux), 3 (Les Courses à la Croix de Berny), 5 (Portrait des demoiselles Yvonne et Noëlle Guiguer de Prangins), 19 (Les Feuilles mortes).
Prendre le temps de choisir l’endroit où se tenir éloigné, oui, afin d’entrer dans la Frise décorative en quatre parties représentant un paysage automnal (œuvre 74). Ne pas manquer de s’attarder en présence des Agneaux (75, 76, 77) sur un lieu dont les composantes constituent à elles seules une œuvre. Je m’arrête là tant les liens avec la beauté, la lumière, la douceur, la poésie apparaissent dans chacune des trois œuvres.
Biéler est un artiste humain; on s’en rend compte notamment devant le Saviésan au verre de vin (81). Devant ce personnage-ci, puis Le joyeux mendiant (66), Le Vieux garçon (93), la Jeune Fille des Haudères (Catherine) (99), mais encore Le Sapeur (101), qu’éprouvez-vous?
Gardez précieusement la réponse dans votre mémoire. Ces quatre hommes et cette jeune fille devant lesquels vous avez fait étape attestent une réalité : vous êtes en chemin dans la découverte de quelques humains d’autrefois. Le fruit de la lecture de leur personne a un lien avec une branche aujourd’hui quasiment oubliée : la considération, ou si vous préférez l’égard, le respect. Oser porter ses yeux sur ce qui semble dépassé, inutile – attention! – peut rendre le regard plus humain.
(propos recueillis par l’agence pro info)
Exposition Ernest Biéler, en collaboration avec le Kunstmuseum de Berne.
Chaque jour de 10h à 18h, jusqu’au 26 février 2012
Les droits de l’ensemble des contenus de ce site sont déposés à Cath-Info. Toute diffusion de texte, de son ou d’image sur quelque support que ce soit est payante. L’enregistrement dans d’autres bases de données est interdit.