Paul Dembinski

Déchirer le filet de la spécialisation

L’autonomie n’est pas un droit de l’homme au même titre que la liberté, pourtant elle en est la condition et la concrétisation. Sans autonomie pratique, la liberté devient rapidement une notion abstraite. Or, à l’époque contemporaine, la course à la spécialisation a pour contrepartie l’accroissement des interdépendances et donc l’abdication de l’autonomie.

L’aspiration à l’autonomie, à l’autodétermination, à l’identité, sont inscrites au plus profond de la nature humaine. Il suffit pour s’en convaincre d’observer la joie de l’enfant à chaque fois qu’il conquiert une nouvelle parcelle d’autonomie, ou – à l’inverse – de regarder la douleur de celui qui subit une perte d’autonomie du fait du grand âge ou de la maladie.

Les grand discours et déclarations politiques parlent de liberté, dans son principe, mais glissent sur les conditions de l’autonomie. Or, c’est dans le quotidien de la vie ordinaire que s’acquiert et se forge l’expérience multidimensionnelle de l’autonomie, et de son contraire, la dépendance. Comment définir l’autonomie, comment la mesurer? Dans une première approche, elle peut être appréhendée comme l’ensemble des choses qui peuvent être faites sans dépendre d’une entité extérieure. Ainsi, l’autonomie se décline à divers niveaux: celui de la personne, de la famille qui habite sous le même toit, d’une communauté politique locale, voire nationale, etc…

Que savons / pouvons-nous faire nous-mêmes?

Depuis une ou deux générations déjà, nos sociétés se sont lancées dans une course à la spécialisation qui culmine aujourd’hui en hyperspécialisation. Elle est présente dans tous les domaines, dans celui du monde professionnel, des objets, des services, des savoirs et des compétences. Chacun, personne ou entreprise, université ou région, est – ou aspire à être – le ou la spécialiste de quelque chose de bien particulier. Il espère et attend que les autres s’adressent à lui au moment où ils auront besoin de sa spécialité. Mais la course à la spécialisation a aussi un revers, une face cachée: qui se nomme dépendance, ou plus exactement l’interdépendance des uns par rapport aux autres. Tout cela au détriment de l’autonomie progressivement rognée par la spécialisation.

Que savons / pouvons-nous faire nous-mêmes? Certains ont la chance de cultiver un potager, d’autres de savoir réparer leur voiture ou leurs appareils ménagers, d’autres encore de coudre et de faire des confitures. Certains savent encore comment composer leurs menus en fonction de leurs maladies, comment peindre ou bâtir, mais ces compétences sont de moins en moins présentes. Ces plages d’autonomie disparaissent, parce qu’elles sont abandonnées sans résistance au nom des spécialistes et de la spécialisation.

«D’un côté nous sommes toujours plus pointus, mais de l’autre toujours moins autonomes»

Marx, jadis, avait mis l’accent sur l’aliénation du travailleur qui, avec l’industrialisation, était sur le point de perdre la maîtrise et la compréhension de son œuvre pour devenir un exécutant de pièces identiques. Aujourd’hui, l’aliénation ne serait-elle pas en train de gagner notre quotidien de consommateur passif des objets et services que nous tend le «spécialiste», le site ou le magasin «spécialisé». Or ce même spécialiste – que chacun d’entre nous est dans sa vie professionnelle – se spécialise sans cesse.

D’un côté nous sommes toujours plus pointus, mais de l’autre toujours moins autonomes, pris dans le filet de la spécialisation. L’enjeu en vaut-il la chandelle? A partir de quel point l’autonomie devient-elle trop étriquée pour permettre le développement intégral de la personne humaine, prôné par l’enseignement social chrétien? Un thème à mettre à l’agenda des réflexions personnelles, familiales mais aussi politiques en 2020.

Paul H. Dembinski

30 décembre 2019

Notre société veut que nous soyons de plus en plus spécialisés (Pixabay.com)
30 décembre 2019 | 15:04
par Paul Dembinski
Temps de lecture: env. 2 min.
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