Paul Dembinski

Intérêt général ou bien commun? Sismondi avait déjà tranché

Après une longue mise à l’écart à cause de son enracinement dans la tradition chrétienne, le terme de «bien commun» est de retour dans le discours public local comme mondial. Le dernier exemple en date: la publication la semaine dernière par le think tank Avenir suisse de la brochure Irresponsable? Rôle et représentation de l’entreprenariat suisse à une époque de transformation.

Le terme «bien commun» y apparaît à quatre reprises, dans la version française comme allemande; il ne s’agit donc pas d’un effet de traduction mais bien d’un choix des rédacteurs. Ceci étant, si le terme y est, son contenu (classique) semble avoir été perdu en route.

Les auteurs du rapport déplorent la «mauvaise appréciation», la «sous-estimation», «un point de vue critique» que l’opinion publique suisse aurait de la contribution des entreprises (grandes et multinationales) au bien commun. La publication entend redresser cette image posée a priori comme déformée ou du moins incomplète. Le diagnostic sous-jacent à l’effort d’Avenir suisse est que la société (éducation, média, politique) comprend mal en quoi tient l’apport des entreprises.

«La particularité du bien commun est de s’intéresser aux conditions de vie de la communauté»

Le rapport argumente – parfois de manière discutable, souvent de manière partielle – que les grandes entreprises: (a) n’ont pas autant de poids dans la vie politique que ce qu’on pense généralement; (b) offrent de bonnes rémunérations et places de travail, ce qui a permis notamment «aux femmes de conquérir leur autonomie»; (c) participent à l’effort de formation par les places d’apprentissage; (d) collectent à la place de l’Etat des impôts et ont une attitude correcte face au fisc; (e) respectent la «morale marchande» qui ne saurait être sous-estimée, et généralement font face à leur devoirs, notamment par le rôle qu’elles jouent dans le débat publique et politique.

Sans entrer en polémique avec telle ou telle affirmation du rapport, le bien commun qui apparaît au travers de la liste qui précède ressemble étrangement à «l’intérêt général» des économistes. C’est-à-dire à la somme des résultats de l’activité, sans tenir compte de la manière dont ces résultats se répartissent – ou sont répartis – au travers de la société. Or, c’est exactement là que réside la particularité du bien commun, qui s’intéresse aux conditions de vie de la communauté (comme le fait l’intérêt général) et, simultanément, et ce mot est essentiel, celles de chacun – encore un mot important – de ses membres.

Ainsi, pour parler du bien commun en connaissance de cause, faut-il tenir compte non seulement de l’activité de production et de son résultat (valeur ajoutée, impôts ou emplois) mais encore de la manière dont ils se répartissent (ou sont répartis) dans la société. Sur cette dimension, Avenir suisse est plus discret. Et pour cause. Dans une perspective strictement libérale, la répartition n’est pas un sujet, puisque cette vision du monde fait une confiance aveugle – au point de ne pas vouloir regarder – à l’action du marché. Il en va autrement pour toute autre option politique – y compris celle de l’économie sociale de marché, qui veut voir avant de juger et se remettre, éventuellement, à la main invisible.

«Laissée à elle-même, la main invisible contribue à une concentration des richesses»

Quel compas utiliser pour parler d’économie: l’intérêt général ou le bien commun? La discussion ne date pas d’hier et dépasse largement les propos d’Avenir suisse. Elle avait perdu de la vigueur depuis en tout cas trente ans, mais en reprend aujourd’hui avec la montée des débats sur les inégalités, qu’accentue encore le Covid-19. Dans la perspective libérale qui se cantonne à l’intérêt général, les inégalités sont un faux problème. Pour toutes les autres sensibilités politiques, elles sont un vrai problème. A partir du constat, la discussion ensuite porte sur les questions techniques de la mesure ou des réponses politiques.

Dans ce contexte, un coup de chapeau s’impose à un économiste suisse largement oublié, le Genevois Jean de Sismondi (1773 – 1842) qui dans les Nouveaux principes d’économie politique (1819) montre, études de terrain à l’appui, que, laissée à elle-même, la main invisible contribue à une concentration des richesses qui génère des crises qui affectent le plus durement les plus vulnérables. Il souligne avec force qu’il ne suffit pas que l’économiste limite son intérêt à la seule production, il faut de plus qu’il s’intéresse aux effets qu’elle produit sur les conditions de vie des plus vulnérables. Au-delà de l’intérêt général auquel s’arrêtent les manuels d’économie, il y a le bien commun, qu’il faut que les économistes du XXI siècle apprennent à explorer à nouveau après pas loin de 200 ans d’absence.

Paul H. Dembinski

18 novembre 2020

Jean de Sismondi (1773-1842) était un brillant économiste genevois (domaine public)
18 novembre 2020 | 07:15
par Paul Dembinski
Temps de lecture: env. 3 min.
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