Jean-Jacques Friboulet

La mise en cause de l’écrit par l’image

On assiste partout en Europe et aux États-Unis à une forte diminution de l’expression écrite au bénéfice de l’expression visuelle. Ce phénomène est lié à l’explosion des technologies numériques. L’e-mail et WhatsApp ont remplacé la lettre. Les livres audio ont remplacé les écrits chez les enfants et les podcasts se substituent aux articles de revue chez les adultes.

Chez nos voisins la situation de l’écrit est encore plus délicate. Les lettres ne représentent plus que 4% de l’activité postale en France. L’écriture cursive, qui relie les lettres, n’est plus enseignée en Finlande, dans plusieurs régions allemandes et aux États-Unis, au bénéfice de l’écriture d’imprimerie qui disjoint les signes. Deux tiers des américains et américaines envoient des notes vocales plutôt que des notes écrites sur leur smartphone. Et on pourrait multiplier les observations. Sommes-nous passés à une civilisation de l’image et avons-nous abandonné la civilisation de l’écrit?

Il y a deux phénomènes bien distincts dans cette régression de l’écrit. Il y a en premier lieu la réduction du volume des textes. La mode n’est plus au texte soigneusement rédigé et développant une argumentation. La mode est au texte court où l’on néglige l’écriture et le sens des mots. Du coup l’imprécision devient la règle. Il suffit de lire les journaux ou d’écouter les chaines d’info pour voir que les prétendues nouvelles disent toutes la même chose.

Elles sont dans la redite, comptant sur les prétendus experts pour offrir un peu d’analyse, alors que ces experts sont des spécialistes, incapables d’élargir le champ de vision et d’offrir un point de vue d’ensemble. On assiste à un appauvrissement de la pensée où les nuances sont exclues, appauvrissement qui favorise un regard en blanc et noir sur la société.

Nos enfants vivent quotidiennement cet appauvrissement. Et même parfois, on les prive de l’instrument qui leur permettrait de construire leur pensée et d’approfondir la compréhension des mots. Les spécialistes du développement psychomoteur de l’enfant mettent pourtant en garde. L’écriture cursive est nécessaire au bon fonctionnement du cerveau. Elle développe les connexions neuronales, en particulier en liant la vue, le toucher et le mouvement de la main. Elle oblige à séparer les mots et donc à intégrer le sens de ceux-ci. Elle favorise la mémorisation.

«On n’est plus dans le ‘je pense donc je suis’ mais dans le ‘je suis vu donc je suis’»

Nous en faisons tous l’expérience quand nous écrivons un texte à la main au lieu de le taper sur l’ordinateur. Les enfants qui seront privés de cette écriture cursive seront exclus de connexions essentielles. Mais peu importe ce résultat aux tenants de l’efficacité maximale. L’apprentissage mécanique de la seule écriture au clavier sera bien plus rapide et évitera aux enfants de réfléchir en écrivant. Comme au 19e siècle, l’assujettissement à la machine sera malheureusement un facteur de déshumanisation.

Le deuxième phénomène est la domination de l’image grâce aux réseaux sociaux. Ce qui est vu est nécessairement vrai. On n’est plus dans le «je pense donc je suis» mais dans le «je suis vu donc je suis». La pensée scientifique qui bâtit des vérités à partir des expériences discutées et des déductions logiques est submergée par l’image. La photo et la vidéo veulent être seules à démontrer. Ce qui est vu ne peut être mis en doute. Les pouvoirs autoritaires l’ont bien compris, qui font de la vidéo un instrument essentiel de leur domination.

Face à un tel mouvement, il faut faire acte de résistance, d’abord pour le bénéfice des enfants. Il faut refuser le non apprentissage de l’écriture cursive à l’école. Les programmes doivent au contraire renforcer la pratique de cette écriture et inciter à l’utiliser. Il faut renforcer également le rôle de la lecture qui permet de prendre de la distance et de ne plus vivre dans le seul instant. Lecture et écriture permettent de ralentir notre rythme et de le rendre plus proche de celui de la nature. Les adultes doivent accompagner les enfants sur ce chemin. Le cerveau doit être entraîné comme la condition physique et pas seulement en faisant des «sudoku».

Sur ce triomphe de l’image, la messe n’est pas dite. Les parents se rendent de plus en plus compte des ravages des écrans. Ce triomphe défavorise les élèves les plus en difficulté qui ont de plus en plus de mal à maîtriser la lecture et l’écriture. Les responsables des ressources humaines sont atterrés par la rédaction de certains CV. Si l’on n’y prend garde, cette régression finira par mettre en cause la qualité du travail qui est une des fiertés de notre pays.

Jean-Jacques Friboulet

5 novembre 2025

L'image prend le pas sur l'écrit dans notre société | © Kelly Sikkema/Unsplash
5 novembre 2025 | 07:06
par Jean-Jacques Friboulet
Temps de lecture : env. 3  min.
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