

Oui, les théologiens peuvent être de sinistres fripouilles!
Une information parue fin juillet sur le site de cath.ch a frappé mon attention: « Le fonds du séminaire juif de Breslau bientôt restauré». Breslau… Breslau ce fut une ville universitaire allemande florissante et vibrante, avant que l’arrivée au pouvoir des nationaux-socialistes ne la fracture; que la fin de la Seconde Guerre mondiale ne la détruise; et qu’elle passe en mains polonaises, comme toute la Silésie, pour devenir Wroclaw.
Breslau compta une fort importante communauté juive et inaugura même le premier séminaire rabbinique moderne germanophone, en 1854. La bibliothèque du séminaire était réputée par sa quantité, comme sa qualité. Tout cela prit fin brutalement durant la Nuit de Cristal 1938: établissement pillé, bibliothèque saccagée, livres brûlés, séminaire fermé, nombre d’étudiants déportés à Buchenwald.
Est-ce pour cette raison que l’annonce de la restauration du fonds m’a remué au milieu de la canicule de 2025? Oui, évidemment. Mais pas uniquement.
Breslau m’a rappelé soudain un théologien protestant bon teint dont j’ai croisé le nom – Herbert Preisker –et les écrits durant mes études de théologie. Né en 1888, mort en 1952, il fut un chercheur d’une immense culture littéraire et biblique, qui l’amenèrent tout naturellement à rédiger, dans le prestigieux lexique théologique du Nouveau Testament de nombreux et substantiels articles monographiques, dont un sur la récompense divine.
Il fut par ailleurs une sommité de la littérature hellénistique contemporaine du premier christianisme.
Est-ce parce que j’ai été dans une précédente vie journaliste? Je m’intéresse toujours à la vie des gens dont j’utilise l’information. Où ces personnes sont nées, quelles carrières elles ont menées, de quoi leur vie a été faite. C’est sans doute mon côté Patrick Modiano! Pareille curiosité, lorsqu’on l’exerce sur la tribu des théologiens allemands de la première partie du XXe siècle (j’en parle au masculin, à cette époque, on y rencontre peu de femmes) réserve quelques surprises.
«Les faits sont fuyants parfois, lorsqu’on commence à creuser ces questions historiques si terriblement concrètes et précises»
Déroulons donc le pedigree de notre sommité, dont la carrière croise très précisément la ville de Breslau et son université. Herbert Preisker y signe en 1915 son mémoire de licence consacré à l’éthique des Évangiles et l’apocalyptique juive. Il est ordonné pasteur. Son travail d’habilitation, en 1924, porte sur le mariage dans le premier christianisme. Sa carrière semble bien lancée, mais pas de chance, les places de professeurs en Nouveau Testament à l’université de Breslau sont déjà occupées. En particulier par un théologien estimé de tous et qui soigne ses relations avec la communauté juive, Ernst Lohmeyer. Tandis qu’il ronge son frein, Herbert Preisker multiplie les études sur l’amour de Dieu, et l’éthique, toute chose qu’il place au centre du message du premier christianisme.
Parallèlement à cette effervescence académique, et s’il faut en croire la plus récente étude historique le mentionnant (The Aryan Jesus. Christian Theologians and the Bible in Nazi Germany, de Susannah Heschel), Preisker aurait rejoint le parti national-socialiste en juillet 1933. Une autre source ajoute qu’il aurait même fait partie des cercles d’honneur du parti. Mais voilà qu’une autre source encore prétend, tout au contraire, qu’il aurait échoué à rejoindre le parti en 1937… Les faits sont fuyants parfois, lorsqu’on commence à creuser ces questions historiques si terriblement concrètes et précises. Car ils semblent, comme dans un roman de Modiano, s’évaporer dans un brouillard contradictoire au fur et à mesure qu’on veut les tenir.
«Preisker nazifie la faculté de théologie dont il est immédiatement nommé doyen»
Quoi qu’il en soit, dans le même temps que Preisker multiplie les études sur l’Amour de Dieu, il multiplie les écrits de propagande dans le cadre des Deutschen Christen, les chrétiens qui adhèrent à l’idéologie raciale et antisémite nationale-socialiste. Ainsi devient-il un ardent propagandiste de la première heure au sein de ce mouvement, dont il rédige, en 1934, un des vade-mecum. On peut y lire que «Le christianisme allemand doit être un Évangile vécu au sein de la communauté nationale merveilleusement épanouie».
Posté en embuscade dans l’espoir d’obtenir enfin une place de professeur ordinaire à Breslau, Preisker touche au but lorsque le régime hitlérien éjecte Ernst Lohmeyer de sa chaire, en raison de ses critiques à l’encontre du régime et de ses nombreuses amitiés au sein de la communauté juive. En 1936, Herbert Preisker exulte donc enfin: il est nommé professeur ordinaire de Nouveau Testament à Breslau en lieu et place de Lohmeyer, rétrogradé, lui, dans une université de bien moindre rang.
Nous ne savons comment Herr Professor Doktor Preisker, lui qui chérissait tant sa propre bibliothèque personnelle, a réagi au saccage de celle du séminaire juif de Breslau, en 1938. Ce que l’on sait en revanche, c’est qu’il nazifie la faculté de théologie dont il est immédiatement nommé doyen. Qu’il devient un fer de lance de l’institut chargé de purger la théologie protestante de l’influence juive. Et qu’enfin le Bureau de surveillance du Reich, le bureau Rosenberg, le distingue pour être un des formateurs patentés des futurs pasteurs allemands.
Tout cela ne l’empêcha pas, après avoir abandonné femme et enfants dans Breslau détruite, de renaître de ses cendres avec son assistante scientifique dans le système universitaire de la zone d’occupation soviétique en redevenant professeur d’abord à Jena en 1947. Puis à Halle-Wittenberg en 1952, où on espérait le voir poursuivre le projet du Corpus Hellenisticum.
«Comment aurai-je réagi à la péjoration progressive du cadre politique du pays dans lequel j’aurais vécu?»
Mais il est mort trop vite, le 24 décembre de cette année-là, auréolé de vibrants hommages funéraires. Ironie particulièrement cruelle de l’histoire, Ernst Lohmeyer, quant à lui, que les nazis destituèrent de sa chaire pour le remplacer par Preisker, fut envoyé sur le front de l’Est, puis marginalisé par les autorités nationales-socialistes; enfin condamné à mort par les autorités militaires soviétiques à la fin de la guerre et exécuté, tandis que la zone d’occupation soviétique s’appuyait sur Preisker pour requinquer la faculté de théologie de Jena.
Je n’évoque pas sans frémir le destin de ces théologiens qui pactisèrent ainsi avec le régime national-socialiste, et qui, pour certains, réussirent même, après sa chute, à pactiser avec les régimes d’obédience stalinienne. Oui, rien ne semble empêcher certains théologiens d’être de sinistres fripouilles.
À ce stade de la sidération mémorielle, une réflexion cependant, qu’une question grinçante résume: Qui suis-je pour juger? Car il m’est facile aujourd’hui de porter un jugement sans équivoque sur la consternante faillite morale des théologiens nazis du Troisième Reich. Mais comment aurai-je réagi à la péjoration progressive du cadre politique du pays dans lequel j’aurais vécu? À quel aménagement dans ma carrière, à quel compromis, voire à quelle compromission aurais-je, dans la même situation que Herbert Preisker, été prêt? Une batterie de questions qui reste à ce stade très hypothétique et très spéculative. Mais si cette question me taraude aujourd’hui, c’est parce que j’ai sous les yeux maintenant, année 2025, le spectacle des palinodies auxquelles ont si rapidement cédé certaines entreprises, certaines institutions et leurs responsables pour complaire aux multiples dérives autoritaires que l’on voit émerger aujourd’hui partout dans le monde. Je ne vis pas dans ces pays. Mais si, par hypothèse, j’y vivais: oui, quel compromis serais-je prêt à faire? Quel dose de courage coulerait dans mes veines?
Michel Danthe
3 septembre 2025
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