Homélie du 09 décembre 2012

Prédicateur : Chanoine Jean-Claude Crivelli
Date : 09 décembre 2012
Lieu : Institut La Pelouse, Bex
Type : radio

En pleine 1ère Guerre mondiale, un penseur juif allemand réfléchit. Cette guerre, que les historiens considèreront comme un des événements marquants du XXe siècle, atteint une intensité de violence extrême : de nouvelles armes, chimiques en particulier, sont utilisées, des tactiques nouvelles. Résultat : 9 millions de morts et 6 millions d’invalides. Franz Rosenzweig – c’est le nom de ce grand philosophe et théologien juif – voit dans ce gigantesque conflit le triomphe de la raison humaine, c’est-à-dire de la violence des hommes. Quand l’homme veut rendre raison du monde – au sens de la dialectique de Hegel : « Tout ce qui est réel et rationnel et, vice versa, tout ce qui est rationnel est réel » – il en vient à justifier la mort des individus au nom de principes prétendus supérieurs.

Ce que Franz Rosenzweig écrit en 1921 (L’Etoile de la Rédemption) demeure, ô combien, actuel. Dangereusement actuel : pas seulement au niveau du développement contemporain des sciences et des techniques – développement tout à la fois extraordinaire, et dangereux parce que menaçant pour la vie – mais aussi à notre propre petit niveau personnel. Chacun de nous, en effet, a soif de rationalité ; il voudrait pouvoir tout expliquer de ce qui arrive dans le monde, dans la vie des autres et dans son existence personnelle. Je voudrais bien pouvoir cadrer ma vie : que rien ni personne ne puisse y pénétrer à l’improviste. Comment donc ne vois-je pas que, lorsque je rêve de projets clefs en main pour ma petite vie, je suis en train de la limiter. Serais-je un génie de l’organisation et de l’invention que mes vues resteraient malgré tout extrêmement étroites.

Ici réfléchissons en croyants – puisque nous constituons une assemblée de croyants. Mais réfléchir en croyant ne signifie pas que je doive quitter les chemins de la raison : le Dieu en qui je place toute ma confiance attend de moi que j’agisse en homme pleinement raisonnable. Cependant, au-delà d’une vie que j’ai à mener de manière intelligente et sensée, Dieu me veut disponible. Disponible pour quoi donc ? Sinon pour ses rêves à lui, pour son projet divin sur moi. Franz Rosenzweig, en excellent penseur juif qu’il était, expliquait: « il nous faut être disponibles, plutôt que d’avoir des plans. » Ce qui déjà au simple niveau de nos vies stressées pourrait être une excellente devise. « Face à lui, il n’y a vraiment que la disponibilité et rien d’autre. » Les prophètes d’Israël ne prêchaient rien d’autre que la disponibilité totale à ce Dieu qui est le Seigneur. N’est-ce pas comme Seigneur que nous l’invoquons ? Il est « le plus élevé » en nous (Rosenzweig).

La démarche du prophète Baruch – dont nous avons lu un passage tout à l’heure – rejoint la démarche classique des prophètes à l’endroit de leurs contemporains : laissés à eux-mêmes, limités par une rationalité à courte vue, ils ne peuvent qu’aller à la dérive. « C’est au point que nous en sommes arrivés à manger chacun la chair de son fils, l’autre la chair de sa fille. » (Ba 2, 3) Alors intervient l’exhortation à la sagesse : « Écoute les préceptes de vie, prêtez l’oreille pour apprendre à discerner » (Ba 3, 9). « C’est lui notre Dieu, et l’on n’en comptera pas d’autre que lui. Il a découvert tout le chemin qui mène à la science et l’a indiqué à Jacob, son serviteur, et à Israël, son bien-aimé. » (Ba 3, 37) Le livre de Baruch se termine alors par la lecture que nous avons entendue et qui nous invite à devenir totalement disponibles à l’endroit de Dieu, à nous laisser revêtir par lui : « enveloppe-toi dans le manteau de la justice de Dieu », lui qui nous donne « comme escorte sa miséricorde et sa justice ».

En termes très mystiques, Rosenzweig explique que l’appel de Dieu vers l’homme, c’est tout simplement : « Aime-moi ». Unique commandement que celui de l’amour, et que « l’amour de celui qui aime n’a pas d’autre mot pour s’exprimer que le commandement ». La rédemption c’est d’accepter le rôle de l’aimé et de retourner à Dieu son amour. Mais la rédemption implique certaines responsabilités de notre part : il ne s’agit pas de s’enfermer dans une fausse union intérieure. Éveillé à l’amour de cet Autre qu’est Dieu je puis apprendre à aimer tous les autres humains. La rédemption c’est du collectif ; elle crée une communauté de salut. Le bref passage de la Lettre aux Philippiens parle de cette œuvre, de ce travail que Dieu a commencé dans le cœur des croyants et qu’il poursuivra jusqu’à son achèvement. Or ce travail c’est bien l’amour, lequel doit abonder « en clairvoyance et en pleine intelligence pour discerner ce qui convient le mieux » (Ph 1, 9). Intelligence et discernement qui conviennent à des croyants raisonnables. Il leur en faut pas mal quand l’Apôtre aborde, au chapitre 2 de la même Lettre, les rivalités et la recherche de la vaine gloire dans la communauté – alors que le Christ, lui qui était de condition divine, s’est dépouillé, prenant la condition de serviteur. C’est la grande hymne de la Lettre aux Philippiens sur l’extrême abaissement du Fils de Dieu.

Nous mesurons ici que, par la voix du Prophète et de l’Apôtre – et nous y joignons volontiers certains penseurs de notre siècle – une parole étrangère et étrange nous est adressée. Et s’il y a une voix étrange, n’est-ce pas celle qui, en ce dimanche, crie à travers le désert, celle de Jean, fils de Zacharie ? Lui-même a reçu la parole de Dieu et il en donne l’écho à ses frères et à ses sœurs. Quand nous écoutons avec attention la parole de Dieu, nous expérimentons combien une telle parole vient d’un autre lieu. C’est l’expérience que nous faisons, par exemple, avec les psaumes – dont certains versets nous sont incompréhensibles et nous choquent. La parole de Dieu reste autre : c’est pour cela qu’elle demeure inépuisable. C’est pour cela aussi que, si nous la recevons dans la foi, elle met en marche notre humaine raison, parce qu’elle lui ouvre des horizons neufs, que l’intelligence humaine, laissée à elle-même, ne saurait imaginer.

Le christianisme est toujours nouveau, disait Benoît XVI (Discours sur l’aggiornamento du concile Vatican II, 12 octobre 2012). C’est «un arbre qui est, pour ainsi dire, dans une aurore permanente et toujours jeune ». Et d’expliquer que, à travers un travail où la foi illumine la raison, nous devons amener « l’aujourd’hui » que nous vivons à l’aune de l’événement chrétien, nous devons amener « l’aujourd’hui » de notre temps dans « l’aujourd’hui » de Dieu.»

2e dimanche de l’Avent

Lectures bibliques : Baruc 5, 1-9; Philippiens 1, 4-6, 8-11; Luc 3, 1-6

9 décembre 2012 | 15:14
par Barbara Fleischmann
Temps de lecture : env. 4  min.
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