S’engager aujourd’hui pour mieux vivre ensemble
2 Suisse: L’enseignant et syndicaliste Bilal Ramadan défend l’engagement citoyen
Laurette Heim, de l’Apic
Genève, 12 mars 2004 (Apic) Associer tous les citoyens, de toutes les confessions à l’organisation d’un monde plus juste pour tous. Voilà l’enjeu de l’engagement défendu par un citoyen musulman genevois, impliqué dans de multiples associations. Bilal Ramadan est enseignant en sciences humaines et en philosophie à l’école de culture générale «Henri Dunant» à Genève. L’Apic l’a rencontré lors d’une conférence. Portait.
Dans une société multiculturelle et multiconfessionnelle, il est important de s’engager volontairement. Les enjeux sont sérieux et il s’agit de tenter d’intéresser chacun. Enseignant, syndicaliste et acteur social dans plusieurs domaines, notamment celui de l’éducation des jeunes, Bilal Ramadan a donné, le 6 mars dernier, une conférence au Centre islamique de Genève sur le thème de l’engagement citoyen.
Pour lui, la citoyenneté ne concerne pas seulement les habitants qui ont la nationalité suisse, mais tout le monde, à terme, selon l’adage genevois «J’y vis, j’y vote». Ce système, déjà adopté dans certains cantons, donne accès à l’exécutif pour les étrangers et leur permet de participer aux décisions de la cité. Les Genevois pourraient y accéder dans 2 ans.
La revendication des droits passe par l’engagement citoyen, selon Bilal Ramadan et «il va bien falloir trouver des accords pour vivre ensemble».
De la soumission divine à la liberté de choix
Revenant avec un développement historique au siècle des Lumières, il explique qu’à cette époque, la primauté de la raison a fait basculer le transcendant à l’immanent. Du «je me soumets à (Dieu)» on est passé à «la liberté consiste pour moi à choisir». Plus tard, s’est créé dans l’Etat de droit, un espace neutre, le «bien commun», qui permet à tous d’exister. Il est laïc et la croyance est reléguée dans le privé.
«Le monde s’est dégagé de cette chape de plomb» (ndlr l’obscurantisme), précise Bilal Ramadan, «il faut en mesurer la portée: les gens ont mis des siècles à obtenir un Etat de droit et il n’est pas question d’y retourner».
Engagement citoyen et religion musulmane
Aujourd’hui pour lui, au vu des bouleversements dans la société, il est indispensable de revisiter le concept de citoyenneté et cela concerne aussi les citoyens de religion musulmane. En Suisse, chacun a le devoir de payer ses impôts, de faire son service militaire et de scolariser ses enfants, mais n’a pas le devoir de voter. «Je suis sidéré du petit nombre de personnes qui s’expriment dans les votes», dit-il. Mais l’engagement citoyen, pour lui, doit rester un acte libre et volontaire.
Parlant aux citoyens de religion musulmane, il propose de mettre en valeur les enjeux, les difficultés et la finalité. Les questions qui se posent sont multiples et expriment de vrais problèmes qui doivent être débattus par les musulmans eux-mêmes: «Y a-t-il des valeurs communes entre les différentes cultures»? «Où se situe le bien et le mal, le juste et l’injuste dans une autre culture»? «Démocratie et engagement sont-ils compatibles avec la foi»? Toutes ces interrogations débouchent sur la question: «Pouvons-nous nous engager et comment»? En fait, soutient Bilal Ramadan, le musulman se demande souvent si en s’engageant il ne va pas perdre quelque chose de son identité?
Intégration n’est pas assimilation
Prenant appui sur un exemple de son frère Tariq Ramadan, dans «Etre musulman européen», Bilal Ramadan explique qu’autrefois, le monde était classifié géographiquement, en deux: Dar al-Islam représentait le territoire où l’islam était implanté et Dar al-Harb le territoire du polythéisme. Aujourd’hui ce concept ne s’applique plus car les musulmans sont répartis partout dans le monde. On parle plutôt de l’espace du témoignage, selon l’auteur.
Dans cet espace, l’identité de chacun doit être pris en compte pour permettre l’intégration, et non l’assimilation. Et la spiritualité est l’un des facteurs de l’identité, relève Bilal Ramadan. Pour une personne musulmane consciente de son identité, reconnue comme faisant partie intégrante de la société, souscrivant totalement aux principes d’un Etat de droit, ne revendiquant pas un état islamique et ne faisant pas de prosélytisme, il est possible et même de son devoir de s’engager, selon lui.
Le droit de refuser une injustice
Travailler ensemble, proposer des alternatives mais aussi utiliser son devoir de résistance: le plus beau droit, selon Bilal Ramadan est celui de dire «non» avec la clause de conscience, comme le refus de Mohammed Ali de s’engager dans la guerre du Viêt-Nam ou les jeunes qui manifestent contre le G8. Puis, à l’intention des musulmans en général, il adresse un message incitant à être attentifs. Ce n’est pas parce que quelqu’un se réclame de l’islam, dit-il, qu’il fait le bien…il les incite à dire entre autre «Je ne me reconnais pas dans l’islam des talibans ou des ayatollahs, ni dans les valeurs de la famille dirigeante d’Arabie Saoudite».
La liberté est un fondement reconnu par l’islam.
Friedrich Nietzsche, «l’anti-chrétien», dit dans son ouvrage «Dieu est mort», que la vérité n’existe pas, que c’est le chemin qui compte, commente Bilal Ramadan en introduisant la notion de liberté. De la même façon, il dit qu’en islam, «il n’y a pas de clergé, pas de hiérarchie ni d’excommunication» et personne ne peut dire de l’autre qu’il n’est pas un bon musulman. Selon lui, la conversion, (shahada) est une affaire personnelle, une intention pour celui ou celle qui se sent prêt. «En fonction de son ressenti, chacun choisit, avec humilité» précise-t-il.
Concernant la liberté et le voile, actuellement au centre des controverses, il rappelle qu’il existe en islam au moins 3 visions. Celle qui dit que c’est une prescription divine mais dont la liberté d’application incombe exclusivement à la femme. Celle d’une recommandation. Et enfin celle d’une exigence machiste. Chacun a sa lecture.
Un point important, selon lui, est l’ijtihad, la relecture fondamentale des textes. Il s’agit de les contextualiser en gardant l’essence, sans renoncer aux fondements qui imposeraient une perte d’identité. Ces fondements, au nombre de 5, sont les piliers (arkân) de l’islam: la profession de foi (shahada), la prière (salât), l’aumône (zakat), le jeûne (ramadan) et le pèlerinage (hadj). Cet effort d’interprétation a de tout temps été fait par les savants. «Mais attention» prévient-il, «dans certains pays, au Pakistan ou en Afghanistan entre autres, se trouvent de petits imams, dans de petites mosquées, qui émettent de petites fatwas (avis juridiques circonstanciés)». Leur ignorance est effrayante, ils savent seulement les textes par coeur et ne connaissent même pas l’arabe.
Le problème du niveau d’éducation
C’est comme si, avant la Révolution française, on comparait un curé de campagne avec un religieux qui savait lire et écrire, à une époque où le savoir et la connaissance était le privilège des moines dans les monastères et les couvents.
Pour les musulmans, adorer Dieu est une des formes de la connaissance. Or, dans ces pays, questionne Bilal Ramadan, «quel est le niveau de culture générale et celui des femmes en particulier»? Catastrophique. Et spécialement pour les femmes répond-il en concluant: «alors comment voulez- vous que ces gens réfléchissent».
En Europe, continue l’orateur, les premières générations d’immigrés musulmans ont demandé à être intégrés. Aujourd’hui, pour un jeune qui a la liberté de choix, s’intégrer positivement c’est conserver son identité. Mais pour lui, la difficulté est double, selon Bilal Ramadan. D’abord, chaque fois qu’il essaie de discuter et de s’engager, il y a des doutes quant à d’éventuels plans secrets, évidemment renforcés par l’actualité. D’autre part, à force d’être agressés, les musulmans ne sont plus souriants. «Ils n’ont plus la générosité affective et ils doivent réapprendre à sourire» suggère-t-il.en souriant. LH
Encadré
Interview
Apic: Avez-vous des hobbys ou des passions ?
Bilal Ramadan Oui, depuis tout petit je suis passionné par les serpents et je suis président de la fondation Elapsoïdea qui possède un Vivarium à Meyrin. (ndlr: actuellement en difficulté financière). Dernièrement, nous avons lancé une initiative populaire visant à obtenir des subventions des pouvoirs publics puisque cette fondation a depuis longtemps faits ses preuves dans le domaine de la formation notamment.
D’autre part, j’ai créé une association J.A.T.U.R (Jeunes Associés Temporairement A Une Région) dont je suis resté pendant 10 ans (jusqu’en 1992) responsable de voyages éducatifs, culturels et humanitaires pour des jeunes gens de 12 à 20 «en rupture». Ces jeunes ont la possibilité, pendant 1 mois l’été, de s’investir dans les pays du tiers monde. Ces voyages, en Inde, en Afrique, à Madagascar et parfois en Amérique du Sud leur permettent de remettre «le pied à l’étrier» tout en les revalorisant.
Apic: Aujourd’hui, quelle est l’importance de l’engagement citoyen ?
B.R. Pour moi, Genève est la plus belle ville du monde, où il fait bon vivre et c’est dans cette ville que se trouve mon identité. Ce qui ne m’empêche pas de rester fidèle à la religion musulmane. L’importance, comme me l’a appris mon père, est l’ouverture et l’amour qu’on porte aux autres. Avoir une réflexion plurielle, avoir la volonté et l’honnêteté d’aller vers l’autre en pensant au bien commun sont les points essentiels pour accéder à un monde plus juste. Puisqu’il est demandé aux musulmans, dans leur foi, de faire un effort, commençons! Pour moi, c’est un faux problème de se demander si l’islam peut s’accorder avec la culture européenne. La seule chose qui serait en désaccord est tout ce qui brime ou persécute quelqu’un. Je voudrais rajouter que le monde occidental et l’Europe en particulier omet de rappeler que dans la construction de son identité, l’islam est présent. Heureusement, certains le font aujourd’hui, et tentent de lui redonner sa place dans le développement de l’Europe. En effet, on ignore souvent que la culture antique des philosophes grecs a été traduite et apportée en Europe par les savants musulmans qui étaient alors en Espagne. Nous devons retrouver une vision historique plus grande, car réduire l’islam à 3 pages dans les manuels scolaires d’histoire est désolant et injuste. LH
Encadré
Bilal Ramadan en quelques phrases
Bilal Ramadan enseigne les sciences humaines et la philosophie à l’école de culture générale «Henri Dunant» à Genève. En outre, il donne des cours de culture générale aux apprentis. Particulièrement intéressé par les problèmes et les enjeux de l’éducation, il est actif dans le cadre des syndicats des enseignants, membre de la coordination «enseignement». D’autre part, il est l’un des rédacteurs du journal «Arobaz» qui traite des problèmes de l’école. (apic/lh)