Le chanoine Antoine Salina, de l'Abbaye de Saint-Maurice, a réitéré la demande de pardon aux victimes d'abus | © Bernard Hallet
Suisse

Abbaye de St-Maurice: «Nous avons détourné le regard»

Minimisation, posture victimaire, tabou sur la sexualité… le Groupe de travail indépendant sur les abus sexuels à l’Abbaye de St-Maurice (VS) a rendu le 20 juin 2025 à Fribourg un rapport critique. S’il ne révèle que peu d’éléments nouveaux, il établit clairement les mécanismes qui ont amené l’institution à protéger sa réputation au détriment des victimes et ce, pendant des décennies.

«Ce rapport est un choc, il dévoile une page d’histoire ignorée et tue de l’Abbaye, à laquelle nous nous sommes dérobés. Nous avons détourné le regard», déclare Antoine Salina, le ton grave. Le chanoine de St-Maurice représente l’institution valaisanne lors de la conférence de présentation du rapport à l’Université de Fribourg. Il accompagne les six membres du Groupe de travail indépendant.

Lumière sur des scandales

Le document est l’une des répercussions de l’émission Mise au Point de la RTS, en novembre 2023. Le reportage révélait une série de scandales sexuels impliquant des chanoines de l’Abbaye de St-Maurice. Un choc, alors que l’institution valaisanne avait été épargnée par le projet pilote de l’Université de Zurich.

Pierre Aubert a mené le Groupe de travail indépendant | © Bernard Hallet

Suite au retrait de leurs fonctions du prieur Roland Jaquenoud et de l’Abbé Jean Scarcella, Jean-Michel Girard, chanoine du Grand-Saint-Bernard, avait été nommé fin novembre 2023 administrateur apostolique de l’institution. Ce dernier avait pris l’initiative de mandater un Groupe de travail pour faire toute la lumière sur le passé de l’Abbaye. La commission d’enquête, menée par le procureur du canton de Neuchâtel Pierre Aubert, a pris un peu plus d’un an pour réaliser une analyse complète de la situation. L’équipe a examiné les archives disponibles, auditionné des victimes, des témoins et les chanoines eux-mêmes.

Soixante-sept situations de violence sexuelle

Le Groupe de travail sur les abus sexuels à l’Abbaye de Saint-Maurice est composé de Pierre Aubert, procureur général du canton de Neuchâtel, ainsi que de Magali Delaloye, Lorraine Odier, Anne-Françoise Praz et Stéphanie Roulin, historiennes à l’Université de Fribourg.

Il s’est agi de «déterminer et de comprendre les mécanismes qui ont permis ces abus, les acteurs qui ont œuvré à leur dissimulation et inversement à leur révélation». Mais aussi comment les diverses dénonciations ont été gérées par les responsables de l’Abbaye, note Pierre Aubert lors de la conférence de presse. La démarche historique se penche davantage sur les aspects systémiques que sur les cas particuliers. Le document ne mentionne pas de nom, et les témoins ainsi que les personnes incriminées sont numérotés.

Soixante-quatre personnes ont répondu à l’appel à témoins lancé au début des investigations. Cinquante-sept témoignages ont été retenus, relèvent les membres du Groupe. Vingt-quatre ecclésiastiques, soit tous les chanoines encore présents à St-Maurice sauf un, ont été auditionnés.

L’historienne Stéphanie Roulin a mis en avant les problèmes systémiques au sein de l’Abbaye de St-Maurice | © Bernard Hallet

Les recherches ont ainsi révélé «différentes situations de violences sexuelles» avérées pour la période examinée, de 1960 à 2024. Des situations qui incluent des abus jugés par les justices civile et ecclésiastique, des abus présumés, des violences ressenties, mais non pénalement qualifiées. Le rapport y ajoute des faits dénoncés, mais n’ayant pas fait l’objet d’une action pénale ou ayant été classés.

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La Groupe de travail a identifié 67 situations ayant touché au moins 68 personnes (dont 57 étaient mineures au moment des faits), attribuées à 30 hommes adultes résidents ou incardinés à l’Abbaye de St-Maurice. Ces situations vont de gestes ou de paroles avec des sous-entendus sexuels dans un rapport d’autorité à la fellation et au viol en passant par l’exposition à des images pédopornographiques. 

Pas de nouvelle dénonciation

Sur l’ensemble des situations rapportées, seules deux ont été traitées par la justice pénale au moment des faits. Deux autres par une enquête canonique. En revanche, presque l’ensemble des situations ont été rapportées au Ministère public du canton du Valais à la fin de l’année 2023 et au début 2024, à la suite de Mise au Point.

Les archives de l’Abbaye ont révélé quatre situations nouvelles traitées par la justice civile ou canonique autres que celles issues des témoignages. En revanche, les experts n’ont trouvé aucune trace d’événements n’ayant pas fait l’objet d’une procédure judiciaire. Aucune situation pouvant faire l’objet d’une dénonciation à la justice, du fait de sa qualification pénale ou de sa non-prescription, n’a été relevée.

L’historienne Anne-Françoise Praz a fait partie du Groupe de travail sur l’Abbaye de St-Maurice | © Bernard Hallet

Le membres du Groupe de travail n’excluent cependant pas que d’autres affaires puissent sortir dans le sillage de la publication du rapport, comme cela arrive souvent.

Camouflage et banalisation

Ils mettent également en avant le fait que certaines situations découvertes dans les archives sont difficiles à qualifier tant les termes sont «euphémisés». On y parle en effet fréquemment de «situation pénible» ou «douloureuse», ou «d’immaturité affective», sans que l’on sache à quoi cela a pu faire exactement référence.

Cette tendance à «l’euphémisation» est l’un des problèmes systémiques identifiés dans l’étude ayant été utilisés pour camoufler les actes des chanoines incriminés et les banaliser.

Des prédateurs sexuels seulement déplacés

«La gestion des signalements a été déficiente, c’est le moins qu’on puisse dire», lance l’historienne Stéphanie Roulin, membre du Groupe de travail. Les chercheurs ont ainsi retrouvé «des attitudes récurrentes relevant d’une posture défensive visant d’abord à protéger la réputation de l’Abbaye.»

Les experts ont examiné la réponse des autorités de l’Abbaye face aux soupçons d’abus au regard des trois derniers abbatiats (Henri Salina:1970-1999; Joseph Roduit: 1999-2015; Jean Scarcella: dès 2015). Ils mettent en exergue différentes attitudes problématiques dans ce domaine, notamment un épisode s’étant produit au début des années 1970. Malgré qu’Henri Salina ait eu connaissance de la condamnation d’un chanoine enseignant pour outrage à la pudeur, l’Abbé s’était contenté de le déplacer dans un autre collège, sans aucune mesure pour l’encadrer ou assurer la sécurité des élèves. Dans cet autre établissement, le chanoine avait commis de nouveaux abus sexuels.

Tabou sexuel épinglé

Des réactions à mettre dans le contexte général de l’institution. L’étude fait le constat d’une «vie communautaire insuffisante» et d’une «mauvaise circulation des informations à l’interne.»

La position officielle de l’Église sur la sexualité est épinglée. «En entravant tout débat ou toute flexibilisation de ses règles, en tolérant que les chanoines vivent leur sexualité à condition de rester discrets, l’Abbaye et plus généralement l’Église, n’ont-elles pas entretenu la confusion entre ‘libertinage’ et violences sexuelles, occultant la gravité de celles-ci?», s’interroge le rapport.

«Jusqu’au milieu des années 1970, l’Église catholique a représenté un élément social structurant»

Les experts relèvent également «l’absence de cadrage et de réflexion autour de la relation pédagogique et du degré de proximité» avec les étudiants. Une lacune qui a mené à ce que des adolescentes, dans la période 1979-1985, se trouvent engagées dans des relations amoureuses ou sexuelles avec des chanoines, dans le cadre de retraites ou de sorties en montagne.

La société complice

Le rapport élargit la réflexion au contexte sociologique valaisan, notant que «jusqu’au milieu des années 1970, l’Église catholique a représenté un élément social structurant, associée à un parti conservateur ultra-majoritaire. Cette situation entravait toute dénonciation des errements du clergé, resté longtemps intouchable, quand bien même ‘on savait’.»

Le chanoine Antoine Salina a représenté l’Abbaye de St-Maurice à la conférence de presse à Fribourg | © Bernard Hallet

L’étude considère comme «facteurs systémiques ayant favorisé les abus», les difficultés de recrutement, qui ont entraîné une trop grande indulgence envers les nouveaux venus, ainsi que des lacunes dans la surveillance de l’internat et des violences exercées en son sein. Les trop grandes occasions de promiscuité entre les enseignants et les étudiants sont aussi mentionnées.

Appliquer les directives des évêques

Lors de la conférence de presse, Pierre Aubert a relevé le «mérite» de l’Abbaye d’avoir mandaté cette enquête indépendante. Le procureur salue ainsi «l’ouverture complète de l’institution» face aux recherches. Le rapport souligne également que «le mandat qui nous a été confié témoigne d’une prise de conscience certes tardive, mais bien réelle, de la gravité de la problématique des violences sexuelles.»

Un phénomène qui «n’a pas encore été abordé de front par l’Abbaye», tempère toutefois le document. Il convient pour les chanoines de recevoir ce rapport et d’abord «d’en débattre collectivement». Le rapport égrène une série de recommandations.

Le Groupe de travail recommande notamment d’appliquer les directives de la CES en matière d’abus sexuels en milieu ecclésial. Les chanoines devront à l’avenir prendre au sérieux les plaintes dénonçant des violences sexuelles, de même que tout geste ou propos vécu comme tels. Les euphémismes de langage qui minimisent les faits doivent «être bannis», souligne le rapport.

L’Abbaye passe à l’action

Des recommandations bien reçues par les chanoines, assure Antoine Salina à l’Université de Fribourg.

La pensée du représentant de St-Maurice est allée d’abord aux victimes, auxquelles il a officiellement réitéré sa demande de pardon au nom de l’institution. «Tout cela ne doit plus jamais se reproduire», a-t-il lancé. Le chanoine a annoncé un «Plan d’action pour la vérité, la réparation et le soutien à la gouvernance». Une démarche placée sous la responsabilité d’un nouvel organe de pilotage indépendant appelé «Commission en gouvernance». Composé de laïcs et de religieux, il sera présidé par un laïc, en intégrant l’Abbé. Le plan d’action est axé sur cinq points qui sont: l’accueil, l’écoute et la reconnaissance des victimes; la gouvernance et la transparence institutionnelle; la prévention et la formation; la mémoire et la recherche historique; le dialogue avec les partenaires et la société civile.

«L’Abbaye de St-Maurice ne sera plus un lieu d’ombre et de silence», a promis Antoine Salina. (cath.ch/rz)

Le chanoine Antoine Salina, de l'Abbaye de Saint-Maurice, a réitéré la demande de pardon aux victimes d'abus | © Bernard Hallet
20 juin 2025 | 13:52
par Raphaël Zbinden
Temps de lecture : env. 7  min.
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