Actualité: A l’occasion de la campagne de novembre pour les droits de l’enfant, Terre des hommes a invité en Suisse Mme Yariatou Alimatou Touré pour parler de la situation des enfants en Guinée-Conakry.
APIC – Interview
Rencontre avec Yariatou Alimatou Touré directrice de Sabou-Guinée
«Dans mon pays seuls 32% des enfants ont accès à l’école»
Par Maurice Page, de l’Agence APIC
Fribourg, 19 novembre 1997 (APIC) 68% des enfants de Guinée-Conakry ne vont pas à l’école. Coût trop élevé pour les familles pauvres, classes surpeuplées, manque d’infrastructures, médiocrité de l’enseignement, racket des instituteurs, autant d’obstacles qui leur barrent souvent définitivement l’accès à une formation.
40% des habitants de la Guinée-Conakry, en Afrique occidentale, vivent aujourd’hui au-dessous du seuil de pauvreté. Les jeunes de moins de 15 ans forment 44% de la population. Le pays a ratifié la convention des droits de l’enfant en 1990. La mise en oeuvre de ces droits se heurte cependant a de nombreux obstacles tant sur le plan matériel que sur celui des mentalités. Yariatou Alimatou Touré se bat pour que l’enfant soit considéré comme un être vivant, sujet de droit.
Sabou Guinée, l’ONG partenaire de Terre des Hommes dirigée par Yariatou Alimatou Touré oriente son travail vers la prévention. En offrant une scolarisation et une formation aux jeunes de Conakry, elle tente d’empêcher leur exclusion et d’éviter le glissement vers la rue et la délinquance.
APIC: L’absence d’accès une formation est un grave handicap pour la jeunesse guinéenne.
Yariatou Alimatou Touré : Je suis directrice de Sabou-Guinée, une petite ONG basée à Conakry et fondée en 1994. Nous nous occupons de l’enfance en difficulté en particulier les enfants abandonnés à eux-mêmes qui n’ont accès ni à la formation, ni aux services de santé. En Guinée le taux d’accès à l’école primaire est de 32%. Parmi les élèves, il y a une fille pour deux garçons. Nous avons une classe au sein de notre centre socio-éducatif qui emploie une dizaine de personnes en partie bénévoles. Nous offrons un cours de rattrapage scolaire durant un an pour permettre aux enfants de rejoindre ensuite l’école primaire publique. Sabou-Guinée prend alors en charge les frais de scolarité.
En Guinée l’école est théoriquement gratuite et obligatoire. En réalité l’instruction est très chère car les parents ont à leur charge toutes les fournitures, y compris l’uniforme et les déplacements, sans parler, souvent, des «suppléments» exigés par les enseignants. On peut compter environ l’équivalent d’un salaire mensuel par an et par enfant (soit environ 50 francs suisses) ! Or une famille compte généralement au moins cinq à six enfants. Un grand nombre d’entre eux ne sont donc pas inscrits à l’école. Les garçons sont systématiquement privilégiés.
APIC: l’analphabétisme touche aussi les adultes…
Y.A.T.: Pour les adolescents et les adultes Sabou-Guinée a un programme de cours d’alphabétisation Ce programme s’adresse en particulier aux «invisibles» qui évoluent dans les quartiers sans occupation et qui souvent, n’ont jamais été scolarisés. Actuellement nous en touchons environ 350.
APIC: Le phénomène des enfants des rues était jusqu’à présent peu étendu en Afrique…
Y.A:T.: Le phénomène des enfants et des jeunes des rues est lié à l’évolution de la ville. Conakry concentre 1,5 des 6,5 millions d’habitants de la Guinée. Un fort exode rural amène beaucoup de gens en ville avec pour corollaires, la déstructuration familiale, l’abandon des valeurs traditionnelles, des conditions de logement et d’hygiène insuffisantes. Il y dix ou quinze ans on ne voyait pas ou peu d’enfants des rues à Conakry.
APIC: La situation à la campagne est-elle plus favorable ?
Y.A.T.: Dans le milieu rural le manque d’infrastructures scolaires est très important. Les enfants font des kilomètres en brousse pour aller à l’école. Comme 40% de la population vit en dessous du seuil de pauvreté, la plupart des enfants doivent travailler aux champs ou garder les troupeaux.
APIC: Quelle est l’attitude des autorités face à cet immense déficit de l’éducation ?
Y.A.T.: L’éducation scolaire n’est pas la première priorité. L’enseignement n’est malheureusement pas souvent à la hauteur. Les maîtres sont peu formés et très mal payés. La motivation est donc déficiente. Les parents hésitent à mettre leurs enfants à l’école pour un résultat aussi médiocre. Sans compter que certains enseignants «rackettent» les enfants sous peine de coups et même d’exclusion. Ce qui provoque aussi pas mal d’abandons en cours de scolarité.
Le surnombre est aussi un grave problème, il n’est pas rare d’avoir des classes d’une centaine d’élèves. Le gouvernement a fait un certain nombre d’efforts pour construire des écoles, mais ce n’est pas suffisant. Les écoles privées existent, mais elles sont exclusivement réservées à une élite. Les Eglises et les ONG s’occupent également de scolarité et de formation des jeunes. Une des difficultés est aussi le manque de concertation entre les divers acteurs de l’éducation : ministères, ONG et autres organisations.
APIC: La plupart des enfants ne suivent pas l’école parce qu’ils sont au travail …
Y.A.T.: Le travail des enfants ne tourne pas toujours à l’exploitation. Souvent l’apport des enfants est nécessaire pour la famille. La plupart des enfants et des jeunes travaillent dans les petits métiers du secteur informel, cireurs de chaussures, vendeurs sur les marchés, commissionnaires, parfois jusqu’à plus de 10 heures par jour. Au moins 10% de ces gosses n’ont jamais été à l’école les autres n’y sont allés qu’un an ou deux. .
A la campagne le travail aux champs est très dur physiquement. Les enfants sont chargés de tâches qui dépassent leurs forces. La situation la plus dure reste probablement celle des enfants placés dans les familles en ville comme domestiques. Dans ces cas-là, on peut parler d’exploitation. Des fillettes sont chargées de tenir tout le ménage. Elles n’ont aucune chance d’aller à l’école et sont souvent mal nourries avec un seul repas par jour. Parfois elles sont même battues voire agressées sexuellement. Ces enfants n’ont pas accès à une vraie enfance avec le temps de l’instruction, mais aussi celui de la détente et du jeu.
APIC: Ces gosses sont également exposés à tous les dangers de la ville…
Y.A.T.: Ces enfants et adolescents abandonnés à eux-mêmes sont confrontés, à la drogue, à la prostitution, au vol ou au banditisme, sans parler des accidents et des maladies. Beaucoup se retrouvent en prison. Ils peuvent y rester des mois sans que personne ne se soucie de leur sort. Un vol pour l’équivalent de 2 francs suisses peut conduire un gamin en prison pour un ou deux mois sans aucune protection. Terre des Hommes a un programme spécifique pour eux. Une commission d’enquête est actuellement en train de mettre à jour les textes juridiques et le code pénal pour assurer la protection des mineurs en prison. Terre des Hommes s’efforce de trouver à chaque enfant un avocat et un assistant social. Il s’agit aussi de sensibiliser les forces de police, l’appareil judiciaire et les gardiens de prison qui ne sont pas formés aux questions des droits de l’enfant.
La prostitution tend aussi à s’étendre. Elle est liée à l’extension des villes. Beaucoup de parents poussent leurs enfants dans la rue et les invitent à se débrouiller tout seul. Pour une fille qui n’a jamais été à l’école et qui n’a pas de métier, la prostitution est souvent le seul débouché. Parfois elle le fait avec l’accord tacite des parents. Pour souvent moins de l’équivalent de cinq dollars, des filles de 13 à 18 ans se prostituent pour faire bouillir la marmite à la maison. La prostitution se développe aussi chez les jeunes garçons, principalement dans les ports avec une clientèle étrangère de passage. Ce phénomène est connu. Personne ne s’en préoccupe pourtant.
APIC: Un important travail de prise de conscience reste à faire…
Y.A.T.: Chaque année la Guinée vit son «mois de l’enfant» en juin avec un certain nombre de manifestations socio-culturelles, tables rondes conférences. Mais cela ne touche pas vraiment la population. J’ai assisté par exemple à un concert dans un parc de Conakry où le service d’ordre a empêché les enfants des quartiers de pénétrer dans l’enceinte du parc sous prétexte qu’ils étaient sales et pieds nus. C’est révoltant. Il faut faire passer le message différemment. A Conakry, il n’y a aucune place de jeu pour les enfants, ni même de terrain de sport aménagé.
APIC: Une des plus graves atteintes aux droits de l’enfant est l’excision des filles.
Y.A.T.: Dans un pays à 90% musulman, l’excision des filles est encore généralisée. Dans la vision commune, c’est une sorte d’initiation, un passage obligé qui transforme une fillette en adulte. Il en résulte que toute fille qui n’a pas subi l’excision est considérée comme incomplète, impure et est rejetée par son entourage y compris par ses camarades. Elle passe quasiment pour une prostituée.
Dans certains milieux on commence cependant à se contenter d’un simulacre d’excision pratiqué dans un hôpital Mais aucune mesure de répression n’est jamais prise contre cette pratique, même en cas de mort de la jeune fille. Aucune loi n’interdit explicitement l’excision. Heureusement les médias dénoncent de plus en plus ce phénomène. Mais cette pratique est tellement ancrée dans les mœurs que les filles non seulement ne se révoltent pas mais attendent presque avec impatience ce moment. (apic/mp)