Brésil: Le combat du théologien Leonardo Boff pour libérer les enfants de la rue
Actualité: Le célèbre théologien de la libération brésilien Leonardo Boff se trouve en Suisse depuis novembre dernier à l’invitation de l’Université de Bâle, où il enseigne un semestre durant en qualité de professeur invité à la Faculté de théologie prote
La première action: détruire la maison de prostitution infantile
Jacques Berset, Agence APIC
Lucerne, 26 janvier 1998 (APIC) «La première chose que nous faisons quand nous commençons un travail dans une favela, c’est détruire la maison de prostitution infantile tenue par des mères». La voix suave, la barbe poivre et sel, la simplicité et la chaleur franciscaine, Leonardo Boff est égal à lui-même: doux et passionné à la fois, surtout quand il parle de «ses» enfants de la rue, 1’500 petits êtres à la dérive qu’il tente, avec d’autres, de sauver des trottoirs de Petropolis.
La prostitution infantile est en effet un fléau terrible au Brésil, fruit de l’extrême misère d’une grande partie de la population. Entre Rio et Sao Paulo, on compte plus de 200’000 petites prostituées, témoigne le théologien de la libération, qui partage son temps entre ses activités académiques et son engagement social. «Les filles sont envoyées sur le trottoir par leur propre mère pour ramener quelque chose à la maison: il faut nourrir le reste de la famille. Nous tentons de convaincre les mères de trouver d’autres moyens pour survivre et nous leur offrons aussi une aide matérielle pour sortir de ce cercle vicieux».
Toutes les couches de la population brésilienne profitent de ces fillettes et jeunes filles, même les touristes étrangers, bien que le phénomène n’atteigne pas les proportions et le niveau d’organisation d’un pays comme la Thaïlande. Des situations semblables existent aussi dans d’autres pays latino-américains comme la Colombie ou le Mexique, admet Leonardo Boff. C’est un phénomène répandu dans les milieux populaires très pauvres, qui survivent dans une promiscuité et une misère humaine et matérielle terribles.
Violées par leur propre père
Les filles sont mises sur le trottoir dès onze ou douze ans, parfois même avant. «Au niveau psychologique, ces enfants sont littéralement détruits; généralement, ce sont d’abord les pères qui les violent, dans leur propre famille… Pour se justifier, ils disent qu’il vaut mieux que ce soient eux les premiers, avant que les autres ne viennent et ne les prennent. Malheureusement, ce phénomène est très fréquent dans les favelas».
Tous les jeudis, Leonardo Boff se rend à Petropolis, un lieu de villégiature dans la montagne pour les gens de Rio. La ville s’enorgueillit de ses quartiers chics, où les riches ont leur résidence secondaire. Mais parmi ses 300’000 habitants, les privilégiés ne forment qu’une minorité qui passe à côté d’une population très pauvre, souvent sans la voir… Petropolis compte pourtant nombre de quartiers populaires, et 52 favelas!
Secondé par l’un de ses frères, le sociologue Waldemar Boff, le théologien brésilien s’est engagé dans le SEOP, le Service d’Education et d’Organisation Populaire. Le SEOP travaille dans les favelas de Petropolis avec les mères et les enfants de la rue. 1500 enfants sont en pris en charge par cet organisme qui collabore également avec une école d’infirmières. Ces élèves effectuent des stages dans les favelas et dans les services de santé alternatifs. Elles soignent aussi à partir d’herbes et de thés, et luttent pour améliorer une alimentation de base insuffisante et peu diversifiée.
Urbaniser les favelas
L’un des objectifs du SEOP est d’urbaniser les favelas, qui ne disposent d’aucuns services publics: ni égouts ni eau potable. Deux coopératives de construction de petites maisons populaires fonctionnent sur la base du «mutirao» (travail en commun). «Grâce à ce système d’entraide, nous avons construit plus de logements que la municipalité de Petropolis», constate Leonardo Boff. «Mon rôle est l’appui et le conseil, car je ne peux suivre les travaux au jour le jour. Une chose importante est la «révision», l’évaluation critique des actions, une démarche qui nous vient de la réflexion de Paulo Freire».
La réputation du théologien de la libération, qui a depuis longtemps franchi les frontières du continent américain, facilite son travail. Grâce au cercle de ses amis à l’étranger, des fonds bienvenus parviennent aux projets du SEOP. L’appui est particulièrement important pour le projet des enfants de la rue. Des groupes de soutien existent à Bellinzone, Lugano et Berne, ainsi qu’à Salzbourg et Kitzbühel. Le Réseau «Radie Reish», qui s’est développé dans toute l’Italie à partir de Florence, apporte, lui aussi, un soutien considérable.
De l’argent ? «Il en faut énormément pour pouvoir offrir tous les jours à près de 1’500 enfants un repas de midi solide et sain. «La majorité d’entre eux vivent dans la rue. Le but de notre action est d’identifier les enfants, de retrouver la mère ou un parent et de reconstruire la relation avec eux. Dans les favelas du Brésil, il n’y a plus de structures familiales. La mère peut avoir cinq enfants de cinq pères différents. Les hommes font des enfants, puis s’en vont. C’est la pauvreté qui est la cause première de cette misère».
80% des gens ne vivent pas dans des familles complètes
Les gens ne se marient pas, ils vivent ensemble, et quand il y a des disputes, ils se séparent. L’homme n’a plus d’emploi, il bat sa femme, il boit, alors il s’en va, change de ville. Au niveau populaire, dans toute l’Amérique latine, pratiquement 80% des gens ne vivent pas dans des familles complètes: «C’est un trait culturel qui vient du temps de l’esclavage. A l’époque, les Noirs n’étaient pas autorisés à fonder une famille, car ils pouvaient être vendus et séparés en tout temps. 70 % des pauvres dans les favelas sont des Noirs ou des Métis». Pourtant, confie Leonardo Boff, les pauvres ont un grand désir d’avoir une famille constituée.
«Dans la région de Rio, dans une enquête, nous avons demandé quel est le droit de l’homme le plus violé. La majorité a répondu: l’impossibilité de garder nos enfants dans une famille constituée et structurée. Ils ressentent cette injustice plus fortement que la faim, l’exploitation économique ou la violence».
Un désir très fort, mais frustré par les conditions de vie matérielles inhumaines: les pauvres n’ont pas la formation adéquate pour trouver un emploi qualifié. Ils vivent d’expédients, dans le secteur informel. De plus, les revenus, quand il y en a, sont extrêmement bas: le salaire minimal au Brésil, que «gagne» quelque 40 % de la population, n’équivaut qu’à 120 dollars par mois. «Le coût de la vie, dans de nombreux secteurs – nourriture, habits, chaussures – , est cependant plus élevé qu’en Suisse!»
Une phrase prophétique du pape
C’est cette réalité qui oblige les mères à envoyer leurs enfants dans la rue pour mendier, nettoyer les voitures, cirer les chaussures, vendre des petits produits pour gagner quelques sous, voire «négocier» leur propre corps. Malgré les aspects sordides de la vie dans les favelas, la seule structure qui existe est celle de la mère et de ses enfants, avec la grand-mère. «Ce sont elles qui maintiennent une stabilité minimale. Il faut remarquer que le modèle traditionnel de la famille, prôné par l’Eglise, n’existe pratiquement pas au Brésil. L’un des désirs les plus impérieux des pauvres est pourtant d’avoir une vraie famille». D’où l’importance d’une phrase du pape quand il est venu l’an dernier au Brésil. Une phrase, aux yeux de L. Boff, «vraiment prophétique»: «Avec une telle pauvreté, on ne peut avoir une famille normale. Il ne faut pas attaquer la famille qui est déstructurée, il faut dénoncer la pauvreté et ses causes qui détruisent la famille».
Vernis catholique et syncrétisme
Le Brésil est certes un pays «culturellement» catholique. Même les immigrés japonais – le pays en compte environ 3 millions – se font catholiques pour s’assimiler, car être brésilien équivaut à être catholique. Quant à mettre en pratique les préceptes de la morale catholique, Leonardo Boff reconnaît qu’il y a loin de la coupe aux lèvres. Pourtant, demande-t-il, il ne faut pas juger les pauvres et leurs pratiques de l’extérieur et d’un point de vue rationaliste issu du Siècle des Lumières. Le théologien défend même certaines valeurs issues du syncrétisme brésilien, qu’il considère comme quelque chose d’organique: «Il faut tenir compte de l’expérience du sacré, du mystère et du divin que vivent les gens des favelas.»
«Le catholicisme au Brésil est pour beaucoup un vernis culturel: on vénère les saints, le pape, on va communier à la messe, tout en assistant l’instant d’après aux rites afro-brésiliens, à une cérémonie de macumba… Pour le baptême, le mariage, on va à l’église catholique; pour des problèmes d’amour, de santé, d’argent, on fréquente les églises charismatiques; pour les questions de mort, le spiritisme, le macumba. Ce syncrétisme est une contradiction pour les Européens, pas pour les Brésiliens. Ils estiment que toutes ces croyances ont quelque chose à voir avec Dieu et qu’elles veulent toutes le bien de l’autre. Pour eux, il est toujours utile de recevoir une bénédiction quand on est malade ou de savoir quelque chose des morts. Si quelqu’un les guérit, qu’importe pour eux que ce soit un prêtre, un chaman, un sorcier ou un spirite».
Les sectes, dernier refuge des exclus de la société
Leonardo Boff estime que les sectes aussi sont des religions de la désespérance, dernier refuge des exclus de la société; ces derniers sont près de 40 millions au Brésil à souffrir de la faim, de la maladie, de l’absence de travail… Il demande que l’on soit très prudent quand on critique ces nouveaux mouvements religieux: ils tiennent – à leur manière – un discours de libération. C’est aussi un espace où les gens rencontrent de la solidarité.
«Cela représente le seul endroit dont disposent les plus pauvres, qui ne sont écoutés de personne, surtout pas des politiciens. Les paroisses traditionnelles et les services d’Eglise sont habituellement absents des favelas. Par contre, dans ces mouvements, comme dans les communautés ecclésiales de base (CEB) aux mains des laïcs, les pauvres font l’expérience que Dieu les écoute, ce qui leur procure finalement un grand sentiment d’auto-estime et permet le maintien de liens minimaux de fraternité et de cohésion sociale».
Des potentialités pour développer les CEBs
L’ex-religieux franciscain estime que dans ces lieux les plus pauvres rencontrent la sauvegarde minimale d’une humanité qui leur est niée par le reste de la société. Il reconnaît également que cette approche religieuse peut-être ambiguë: «le discours de la mystique peut devenir aussi mystification». Ces communautés religieuses non catholiques, qui préservent un minimum de vie communautaire et de solidarité, sont pour Leonardo Boff le point de départ d’un travail plus critique de promotion humaine et de résistance à l’injustice, qui ouvre sur des potentialités de communautés ecclésiales de base (CEB).
Les CEBs – il en existe aujourd’hui quelque 100’000, voulues et soutenues dès le début par les évêques brésiliens, qui n’ont à disposition que 13’000 prêtres pour 140 millions de fidèles – sont restées des points d’ancrage importants pour les mouvements populaires. Nombre de cadres du Mouvement des Sans Terre (MST), des mouvements de femmes, d’enfants de la rue ou de défense des droits de l’homme ou des revendications des Indiens d’Amazonie en sont directement issus. «Ce sont ces communautés qui maintiennent la réflexion, fournissent des leaders aux mouvements de lutte… Quasiment chaque jour une personne est assassinée dans la campagne brésilienne lors de conflits pour la possession de la terre; il s’agit presque toujours de personnes liées à l’Eglise».
Même plus le «privilège» d’être exploités
La société brésilienne, qui compte 40 millions d’exclus, est dorénavant confrontée à un défi majeur. «Sans accès au marché du travail, complètement marginalisés, les exclus n’ont même pas le ’privilège’ d’être exploités par le capital, ce qui leur permettrait d’avoir droit à un minimum de sécurité sociale», lâche Leonardo Boff. Constatant que le modèle de développement néo-libéral imposé aux Brésiliens fait l’impasse sur l’existence du quart de la population du pays, l’Eglise brésilienne élabore désormais une théologie des exclus. «Nous préférons l’appeler théologie de la vie, car les exclus n’ont pas le moindre accès aux services minimaux de l’Etat; ne pouvant faire face à leurs nécessités vitales, ils sont tout simplement confrontés à la mort. Le drame des exclus questionne en profondeur les Eglises et la théologie de la libération latino-américaines». (apic/be)