Le grand malentendu: l’Eglise a perdu la culture et les médias
Annecy: Conférence du chercheur et journaliste catholique belge Frédéric Antoine
Annecy, 26 janvier 2004 (Apic) L’Eglise a largement perdu le contact avec la culture contemporaine et le monde des médias, alors que la religion chrétienne n’a jamais été autant médiatique et médiatisée qu’aujourd’hui. Présentée vendredi soir à Annecy par le journaliste et chercheur belge Frédéric Antoine, de l’Université catholique de Louvain-la-Neuve (UCL), cette thèse a suscité bien des interrogations: entre Dieu, l’Eglise et les hommes, la communication serait-elle en passe d’atteindre le niveau zéro, «celui de la rupture définitive ? «
Certes, a déclaré Frédéric Antoine, fondateur et animateur de l’Observatoire du récit médiatique de l’UCL, les Eglises ont en général l’impression que tout baigne dans l’huile et que le courant ne passe pas trop mal entre elles et les médias. En effet, depuis une bonne trentaine d’années, les Eglises ont appris à communiquer; elles ont mis sur pied des institutions ad hoc et nommé des responsables de presse. Elles n’ont jamais aussi bien maîtrisé les technologies de la communication et disposent de leurs propres médias, parfois aussi sophistiqués que la tv par satellite, sans parler d’internet ou des réseaux de radios FM.
La première génération religieusement «inculte»
Mais elles s’illusionnent en pensant que, plus que jamais, la pensée chrétienne serait ainsi bien implantée au coeur du monde contemporain, a constaté le sociologue et docteur en communication sociale. La génération des jeunes actuels – qu’il côtoie quotidiennement à l’Université – est selon lui la première, globalement, à être religieusement «inculte» et sans héritage. Rude tâche pour l’Eglise que de chercher les moyens de parler, pour l’évangéliser, à «l’homo mediaticus» de ce début de troisième millénaire.
«Ce qui parlait aux gens jadis par inculturation a désormais perdu une grande partie de son sens. Le décalage tend à la fracture», lance Frédéric Antoine, qui était l’invité, à Annecy, de Chrétiens Médias 74, en marge des 8e Journées d’Etudes François de Sales, organisées les 22 et 23 janvier par la Fédération Française de la Presse Catholique.
Auteur d’un ouvrage fort discuté (1) sur le «grand malentendu» entre l’Eglise et la culture du monde contemporain, F. Antoine relève que nous sommes plongés à chaque pas dans des «traces de chrétienté» – rues, de villages qui portent des noms de saints, etc. – qui font notre environnement. L’impression est là que, quoiqu’on en dise, la religion constitue toujours le ferment de la culture contemporaine, le creuset d’un monde qui, sans elle, ne posséderait plus vraiment de bases.
L’illusion d’avoir traversé le miroir de la modernité
«Il y a quelque 40 ans, avant le Concile Vatican II, on pouvait se dire que l’Eglise catholique pouvait craindre de perdre le monde. Tout n’a- t-il pas été fait depuis lors pour inverser cette tendance ? L’aggiornamento proposé par Vatican II n’a-t-il pas répondu à toutes ces craintes ? Le Concile, en quelque sorte, a fait traverser à l’Eglise le miroir de la modernité. Pourtant, je pense qu’il s’agit là plus d’impressions que de réalités, et c’est d’autant plus vrai que l’on est davantage impliqué dans la vie de l’Eglise. Sans vouloir choquer quiconque, je pense que la vision optimiste des choses se baigne d’illusion».
C’est en fonction des observations et des analyses faites depuis 20 ans à l’Université catholique de Louvain, en raison de son enseignement du journalisme, mais aussi de sa pratique – il est depuis plus de dix ans rédacteur en chef de «L’Appel, le magazine chrétien de l’événement» – que Frédéric Antoine constate ce «grand malentendu».
Au travers de son expérience de presse chrétienne, il a pu suivre toute l’évolution de ces rapports complexes. Et voir qu’un fossé s’est creusé entre l’Eglise catholique d’une part, la culture contemporaine, et ce qui non seulement véhicule cette culture, mais la génère également, c’est-à-dire les médias: «Ce malentendu fait qu’il n’y a plus (ou qu’il n’y a pas) de véritable communication entre l’Eglise, la culture et les médias.»
L’Eglise est en train de perdre le monde
Avant même de perdre le contact avec les médias, Frédéric Antoine affirme, et c’est à ses yeux sans doute plus grave, que «l’Eglise est d’abord en train de perdre le monde, et si l’Eglise risque de perdre le monde, c’est parce qu’elle est sur le point de perdre la culture et les médias. Et le drame est, je pense, qu’elle n’en a pas conscience ou du moins pas assez!» Elle serait même plutôt convaincue du contraire, estimant être parfaitement «dans la culture» et «au coeur de la communication». Le sociologue de la communication pense au contraire qu’elle s’illusionne en s’imaginant «être au monde, immergée dans le monde, alors qu’on s’en distancie chaque jour davantage.»
Le chercheur catholique belge, ne craignant pas d’utiliser des métaphores cinglantes, affirme «qu’à plus d’un égard, l’Eglise se dessèche du monde», alors qu’elle croit être au diapason de la culture parce que l’humus du monde occidental est parsemé de chrétienté, plus exactement de judéo-chrétienté. Dans les arts, l’environnement, la vie de tous les jours.
Mais la culture actuelle, celle qui fait vivre les êtres de ce XXIème siècle, n’a plus aucun rapport avec la culture du monde chrétien. Les références, les valeurs, ce qui fait et construit l’être au monde actuel sont totalement différentes, lance le chercheur de l’UCL. «Bien sûr, nous baignons dans des sédiments de culture judéo-chrétienne. Mais ce qui articule la culture d’aujourd’hui et est véhiculé par les médias n’a plus d’ancrage dans cette culture-là. (.) L’univers chrétien tel qu’il se manifeste dans la culture, et tel que les médias le répercutent, est perçu par le plus grand nombre comme appartenant au monde passé. Il est assimilé à un temps historique, c’est-à-dire totalement révolu.»
Frédéric Antoine estime que tel qu’il se présente et tel qu’il est représenté, le monde de l’Eglise «appartient au passé, c’est un temps ancien qui ne reviendra plus.» C’est dans la sphère du langage, du vocabulaire et des références signifiantes que le professeur belge voit un des grands lieux de fracture entre l’Eglise et le monde. Même passé du latin aux langues modernes, le vocabulaire religieux a perdu son sens. Qu’il s’agisse du vocabulaire de la chose religieuse, celui du rituel ou même celui des livres saints.
Une jeunesse sans expérience du vécu religieux
«La parole de Dieu a, en grande partie, perdu son sens parce qu’elle ne résonne plus aux oreilles actuelles. Le fait qu’elle ait été produite au sein d’une autre culture et d’un autre temps n’y est pas étranger. L’obsession de non-altération de cette parole, la préoccupation d’immuabilité qui l’entoure, ont aussi contribué à la rendre non signifiante.» Mais la culture propre à l’Institution religieuse, sa volonté de se concevoir comme un monde «à part du monde», est aussi responsable de cette situation, analyse le sociologue de l’UCL.
Face à l’ignorance religieuse de la jeune génération, les tentatives actuelles de prodiguer des cours de culture religieuse paraissent à ses yeux une manière d’apporter une solution au problème. «Elles résoudront peut-être la question du fossé culturel. Elles ne combleront évidemment pas la question de l’expérimentation, du vécu de la chose religieuse. Or, une connaissance sans expérience, sans praxis, est une connaissance inutile, et qui sera considérée comme telle. C’est à dire n’ayant pas de sens dans la vie réelle.»
Comment l’Eglise peut-elle espérer faire vibrer les coeurs de ce siècle ?
Et Frédéric Antoine de constater que le «vivre ensemble» du monde contemporain repose ainsi sur des valeurs communément admises comme la démocratie, la manifestation des sentiments, la recherche de la satisfaction et du bien être. «Qu’on le regrette ou qu’on l’apprécie, il faut constater que, dans le monde actuel, on entretient un rapport permanent avec le plaisir. Et on cherche à accorder une reconnaissance, une valeur, une identité à chaque individu.»
«Plaisir», un mot banni du vocabulaire ecclésial ?
Certes, poursuit-il, l’Eglise soutient l’éclosion des démocraties dans le monde, «mais elle se refuse d’être une démocratie.» Alors que tout le monde vénère les vertus de la démocratie, l’Eglise se déclare elle-même comme non-démocratique, car relevant d’un autre principe. «Partant de ce point de vue, comment l’Eglise peut-elle espérer faire vibrer les coeurs de ce siècle ? De même, il relève que l’Eglise n’apprécie pas outre mesure la manifestation des sentiments, «car elle fonctionne davantage sur son cerveau gauche, centre de la raison, de la logique que sur son cerveau droit.»
«Plaisir» est ainsi un mot banni du vocabulaire ecclésial, affirme Frédéric Antoine, alors que le monde contemporain accorde une grande place au ressenti, au vécu. Il encourage à faire ce qui plaît, tant et si bien que les normes morales n’existent aujourd’hui que si elles sont intégrées par chacun. L’individualisation de la norme morale est une des évolutions les plus marquantes de l’être ensemble actuel. Or, constate-t-il, «l’Eglise prône des éléments de morale collective. Et, dans de nombreux cas, cette morale s’avère intransigeante, en total désaccord avec les valeurs du monde contemporain.»
Les observations menées depuis ces dernières décennies démontrent que, dans ce développement, les médias jouent un rôle essentiel. Les valeurs qui portent la société contemporaine ont été mondialisées par les médias. Ceux-ci ont aussi créé la notion de mode, d’évolution, de rotation des modèles. Ils ont aussi fait surgir l’évidence du relativisme, l’importance du paraître. Ils sont responsables de la pression que le monde de l’image exerce sur le monde contemporain.
Face à cette situation, l’Eglise a cru, un peu rapidement, avoir trouvé le moyen de résoudre le problème en choisissant une position utilitariste, affirme Frédéric Antoine. Elle a opté pour le fait d’utiliser les médias, en excellant dans la maîtrise des procédés de communication. En choisissant d’inscrire les médias dans une visée stratégique, purement opérationnelle, en mettant les médias au service de son message, de sa fonction d’annonce, en cherchant, en quelque sorte, à maîtriser les médias, elle a fait fausse route: si à première vue, l’Eglise peut paraître «médiatique», répond-elle pour autant aux canons des médias ?, demande le sociologue.
Les médias ne sont pas des «instruments de communication»
«Certes, le pape est médiatique, parce qu’il fonctionne selon les règles du personnage médiatique. Certes, les conflits religieux sont médiatiques, parce qu’ils mettent en branle les mécanismes d’opposition qui bâtissent le récit médiatique. Certes, par des interstices, le religieux peut aussi se glisser dans le médiatique.» Mais, analyse-t-il, les médias n’aiment pas être utilisés par le religieux.
Si ce que l’Eglise transmet aux médias ne répond pas à leurs règles de fonctionnement, à ce qui est valorisé dans la culture d’aujourd’hui, à ce qui correspond à l’horizon d’attente des lecteurs, les médias n’en auront cure. Car pour lui, «les médias ne sont pas des ’instruments de communication’, et cela, l’Eglise ne l’a pas compris.»
Et le professeur de l’UCL de rappeler qu’utiliser les outils de la communication ne signifie pas que l’on produit de la communication, et encore moins que l’on participe à un processus communicationnel: «Avec les outils de la communication, à mon sens, l’Eglise ne fait pas de la communication. Elle continue à professer, énoncer, proclamer, sans trop se soucier de son destinataire. Dans le processus de communication, l’usager du message est aussi important que son producteur. Jésus, rencontrant Bartimée, un jeune mendiant aveugle, ne l’a ni enseigné ni admonesté. Il ne lui imposa rien. Ni proclamation, ni doctrine. Il se mit à son écoute, et dialogua avec lui.»
Le chantier de ce siècle pour l’Eglise: se replonger dans le monde
Cette attitude de Jésus, conclut Frédéric Antoine, est une invitation à revoir ce que «proclamer» veut dire et à ne pas oublier que la communication implique la relation. D’où la nécessité pour l’Eglise de sortir d’un contexte de non-communication et d’illusion de communication, parce qu’elle utilise les médias pour proclamer son message à un monde qui ne peut plus le comprendre, car le contenu de son message n’est plus au diapason du monde contemporain. En conclusion, le professeur-journaliste demande à l’Eglise de se replonger de toute urgence dans le monde et de rétablir avec lui un vrai dialogue. «Il faut recréer le dialogue avec la modernité, c’est pour l’Eglise le chantier de ce siècle.» JB
(1) «Le grand malentendu – L’Eglise a-t-elle perdu la culture et les médias ?», Frédéric Antoine; Préface de Gabriel Ringlet. 223 pages. Editions Desclée de Brouwer 2003 (apic/be)