Le texte contient 211 lignes (max. 75 signes), 2207 mots et 14751 signes.

apic/Golias/Dossier/Rwanda/Fribourg/Accusations/réfugiés en Suisse

APIC – Dossier

Rwanda:Graves accusations de la revue «Golias»

Publication du dossier:»L’honneur perdu des missionnaires»

Des prêtres résidant dans le canton de Fribourg dans le collimateur

Bruxelles/Fribourg, 24juillet(APIC/Jacques Berset) «L’Eglise catholique

et des missionnaires – en particulier les Pères Blancs – en étroite liaison

avec l’Internationale démocrate-chrétienne, étaient au courant des préparatifs du génocide (au Rwanda, ndr.). Cinquante ans après la shoah, ils savaient… Ils se sont tus»:l’accusation est sans appel et sans nuances.

Lancée ces jours-ci par le magazine «Golias», elle a des prolongements à

Fribourg.

Edité en France et en Belgique, le journal qui se qualifie lui-même de

«catho, tendre et grinçant», lance une nouvelle fois le pavé dans la mare

dans un dossier de près de 150 pages. Intitulé «Rwanda: l’honneur perdu des

missionnaires», la revue évoque le génocide au Rwanda, «minutieusement programmé et systématiquement organisé par les nazis rwandais».

«Golias» prétend apporter «la preuve», documents à l’appui, que les responsables politiques de la France, de la Belgique mais aussi de la Suisse

(voir l’article du journaliste Jean Musy) portent une lourde responsabilité

dans la tragédie. «A l’heure où certains ’désinformateurs’ professionnels utilisant des erreurs du nouveau pouvoir à Kigali – jouent de la fameuse

thèse du ’double génocide’ (touchant non seulement les Tutsis, mais aussi

les Hutus, ndr.), ’Golias’ entend dénoncer «non seulement la raison d’Etat,

mais aussi la raison d’Eglise».

La confusion du sabre et du goupillon

La revue propose «12 clés pour comprendre la tragédie rwandaise». Elle

reproche aux Belges et aux Français d’avoir «toujours entretenu au Rwanda

la confusion du sabre et du goupillon». Suit la publication de documents

«secrets» annonçant le génocide tutsi: «Les ’nazis noirs’ avaient bel et

bien programmé leur ’travail’, dès avant le début des grands massacres. Or,

les puissances occidentales, régulièrement informées par leurs services secrets sur place, et malgré l’insistance de ces derniers – trois mois avant

les «événements» – ne bougeront pas». Tout comme les Pères Blancs ne révéleront rien quand, un mois avant, «ils seront informés de la planification

du génocide par les ultras de la CDR» (Coalition pour la défense de la République), affirme la revue.

Un lobby ethnico-clérical

Pour «Golias», la tragédie rwandaise a révélé l’existence d’un «lobby

ethnico-clérical», lequel, affirme-t-il, «entretient l’obsession d’une opposition naturelle des ethnies, réduit le génocide à une simple manipulation «politique» (permettant de renvoyer dos à dos le gouvernement intérimaire de Kambanda, responsable du génocide, et le gouvernement actuel) – la

fameuse thèse du double génocide -.

Ce «lobby» est accusé de comploter et d’exploiter toutes les erreurs du

régime actuel, non sans les caricaturer et de prôner un embargo contre le

régime qui ne fait que rendre la situation moins gérable. Bref, il «banalise tout dans un jargon moralisant»: les «affrontements» ont été «l’oeuvre

du Diable» et il faut d’urgence «se réconcilier» en évacuant toute question

de justice et de responsabilité et surtout en ne posant pas le problème du

racisme à la rwandaise, «car cela compromettrait les manigances de la

’troisième voie’ soutenue ouvertement par les Pères Blancs et l’Internationale démocrate-chrétienne».

La revue reproche ici à l’Eglise d’avoir organisé les «exfiltrations»

(fuite à l’étranger) de nombreux «génocidaires». Elle cite entre autres le

cas de deux religieuses bénédictines rwandaises aujourd’hui «protégées et

abritées» dans le diocèse de Namur, alors qu’elles sont accusées d’être impliquées dans le massacre de 7’000 personnes qui avaient cherché refuge

dans leur monastère de Sovu. D’autres prêtres et religieux sont mis sur le

banc des accusés, comme l’abbé André Sibomana, directeur du journal catholique «Kinyamateka» et ancien administrateur apostolique du diocèse de Kabgayi.

Un réseau de «génocidaires» à Fribourg?

Parmi les personnes affublées d’une étiquette infâmante, qualifiées de

«spécimens particulièrement grâtinés»,plusieurs prêtres et une laïque résidant dans le canton de Fribourg. Qualifiés de «taupes de l’ombre», ils

sont accusés d’avoir organisé un «réseau» de «prêtres extrémistes». Ces

derniers auraient bénéficié, pour leur «mise au vert», c’est-à-dire leur

fuite du pays, du soutien de l’archevêque valaisan André Perraudin, missionnaire Père blanc, et archevêque émérite de Kabgayi, au Rwanda. Sur les

cinq membres du soi-disant «réseau», trois prêtres étaient en Suisse pour

leurs études depuis plusieurs années au moment du génocide et ne sont pas

retournés au pays entretemps.

Atteint par téléphone mardi à la cure du village glânois de Promasens,

l’abbé Boniface Bucyana, 40 ans, curé de Chapelle et Promasens, n’en croit

pas ses oreilles: Christian Terras, directeur de la revue «Golias» et envoyé spécial au Rwanda, écrit que l’abbé Boniface «a organisé dans les années 88/90 un trafic de machettes destinées à exterminer les Tutsis». Il

achetait et stockait le matériel et connaissait parfaitement la destination

de la «marchandise», affirme C. Terras. Alors qu’il était économe général

du diocèse rwandais de Kabagayi, «l’ancien fief» de Mgr Perraudin, l’abbé

Boniface aurait été la «plaque-tournante de ce commerce homicide».

«Je n’en reviens pas, c’est incroyable!», a déclaré l’abbé Boniface à

l’agence APIC. Arrivé en Suisse en 1991 pour des études à l’Université de

Fribourg, il est depuis 1994 curé de Promasens. Entretemps, il n’est jamais

retourné dans son pays, et n’était donc pas sur place quand le génocide a

fait plusieurs centaines de milliers, voire un million de morts, parmi les

Tutsis et les Hutus modérés.

Pas les premières menaces contre l’abbé Boniface

Rappelant que les machettes en question font partie des outils de base

du paysan, qu’on les trouve dans chaque foyer à côté de la houe, l’abbé Boniface relève qu’elles faisaient partie de l’assortiment des instruments

agricoles du magasin de l’archevêché, situé en zone rurale. Tout le monde Hutus et Tutsis – venaient en acheter. Le projet de développement gouvernemental, le Plan agro-pastoral (PAG) pour lequel il est censé avoir acheté

les «machettes de la mort», était d’ailleurs dirigé par un Tutsi, Laurent

Gashugi, tient-il à souligner. «Oserait-on affirmer qu’il a fourni des armes pour tuer ses frères, c’est insensé!».

Interrogé par l’APIC, Christian Terras affirme que l’abbé Boniface fait

partie des «prêtres les plus acharnés». «On le sait, parce que nous avons

des relais sur place, on l’a vu exercer son ministère… ce type a sur ses

épaules une certaine responsabilité, dans les années 1988/90, dans son diocèse de Kabgayi». C. Terras l’accuse d’avoir organisé des distributions de

machettes «qui ont servi dans les événements au Nord-Burundi qui ont fait

plusieurs centaines de morts…»

«Les machettes ne sont pas seulement des instruments agricoles, elles

devaient servir d’armes de guerre, pour découper les Tutsis! Boniface a

été ’exfiltré’ en 1991 grâce au réseau Perraudin pour venir faire une formation en comptabilité», lance C. Terras.

Après les «révélations» de «Golias», l’abbé Boniface se sent personnellement menacé, mais il craint pour sa famille restée sur place. Hutu, il a

de la parenté tutsie et ne comprend pas qu’on le taxe d’extrémiste. Il a

déjà reçu des menaces dans le passé; en 1994 déjà, de la part d’un prêtre

tutsi – qui n’est plus à Fribourg aujourd’hui. Quand il a été nommé curé de

Promasens, des personnes du milieu rwandais hostile aux Hutus ont laissé

entendre qu’il marchait ainsi «sur nos plates-bandes».

Une messe chahutée à Ste-Thérèse

Le déclencheur des derniers développements, l’abbé Boniface le voit dans

la messe controversée célébrée en l’église de Ste-Thérèse à Fribourg en mémoire des cinq évêques et vicaires généraux et d’autres membres du clergé

(Hutus et Tutsis mélangés) «massacrés par les soldats du Front Patriotique

Rwandais (FPR) à Byimana(Kabgayi), le 5 juin 1994».

L’invitation à cette messe – publiée aussi dans la revue «Rwanda-Débat»

de l’Assemblée des Rwandais de Suisse ARS (Association regroupant des Hutus) – a été d’ailleurs considérée comme une provocation non seulement par

les Tutsis, mais également par des Pères Blancs de Fribourg. Il aurait en

effet été plus indiqué d’inviter explicitement à une messe pour toutes les

victimes, car ce sont les Tutsis qui ont été victimes d’un génocide planifié. «Pendant la messe, des Tutsis membres de la Communauté rwandaise de

Suisse (CORS) ont distribué un tract, ce qui nous a choqués», précise l’abbé Boniface.

Le curé de Promasens voit dans l’attaque dont il est victime des motivations hautement politiques:»Si vous contredisez le langage politique du

régime de Kigali, automatiquement vous serez taxés ’d’extrémistes’ et de

’génocidaires’. On m’accuse maintenant d’être l’ami de l’abbé Sibomana, directeur de ’Kinyamateka’, parce qu’il critique ce qui se passe aujourd’hui

au Rwanda comme il l’avait fait du temps du régime d’Habyarimana».

A part cela, sa nomination comme curé, relève-t-il, avait suscité la jalousie:»on» avait promis de lui faire la vie dure:»Ce n’étaient que des

menaces verbales; aujourd’hui, on voit qu’ils se renseignent sur notre

compte». A l’évidence, ces informations sont transmises à des tiers comme

«Golias», peut-être à des organismes du gouvernement actuellement en place

à Kigali. L’abbé Boniface se demande s’il ne va pas, après avoir consulté

l’évêque du diocèse, Mgr Grab, porter plainte pour calomnie, et éventuellement demander une protection policière. (apic/be)

Encadré

Le cas de Jeanne d’Arc Yankulije, étudiante à l’Ecole de la Foi

Sous le titre «La secrétaire ’génocidaire’ de Sibomana ’exfiltrée’», C.

Terras accuse Jeanne d’Arc Yankulije, secrétaire de l’ancien évêque de Kabgayi (Mgr Thaddée Nsengiyumva, assassiné par des soldats du FPR le 5 juin

1994) puis secrétaire d’André Sibomana, d’être impliquée dans le génocide

et d’avoir fait tuer des prêtres tutsis et des réfugiés dans les locaux du

grand et du petit séminaire de Kabgayi. Elle est depuis décembre dernier

étudiante à l’Ecole de la Foi de Fribourg.

Christian Terras a déclaré à l’APIC qu’il y avait sur elle un dossier

assez épais au Ministère de la Justice à Kigali et qu’elle avait fait «de

la délation contre des intellectuels tutsis en particulier.» Il affirme

qu’elle est recherchée actuellement et qu’on l’a soustraite à la justice.

Interrogée mardi par l’Agence APIC, Jeanne d’Arc Yankulije, une laïque

de 38 ans, constate d’abord que les sources de «Golias» paraissent bien informées sur son travail à l’époque comme secrétaire de l’évêque de Kabgayi

et comme archiviste responsable et conservatrice de musée.

«Mais les choses mises sur mon compte sont totalement mensongères. Pendant la guerre, je n’ai jamais quitté le pays, même au moment où les militaires du FPR sont arrivées à Kabgayi, le 2 juin… ils auraient pu m’arrêter alors s’ils avaient quelque chose à me reprocher, où même me tuer sur

place. J’étais au milieu des réfugiés tutsis et en compagnie des soldats du

FPR, pourquoi ne m’ont-ils pas dénoncée, si j’avais livré des réfugiés tutsis aux ’interahamwe’? J’étais ensuite au diocèse de Kabgayi, je travaillais, j’allais à la messe le matin, les gens me voyaient. A l’occasion,

j’ai même accueilli pour une formation des agents du recensement dépendant

du Ministère de l’Intérieur».

Certes, deux jeunes militaires ont tenté de l’emmener une première fois

en mars 1995 puis une deuxième fois en avril, mais il s’est révélé par la

suite que le mandat d’arrêt était un faux, qui a été annulé par la suite.

«Jamais un juge n’est venu m’interroger, alors que l’on savait où je vivais. ’Golias’ dit qu’il y a des témoins contre moi, mais dans notre pays,

les témoignages mensongers ne manquent pas, croyez-vous que les gens qui

surpeuplent les prisons rwandaises ont vraiment tous quelque chose à se reprocher?», s’indigne Jeanne d’Arc Yankulije.

Après l’assassinat de l’abbé Ntahobali, Jeanne d’Arc Yankulije a vu que

sa vie était en danger et a décidé de partir à l’étranger. Il y avait en

effet dans le diocèse toujours davantage de «disparitions» et d’assassinats

par des «personnes non identifiées», comme celui de l’abbé Pie Ntahobali,

curé de la paroisse de Kamonyi.

Ce qui est étonnant, à ses yeux, c’est que si elle était vraiment une

«génocidaire» comme l’affirme «Golias», pourquoi les autorités l’ont-elles

laissé prendre librement l’avion à l’aéroport de Kanombe à Kigali le 30 décembre 1995, après lui avoir fourni un passeport international en avril

précédent. «Je me suis présentée en personne au Service de l’Immigration de

Kigali le 5 avril 1995; si j’étais une criminelle, on m’aurait arrêtée sur

le champ!»

Jeanne d’Arc Yankulije vient d’apprendre que les militaires occupent depuis le mois de juin une grande maison qu’elle possède et où elle hébergeait des orphelins. Et de se demander s’il ne faut pas chercher de ce

côté la motivation des pressions qu’elle subit actuellement. Il ne faut pas

oublier non plus que tous ceux qui critiquent le régime actuel sont taxés

immédiatement «d’interahamwe» (milices qui ont commis le génocide), de criminels et de «génocidaires». (apic/be)

Encadré

Des dangers d’accusations mal étayées

Pratiquant l’amalgame et les rapprochements hâtifs avec un art consommé,

l’enquête de «Golias», qui jette – il est vrai – une lumière crue sur les

responsabilités de certains membres du clergé, ne rend cependant pas service à la vérité. C’est un dossier instruit uniquement à charge, alors que

l’histoire du rôle réel de l’Eglise catholique, des missionnaires et de la

Coopération technique au Rwanda reste à écrire de façon complète et objective.

Au lieu de cela, «Golias» donne en pâture au public des listes de «génocidaires» hutus. Ces personnes ont souvent été dénoncées sur des bases très

fragiles, parfois pour des motifs de jalousie ou de différends politiques.

L’appareil judiciaire rwandais, démantelé par le génocide, n’a pas encore

été remis vraiment sur pied, ce qui ajoute à l’insécurité des personnes accusées et fait courir un grand danger à leur famille restée sur place.

(apic/be)

24 juillet 1996 | 00:00
par webmaster@kath.ch
Temps de lecture : env. 9  min.
Partagez!