Genève: Frère Didier Boillat est devenu provincial des dominicains en Suisse

Apic interview

Annoncer l’évangile dans une société sécularisée et éclatée

Georges Scherrer / Bernard Bovigny, Apic

Genève, 27 septembre 2006 (Apic) La personne humaine, la communauté et les milieux de vie: ces trois médiations jouent un rôle important dans la transmission de la foi. C’est ce qu’ont affirmé les dominicains lors de leur chapitre provincial tenu en août à Estavayer-le-Lac. Le nouveau provincial Didier Boillat, interrogé par l’Apic, décrit l’activité de sa communauté dans une Genève calviniste, multiculturelle, et marquée par une présence catholique croissante.

Le chapitre de la province suisse des dominicains a élu le Jurassien de 45 ans supérieur provincial pour les quatre prochaines années. Frère Didier Boillat a rejoint l’Ordre des prêcheurs en 1989. Il a longtemps vécu au Rwanda, où il a été témoin du massacre de 500’000 personnes en 1994. En 2003, il devient prieur de la communauté de Genève.

Apic: Que signifie être dominicains dans la cité de Calvin?

Didier Boillat: Les dominicains sont à Genève depuis une cinquantaine d’années. Notre mission reste d’annoncer la Parole de Dieu, dans cette ville marquée par sa tradition calviniste, son ouverture au monde et sa dimension cosmopolite.

Il n’y a pas de concurrence avec les protestants. Nous poursuivons tous une mission d’évangélisation. Je n’ai personnellement jamais rencontré de difficultés avec les protestants, que ce soit au niveau des instances pastorales ou au niveau de la collaboration.

Nous vivons cependant une drôle de situation, où l’Eglise catholique devient majoritaire à cause de l’immigration, alors que l’Eglise protestante perd de sa visibilité. Notre présence dans cette ville est en quelque sorte le signe de cette présence croissante des catholiques.

Apic: Dans quelques mois, nous serons à la fin de l’année des vocations dans l’Eglise, lancée par les évêques suisses. Qu’a-t-elle apporté?

D.B: Comme un peu partout dans l’Eglise, les communautés religieuses connaissent une crise des vocations. Mais cette crise se retrouve également chez les personnes que nous rencontrons et que nous accueillons. Elle se trouve également dans notre communauté. Nous nous demandons comment accueillir ces personnes et comment leur donner le goût de s’engager dans la vie de prêtre ou dans la vie religieuse.

Un des avantages de l’année des vocations, c’est de permettre de recentrer les forces au niveau de l’Eglise et dans le domaine des vocations religieuses.

Apic: Quelle suite pour cette année des vocations dans l’Eglise?

D.B: D’une manière ou d’une autre, cette année des vocations doit se poursuivre. Chez les dominicains, lors de notre récent chapitre, nous avons décidé de renforcer des «promoteurs des vocations». Ils seront chargés de susciter des vocations, à travers l’accueil et en proposant des lieux où des jeunes pourront découvrir qui nous sommes.

Apic Lors de ce même chapitre, vous avez parlé d’une société suisse marquée par la sécularisation, l’éclatement et par la «sous-culture» …

D.B: Nous assistons effectivement à un éclatement au niveau social. Les propositions dans le domaine culturel apparaissent comme des bulles sans lien entre elles.

Apic: Qu’entendez-vous par «sous culture»? Avez-vous des exemples pour l’illustrer?

D.B: Pas en particulier, mais je pense par exemple aux propositions dans le domaine des affaires, de la foi, de l’art, . qui sont le signe d’un manque de tissu social de fond, d’un éclatement.

Pour notre part, nous nous inscrivons dans un projet qui dure – contrairement à la «sous-culture» – et en référence à des valeurs universelles. Or, notre société privilégie une identité culturelle fermée, et des valeurs liées à la performance, pour aujourd’hui, et pas dans la durée.

Apic: Vous avez également parlé lors de votre chapitre, de syncrétisme dans la spiritualité .

D.B: Nous constatons que les gens ont un grand désir, de foi, de Dieu ou de lumière, . Et pour trouver une réponse, souvent les personnes vont en divers lieux et prennent ce qu’elles y trouvent de bon. Tout cela forme une religion un peu particulière, individualiste. C’est ce que nous entendons par «syncrétisme».

D’où la difficulté de présenter une religion ou une foi qui constituent un lieu de repère. Les gens ont besoin de tâtonner. Cela rend difficile notre engagement à la suite du Christ. Comment répondre à ce besoin de recherche?

Apic: Et j’imagine que la tâche d’évangélisation est d’autant plus difficile pour vous, en tant que congrégation religieuse, porteuse d’une foi bien cadrée dans la doctrine catholique?

D.B: Nous y avons aussi réfléchi en chapitre et nous avons vu l’importance de la médiation pour transmettre la foi. Nous en avons vu trois types. La première médiation, c’est la personne humaine. D’où l’importance de pouvoir compter sur des personnes de qualité, qui certes n’ont pas toutes les réponses, mais savent dialoguer et entrer en contact avec d’autres personnes et d’autres religions.

La deuxième est la communauté, que nous vivons en tant que religieux. Elle est un lieu de vie et de médiation, où les gens peuvent venir et nous rencontrer.

La troisième, ce sont ces autres lieux que nous avons par tradition. Cela peut être une église conventuelle, un lieu d’enseignement, . ainsi que d’autres lieux à créer, hors cadre traditionnel et où l’on sent l’importance de notre présence en tant que religieux.

C’est par exemple le cas à Zurich, avec le projet Bambao, qui est un lieu d’accompagnement, d’accueil, de dialogue et de parole.

Apic: Les dominicains, en Suisse, sont surtout connus comme professeurs dans les Facultés de théologie. Quelle est la relation entre ceux qui sont en mission dans les paroisses, surtout en ville, et ceux qui enseignent à l’Université?

D.B: Nous vivons ensemble, en tant que dominicains, autour de notre mission qui est la prédication. Et cette prédication a pris plusieurs formes. A Genève, par exemple, elle se vit à l’ONU, dans un bureau pour les droits de la personne soutenu par notre ordre. Il s’agit d’une commission «Justice et Paix» issue des franciscains et des dominicains. Ce bureau est reconnu et bien accepté en tant qu’ONG. Là encore, nous voyons l’importance d’une parole juste, qui essaie de comprendre la situation et qui prône la justice et la charité.

Nous essayons également d’y partager l’expérience que nous avons accumulée dans nos pays de mission et d’influencer ainsi e travail de l’ONU.

Apic: Cette expérience peut-elle également apporter quelque chose dans les universités?

D.B: Cela nous est demandé par le chapitre. Nous devons favoriser la collaboration entre les hommes de terrain et les professeurs. A la communauté de Genève, il nous arrive d’inviter des confrères professeurs pour approfondir les contacts, et pour nous aider à réfléchir sur notre agir pastoral.

Apic: Quels sont les atouts de votre congrégation?

D.B: C’est d’abord notre mobilité. Nous sommes mobiles autant au niveau de notre esprit que de nos lieux de vie. Nous sommes des «itinérants». Ensuite, notre mission est assez claire: la prédication, l’annonce de la parole de Dieu. Cette mission d’une part nous unit et d’autre part nous permet de partir dans le monde d’aujourd’hui. Notre congrégation est également marquée par une ouverture d’esprit, ainsi que par sa capacité de regarder, de se laisser interpeller et de s’engager dans son apostolat.

Apic: Et les faiblesses?

D.B: Ce sont en quelque sorte les mêmes. C’est de mettre tout cela en route. Le défi, pour nous, c’est de retrouver un sens commun pour notre mission. Ce sens commun existe, il est là au coeur de notre mission, mais nous devons remobiliser nos forces et éviter de nous disperser, car nous sommes moins nombreux. Nous risquons de perdre courage. C’est une faiblesse et en même temps un défi.

Apic Que peuvent apporter les dominicains en Suisse?

D.B: Je dirais que notre identité est remise en cause par la société. Le miroir que nous renvoie la société n’est pas toujours clair. Il n’y a en quelque sorte même plus de miroir. Ce qui pourrait arriver, c’est que nous pourrions ne plus être visibles, et être pris dans une de ces «sous-cultures».

Apic: Mais depuis que vous ne portez plus la soutane, votre visibilité n’est plus évidente .

D.B: Je crois que la première visibilité n’est pas dans l’habit, mais dans l’annonce de la parole et dans le témoignage d’une communauté. Nous sommes dans une Suisse fédérale et nos couvents sont un peu «fédéraux» . En clair, chaque couvent a une certaine autonomie dans sa façon de se présenter à l’extérieur. A Genève, nous ne portons pas l’habit de religieux, mais à Fribourg oui.

Apic: Une question plus personnelle. Vous êtes d’abord entré dans un Carmel. Pourquoi avez-vous changé? Les dominicains sont-ils plus conviviaux?

D.B: Non, ce n’est pas ça. Lorsque j’étais adolescent, j’avais un grand besoin d’absolu, j’étais orienté vers la vie religieuse. Le Carmel m’est apparu comme le lieu où je pouvais vivre cet absolu. Durant les quatre ans que j’y ai passés, j’ai découvert une expérience de l’absolu en compagnie de Dieu, mais je me suis rendu compte qu’il me manquait quelque chose au niveau du partage. C’est pour cela que j’ai quitté le Carmel et que je suis entré chez les dominicains, après deux ans d’interruption.

Encadré:

Apic: Vous avez vécu au Rwanda de 1994 à 2002, où vous avez été le témoin des massacres qui ont coûté la vie à plus de 500’000 habitants. De retour, vous avez une fois affirmé lors d’une messe à Fribourg que vous aviez perdu la foi en Dieu et en l’homme. Quel chemin avez-vous parcouru après ce retour qui semble très abrupte?

D.B: J’ai dû ensuite emprunter un chemin de confiance pour me reconstruire, pour retrouver confiance en Dieu et en la personne humaine. Mais je dois préciser que le chemin s’est déjà reconstruit au Rwanda, avec la rencontre de personnes sur place, qui étaient animées du désir de reconstruire, de revivre. Et pour moi, cela a permis une reprise de confiance, avec ces moments d’épreuve, que je porte encore sans que ce soit une impasse.

Apic Que reste-t-il de votre expérience en Afrique?

D.B: La plus grande expérience qui m’est restée, c’est que la vie renaît. Cela a augmenté mon désir de reconstruire la vie.

Apic: Et si vous aviez le choix entre votre nouvelle mission et retourner en Afrique?

D.B: (Rire) Mais je n’ai plus le choix! Il est vrai que le goût de l’Afrique reste, mais on ne m’y a rien proposé! Est-ce que j’y retournerai un jour? En fait je ne le sais pas.

Apic: Et pourquoi avoir choisi l’Afrique?

D.B: Ce n’est pas moi qui ai choisi. Le maître des novices m’avait proposé de collaborer au Rwanda avec une communauté de dominicains d’une autre province, et j’ai accepté de faire un stage de deux ans, au terme duquel je suis revenu en Suisse pour préparer un doctorat. Mais après une année, j’ai demandé à mes supérieurs de pouvoir repartir en mission en Afrique. Et ils ont accepté. J’ai senti que c’est là-bas que je pouvais le mieux annoncer la parole. Avant le génocide, je donnais des cours de formation, . Et après, je me suis engagé dans un projet d’accompagnement d’enfants de la rue.

Encadré:

Les dominicains en Suisse

La province suisse compte une quarantaine de dominicains, dont une dizaine qui vivent à Rome, à Jérusalem, aux Etats-Unis et au Guatemala.

Depuis le retour en Suisse de Frère Didier Boillat, la province ne compte plus de communauté en Afrique. Mais des liens ont été conservés avec le Rwanda et le Burundi, où chaque année des Suisses vont aider à la formation de jeunes frères.

La moyenne d’âge dans la province suisse est de 60 ans. Deux jeunes frères sont actuellement en formation à Fribourg. «Mais là aussi, nous avons souvent des candidats qui repartent. Il est difficile d’assurer une continuité dans la durée», affirme Didier Boillat.

Encadré:

La famille des dominicains

La famille dominicaine comprend également des moniales, ainsi que des fraternités laïques, qui vivent la spiritualité dominicaine et qui ont une certaine règle de vie. Et depuis peu, il existe aussi des «amis», qui aident les dominicains à différents niveaux, que ce soit pour l’apostolat en général ou pour des activités plus précises.

Au niveau de l’ordre, des jeunes volontaires laïcs s’engagent un certain temps dans un projet de l’ordre dans le monde. Ils consacrent peut-être deux ou trois ans de leur vie, et vivent aux côtés d’une communauté de soeurs ou de frères.

Des illustrations de cet article peuvent être commandées à l’agence CIRIC, Bd de Pérolles 36 – 1705 Fribourg. Tél. 026 426 48 38 Fax. 026 426 48 36 Courriel: info@ciric.ch ou directement par Internet sur le site www.ciric.ch

(apic/gs/bb)

27 septembre 2006 | 00:00
par webmaster@kath.ch
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